Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre XI

Ainsi jusqu’à la prévarication de l’homme, ta bonté divine avait seule paru. La justice, la répression, ou, pour parler le langage des Marcionites, la cruauté n’éclate qu’après sa chute. Dès-lors la femme est condamnée à enfanter dans la douleur et à obéir à un mari. Mais la femme, ne l’oublions pas, avait entendu auparavant sans mélange d’amertume, et au milieu des bénédictions, ces paroles prononcées pour la propagation de l’espèce humaine : « Croissez et multipliez. » Mais la femme avait été donnée primitivement à l’homme, pour être sa compagne et non son esclave. Dès-lors la terre est maudite. Mais cette même terre avait été bénie auparavant. Dès-lors les chardons et les épines ; mais auparavant, les herbes, les plantes, les fruits de toute espèce. Dès-lors le travail, et un pain arrosé de sueurs ; mais auparavant une nourriture sans labeur, fournie par chaque arbre, et des aliments sûrs et tranquilles. Dès-lors, l’homme rentre dans la terre ; mais auparavant il avait été formé de terre ; dès lors, il est condamné à mourir, mais auparavant il était fait pour la vie : dès-lors les vêtements de peau pour cacher sa honte, mais auparavant il était, nu sans scrupule. Ainsi la bonté de Dieu découlant de son essence, avait paru d’abord : la sévérité apparut ensuite, provoquée par le crime. L’ une inhérente à la nature, l’autre accidentelle ; l’une apanage de la divinité, l’autre accommodée à l’homme ; l’une naissant d’elle-même, l’autre née d’une cause. La nature n’a pas dû enchaîner dans l’inaction la honte du Créateur, pas plus que la révolte n’a dû échapper aux répressions de la sévérité. Dieu s’est accordé la première à lui-même ; il a accordé la seconde à une nécessité. Commence par répudier comme mauvaises les fonctions du juge, insensé, qui n’as rêvé un autre dieu débonnaire, que dans l’impuissance de concilier avec la bonté la répression du juge, quoique ton dieu juge et condamne également, ainsi que nous l’avons démontré. Ou bien non ! dépouille-le de ses fonctions ; voilà que tu en fais un législateur assez frivole et assez inconséquent pour établir des lois dépourvues de sanction et de jugement. Mais n’est-ce pas anéantir Dieu que d’anéantir sa justice ? Où en seras-tu réduit ? Il te faudra indubitablement accuser la justice qui constitue le juge véritable, ou la ranger parmi les maux, qu’est-ce à dire ? transformer l’injustice en bonté.

En effet, que la justice soit un mal, l’injustice est un Lien. Or, si tu es contraint de déclarer l’injustice une chose des plus mauvaises, la même conséquence te presse d’inscrire la justice parmi les choses les meilleures. Rien d’opposé au mal qui ne soit bon. Rien d’opposé au bien qui ne soit mauvais. Par conséquent, autant l’injustice est un mal, autant la justice est un bien. Ne la considérons pas seulement comme une vertu isolée et bonne en elle-même. Il faut voir en elle la garde et la tutelle de la bonté, parce que la bonté, séparée de la justice qui la dirige, n’est plus bonté, mais injustice. Encore une fois, pas de bonté sans justice. Tout ce qui est juste est bon.

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