Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre XXIV

Tu ne dénatures pas moins son repentir, lorsque, non content de l’imputer à la mobilité ou à l’imprévoyance, tu veux y voir la confession de ses torts. De ce qu’il dit : « Je me repens d’avoir fait Saûl roi, » tu en conclus que cette expression implique la reconnaissance d’une faute ou d’une erreur. Il n’en va pas toujours ainsi. Le repentir n’est souvent dans la bouche du bienfaiteur qu’un reproche adressé à l’ingrat qui n’a pas craint d’abuser du bienfait. Telle est ici la pensée du Créateur à l’égard de la personne de Saul, qu’il avait honoré du diadème. Il n’avait point failli en l’élevant à la royauté et en l’ornant des dons de l’Esprit saint, puisque ce roi était le plus vertueux et « sans égal parmi les enfants d’Israël » à l’époque de son élection. Convenance et dignité, tout est sauvé. Mais Dieu ignorait-il ce qui suivrai !? Tu soulèverais l’indignation de tous, si tu imputais l’imprévoyance à un Dieu dont tu proclames la prescience, dès lors que tu admets sa divinité, car la prescience est un attribut essentiel de la divinité. Encore un coup, ce repentir accusait amèrement l’infidélité de Saul. L’élection de ce roi est irréprochable. Donc, les regrets divins sont la condamnation de Saul plutôt que de la divinité.

— « D’accord ; mais voici qui tombe directement sur elle. Il est écrit au livre de Jonas : Dieu considéra les œuvres des Ninivites ; il se repentit de la malice qu’il avait résolue contre eux ; et il ne l’exécuta point. » Jonas lui-même parle ainsi au Seigneur : « Je me suis hâté de fuir vers Tharse, car je vous savais un Dieu clément, accessible à la pitié, riche en patience et en miséricordes, et se repentant de sa malice. »

— Heureusement que Jonas a rendu dans ces derniers mots un hommage à la bonté de notre Dieu, à sa longanimité envers les pécheurs, à la richesse de ses miséricordes, à l’abondance de sa compassion pour ceux qui pleurent et reconnaissent leurs iniquités, comme faisaient alors les Ninivites. Si la bonté parfaite est l’apanage de celui qui possède ces qualités, il faut que tu abandonnes l’accusation en confessant que malice et bonté sont contradictoires dans un Dieu de cette nature.

— « Mais puisqu’au témoignage de Marcion lui-même. Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, et que votre Dieu cependant a prononcé le mot de malice, ce qui répugne à la bonté infinie, n’y a-t-il pas là quelque interprétation plausible qui accorde la bonté avec la malice elle-même ? »

— Sans doute elle existe. La malice, dans ce passage, loin de s’appliquer à la nature du Créateur, en tant que mauvaise, se rapporte à cette même puissance de juge, en vertu de laquelle il disait tout à l’heure : « C’est moi qui crée le mal, » et, « Voilà que je vais répandre sur vous toute espèce de maux. » Mais quels maux ? Les peines du péché, et non le péché lui-même. Nous les avons suffisamment justifiées en démontrant qu’elles sont honorables pour le juge. De même que sous leur appellation générique de mal elles ne sont point répréhensibles dans le juge, et à ce titre seul ne prouvent point sa cruauté ; de même, il faut encore entendre ici par malice les châtiments que le souverain juge inflige eu vertu de ses fonctions judiciaires, et qui sont conformes à la bonté. Chez les Grecs, ce mot est souvent le synonyme de supplice et d’afflictions, comme dans cet exemple. Par conséquent, en se repentant de sa malice, le Créateur ne se repentit que de la réprobation prononcée contre la créature dont il se préparait à venger les crimes. Que devient donc le blâme contre le Créateur ? N’y avait-il pas dignité et convenance à décréter la destruction d’une cité couverte d’iniquités ? Concluons : le décret d’extermination, juste en lui-même, c’était la justice et non la malignité qui l’avait porté. Mais le châtiment qui allait fondre sur les coupables, il le nomma malice, comme s’il eût dit douleur et salaire du péché.

— « Eh bien ! couvrez tant qu’il vous plaira du nom de justice la malice du Créateur, puisque la destruction de Ninive était un acte de justice. Alors il n’en est pas moins à blâmer. Il s’est repenti de la justice qui doit demeurer immuable. » – Illusion, répondrai-je ! Dieu ne se repentira jamais de la justice : il ne reste plus maintenant qu’à connaître en quoi consiste le repentir de Dieu. S’il arrive à l’homme de mêler trop souvent au regret de ses prévarications le repentir d’un bienfait qu’il a placé sur un ingrat, il ne faut pas croire qu’il en soit de même de la divinité aussi incapable de commettre le mal, que de condamner le bien ; il n’y a pas plus de place chez elle pour le mal, que pour le repentir du mal. La même Ecriture fixe tous les doutes là-dessus. Écoutons ! C’est Samuel qui parle à Saül : « Le Seigneur a déchiré aujourd’hui entre tes mains le royaume d’Israël, et il l’a livré à un autre meilleur que toi. Israël sera divisé en deux parts. Or, celui qui triomphe en Israël ne pardonnera point, et ne se repentira point. Est-il homme pour se repentir ? » Ce principe établit la différence qui sépare le repentir divin d’avec le nôtre. Il n’a pour origine ni l’imprévoyance, ni la légèreté, ni la condamnation d’un bien imprudemment exécuté, ou d’un mal méchamment commis par le Créateur. Quelle en sera donc la nature ? Elle resplendit, si vous n’entendez pas le repentir à la manière humaine. On n’y trouvera rien autre qu’un changement de la volonté primitive, admissible et irréprochable dans l’homme, à plus forte raison dans la divinité dont toutes les volontés sont pures. Chez les Grecs, le mot repentir se compose de deux autres qui signifient non pas l’aveu d’un tort, mais le changement d’une volonté qui de la part de Dieu se gouverne d’après les modifications de notre humanité.

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