Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre XVI

La sévérité est bonne parce qu’elle est juste ; si le juge est bon, il est juste. De même toutes les conséquences qui dérivent d’une juste sévérité sont bonnes, la colère, la jalousie, la rigueur. Elles sont la dette de la sévérité, comme la sévérité est la dette de la justice. Il faut contraindre au respect une jeunesse qui doit le respect. Il suit de là qu’il est absurde de reprocher au juge les attributions du juge, aussi innocentes que le juge lui-même. Eh quoi ! En reconnaissant la nécessité du chirurgien, repousseras-tu les instruments destinés à couper, à tailler, à brûler, à lier les chairs, et sans lesquels il n’y a plus de chirurgien ? Mais coupe-t-il hors de propos ? retranche-t-il à contretemps ? brûle-t-il sans réflexion ? alors fais le procès a ses instruments et condamne son ministère. Tu tombes dans la même inconséquence, lorsque, admettant que Dieu juge, tu supprimes les mouvements et les affections en vertu desquels il prononce. C’est à l’école des prophètes et du Christ, et non à l’école des philosophes ou d’Epicure, que nous avons appris à connaître Dieu. Nous qui croyons que la divinité est descendue en personne sur la terre et qu’elle a revêtu pour sauver l’homme, le néant de l’homme, nous sommes loin de penser avec ces rêveurs qu’elle demeure indifférente aux choses de la terre.

— « Mais, ajoutent les hérétiques, échos d’Epicure dans cette occurrence, si votre Dieu est capable de colère, de haine, de jalousie, de vengeance, il est donc changeant et corruptible ; il est donc mortel. »

— Ces raisonnements n’effraient point des chrétiens qui croient en un Dieu mort et néanmoins vivant éternellement. Insensés les hommes qui mesurent Dieu à la mesure de l’homme, et qui, par là même que les passions annoncent chez nous une nature corrompue, appliquent à la Divinité notre corruption et nos misères. Ne nous laissons pas tromper ici par la ressemblance des mots ; mais, distinguons soigneusement les substances ! Les sens de Dieu et ceux de l’homme, quoique désignés sous un terme commun, différent autant que leur nature. Ainsi l’on attribue à l’Eternel une main, des pieds, des oreilles, des yeux ; mais ces yeux, ces oreilles, cette main, ces pieds seront-ils semblables aux nôtres parce qu’ils portent le même nom ? Autant il y a de différence entre le corps de Dieu et celui de l’homme, malgré la communauté du mot membre, autant il y a de différence entre l’âme divine et l’âme humaine, sous cette appellation générale de sentiments, corrupteurs dans l’homme parce que la substance humaine est corruptible, incapables d’altérer l’essence divine parce que celle-ci est incorruptible. Crois-tu à la divinité du Créateur ? – Assurément, réponds-tu. – Comment donc imagines-tu de prêtera Dieu les imperfections de l’homme,, au lieu de lui laisser sa divinité tout entière ? Admettre sa nature divine, n’est-ce pas exclure tout ce qui participe de l’homme, puisqu’en confessant sa divinité, tu as déclaré d’avance qu’il ne ressemblait en rien aux créations humaines ? Or, après avoir reconnu également que c’est Dieu qui a répandu sur le visage de l’homme un souffle de vie, et non pas l’homme qui a soufflé la vie au Créateur, n’y a-t-il pas un étrange renversement d’idées à placer dans Dieu les qualités de l’homme, au lieu de placer dans l’homme les qualités de Dieu ; à faire Dieu à l’image de l’homme, au lieu de faire l’homme à l’image de Dieu ? Voilà par quel côté je suis l’image de Dieu. Mon âme a reçu les mêmes sentiments et les mêmes qualités que lui ; mais non dans le même degré que lui. La propriété et les effets varient avec les deux substances.

Réponds-moi d’ailleurs ! pourquoi appelles-tu qualités divines les sentiments contraires, c’est-à-dire la patience, la compassion, et la bonté qui les engendre ? Nous sommes loin toutefois de les posséder dans leur perfection, parce qu’ à Dieu seul appartient la perfection. De même la colère et l’indignation n’apparaissent pas dans l’homme avec l’incorruptibilité et l’inaltérable repos de Dieu, privilège incommunicable de sa nature. Il s’irrite, mais sans trouble ; il s’indigne, mais sans changement, sans altération. L’universalité de ses mouvements doit répondre à l’universalité des nôtres, sa colère à notre scélératesse, sa jalousie à notre orgueil, son indignation à notre ingratitude, et tout ce qui est formidable aux méchants, de même qu’il a des miséricordes pour les faibles, de la longanimité pour les pécheurs qui ne reviennent pas à lui, des récompenses pour qui les mérite, des largesses pour les justes et tout ce que les bons réclament. Chacune de ses affections diverses ? il l’éprouve, mais comme il convient à l’être parfait et éternel, qui a communiqué à l’homme ses facultés, mais dans les limites de sa nature.

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