Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre XXVII

Pour en finir d’un mot avec toutes les faiblesses, indignités ou abaissements que vous allez recueillant çà et là, dans le but de décrier le Créateur, je vous opposerai un simple et irrésistible argument. Dieu n’a pu descendre parmi les hommes d’une manière visible, sans prendre les organes et les affections de l’humanité, voile protecteur sous lequel il tempérait les rayons de la majesté divine que n’aurait pu supporter notre faiblesse. Organes, affections indignes de lui, j’en conviens, mais nécessaires à l’homme, et par là même dignes de la divinité, parce que rien n’est si digne de Dieu que le salut de l’homme. J’insisterais davantage sur cette matière, si j’avais à la discuter avec des idolâtres, quoique, à vrai dire, du paganisme à l’hérésie, la distance soit légère. Toutefois, puisque vous croyez que Dieu a revêtu une chair fantastique, et n’a passé qu’en apparence par tous les degrés de la condition humaine, il ne nous faudra pas de longs arguments pour vous persuader que Dieu soit conforme à notre humanité. Les articles de votre foi serviront eux-mêmes à vous convaincre.

En effet, si le Dieu, et le Dieu le plus sublime, n’a pas rougi d’abaisser la bailleur de sa majesté jusqu’à se soumettre à la mort et à la mort de la croix, pourquoi ne permettriez-vous pas au nôtre quelques abaissements, auxquels la raison se prête plus volontiers qu’à cette série d’outrages judaïques qui aboutissent à un gibet et à un tombeau ! Ces humiliations si décriées n’établissent-elles pas la présomption que le Christ livré aux passions humaines est le Fils de ce Dieu auquel vous reprochez les faiblesses de l’humanité ? Nous tenons pour certain, nous, que le Christ a toujours agi au nom de Dieu le Père, qu’il a vécu dans la personne des patriarches et des prophètes, Fils du Créateur, Verbe de celui qui l’a fait son Fils, en l’engendrant de sa substance, dès-lors arbitre des dispositions et des volontés paternelles. Placé pour un peu de temps au-dessous des anges, comme le chante le psalmiste, et dans cet abaissement prodigieux, façonné par son Père à cette humanité qui vous répugne si fort, le Verbe essayait l’homme, et préludait, dès l’origine, au rôle qu’il remplirait dans la plénitude des temps. C’est lui qui descend sur la ferre, lui qui interroge, lui qui sollicite, lui qui jure. Au reste, l’Evangile qui nous est commun atteste que le Père ne se montra jamais à qui que ce fût. « Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, dit Jésus-Christ. » C’est encore lui qui avait prononcé cet oracle dans l’Ancien Testament : « Nul ne verra Dieu sans mourir. » Il nous annonçait en termes assez clairs que le Père était invisible, mais que, Dieu lui-même, et rendu visible aux hommes, il agissait au nom et par l’autorité du Père, Christ pour nous identifier à notre nature, et par là même tout à nous. Donc, toute la part de grandeur et de majesté que vous réclamez pour Dieu, résidera dans le Père. Il sera invisible, impalpable, inaccessible, habitant au sein d’une paix inaltérable : ce sera, si vous le voulez, le Dieu des philosophes. Mais ce qui dans votre pensée répugne à la majesté suprême, faites-en le partage du Fils dans sa chair mortelle, de ce Fils incarné que nos yeux aperçoivent, que nos oreilles entendent, que nos sens découvrent ; ambassadeur du Très-Haut, arbitre et ministre de ses volontés, associant en lui l’homme et le Dieu ; Dieu par ses prodiges, homme par ses abaissements, donnant à l’homme tout ce qu’il ôte à Dieu ; enfin tout ce qui est à vos yeux le déshonneur de mon Dieu est le sacrement du salut des hommes. Dieu est venu habiter avec les hommes pour apprendre aux hommes à vivre en Dieu, Dieu a agi comme l’égal de l’homme, afin que l’homme puisse agir comme l’égal de Dieu. Dieu s’est fait petit afin de faire l’homme plus grand. Ah ! dédaignez un pareil Dieu ! mais alors je ne sais si vous pouvez croire à un Dieu crucifié. Etrange renversement d’idées dans votre manière de concevoir la bonté et la justice du Créateur ! Vous le reconnaissez pour juge. Mais vient-il à exercer la justice, et à déployer une sévérité en proportion avec les motifs qui ont provoqué la justice, alors vous n’avez pas assez de plaintes contre sa barbarie. Vous voulez un Dieu souverainement bon. Mais que cette bonté miséricordieuse ait une bienfaisance conforme à sa douceur, et s’abaisse pour se mettre à la portée de l’homme, bassesse ! avilissement ! vous écriez-vous. Il ne vous plaît ni grand, ni petit, ni ami, ni juge. Que direz-vous si nous vous faisons toucher au doigt les mêmes infirmités dans votre Dieu ? Qu’il juge, nous vous l’avons déjà prouvé en son lieu. Qu’en sa qualité de juge, il déploie la sévérité, et par la sévérité la rigueur, rien de plus vrai, si toutefois il y a rigueur.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant