Contre Marcion

LIVRE III

Chapitre VI

Si la double propriété des livres hébreux paraît au lecteur suffisamment établie, qu’il la tienne donc pour bien démontrée, afin qu’au moment où il nous faudra recourir à leur témoignage, il ne soit plus question de la forme, mais de la valeur de ces textes.

Lorsque l’hérésie en démence prétendait que le Christ était venu sans avoir été annoncé, il s’ensuivait qu’un Christ, annoncé de siècles en siècles, n’était point encore venu. Par-là elle est contrainte de donner la main à l’incrédulité des Juifs et de raisonner comme si ce peuple avait répudié le Messie à titre d’étranger, que dis-je ? l’avait immolé à titre d’ennemi, dans sa conviction qu’il n’était pas le Messie attendu, bien décidé, du reste, à le reconnaître et à l’environner d’hommages s’il eût été son Christ. Mais, à défaut de la sagesse de Rhodes [La législation nautique de Rhodes passait pour très-habile et très-savante.], je ne sais quelle loi barbare, née dans le Pont, aura probablement suggéré à notre grossier pilote l’idée que les Juifs ne pouvaient se méprendre sur leur propre Christ. Supposons que la prophétie ait toujours été muette sur leur aveuglement ; du moins, n’étaient-ils pas hommes, et par là, sujets à toutes les infirmités de la nature ? Fallait-il adopter sans examen et à la hâte une décision rendue par des juges si faillibles ? Les Juifs ne reconnaîtraient point le Christ ; ils le mettraient à mort ; la prophétie l’avait signalé avant l’événement. Donc il a été méconnu ; donc il a été immolé par les impies dont le double crime était signalé d’avance. Te faut-il des preuves ? Je ne déroulerai point à tes yeux la suite des oracles qui, en prophétisant l’immolation du Christ, déclaraient aussi qu’il serait méconnu. S’il ne l’avait méconnu, le Juif l’aurait – il livré à tant d’outrages ? Nous ajournons le développement de ces prophéties au moment où nous traiterons de sa passion. Qu’il nous suffise aujourd’hui de produire brièvement celles qui attestent la possibilité d’une méprise chez les Juifs, en nous montrant que le Créateur avait éteint parmi eux les lumières de l’entendement. « Je détruirai la sagesse des sages, dit-il ; j’obscurcirai l’intelligence de ceux qui se croient habiles. Votre oreille écoutera, et vous ne comprendrez point ; votre œil s’ouvrira, et vous ne verrez point. Le cœur de ce peuple s’est aveuglé ; ses oreilles se sont appesanties ; ses yeux se sont fermés. Il a craint de voir la lumière, d’entendre la vérité, d’avoir l’intelligence du cœur, de se convertir, et de trouver le remède de ses maux. » D’où provenait l’affaiblissement des sens par lesquels le salut devait entrer dans ces âmes ? Ils l’avaient mérité « en aimant Dieu du bout des lèvres, tandis que leur cœur était loin de lui. » Par conséquent, si le Christ était annoncé par ce même Créateur « qui forme le tonnerre, enchaîne l’esprit des tempêtes, et proclame à la terre son Messie, » selon le langage d’Amos ; si l’espérance des Juifs, pour ne pas dire de l’univers, reposait tout entière sur la révélation du Christ, on ne peut en disconvenir, la prophétie démontre formellement que, privés des moyens de le découvrir, aveuglés dans leur entendement, sans lumières, sans intelligence, ils ne reconnaîtraient, ni ne comprendraient le Christ annoncé ; que leurs sages les plus renommés, les scribes ; que leurs hommes de savoir, les pharisiens, se méprendraient sur sa personne ; qu’enfin, cette nation de sourds et d’aveugles ouvrirait vainement les oreilles pour recueillir les enseignements du Christ, ouvrirait vainement les yeux pour apercevoir les miracles du Christ. Endurcissement fatal que confirme encore ce texte : « Qui est aveugle, si mon peuple ne l’est pas ? Qui est sourd, sinon le maître qui le gouverne ? » Même signification dans ces reproches d’Isaïe : « J’ai nourri des enfants ; je les ai élevés ; mais ils se sont révoltés contre moi. Le taureau connaît son maître ; l’âne connaît son étable ; mais Israël m’a méconnu. Israël est sans intelligence à mon sujet. » Pour nous, assurés que le Christ a toujours parlé par la bouche des prophètes, qu’est-ce à dire ? que l’esprit du Créateur, ou, pour emprunter les expressions de Jérémie, « que l’Esprit, vivante image de l’Eternel, le Christ, notre Seigneur, » auguste représentant de son Père, agit, parla, et se montra, dès l’origine, au nom de Dieu, nous avons la clef des oracles précédents. Ils reprochaient d’avance à Israël les crimes qu’il commettrait un jour : « Vous avez abandonné le Seigneur ; vous avez allumé la colère du Dieu fort. »

— Veux-tu que cette ignorance du peuple Juif, tant de fois confondue, au lieu de porter sur le Christ, retombât sur Dieu lui-même, mais que le Verbe, l’Esprit, c’est-à-dire le Christ du Créateur, n’ait jamais été ni méconnu, ni répudié par les Hébreux ?

— Tes propres aveux te condamnent. En accordant que le Christ est le Fils, l’Esprit, la substance même du Créateur, tu es réduit à confesser, que les aveugles, impuissants à connaître le Père, n’ont pu reconnaître le Fils, grâce à la communauté de leur substance. La plénitude leur échappe, à plus forte raison une portion, qui les ferait participer à la plénitude. Le flambeau des Ecritures à la main, on découvre pourquoi les Juifs ont dédaigné et mis à mort le Rédempteur. Était-ce un Christ étranger qu’ils voyaient en lui ? Nullement. Ils ne le reconnaissaient point pour leur Christ. Voilà tout le mystère. Le moyen, je te prie, qu’ils reconnussent pour christ étranger un dieu sur lequel l’antiquité était muette, lorsqu’ils n’ont pu comprendre celui qui leur avait été annoncé. On peut comprendre ou ne pas comprendre ce qui ayant pour soi la prophétie, fournit matière à la reconnaissance ou à la méprise. Mais une vaine chimère admet-elle la prédiction ? Ce n’était donc pas l’envoyé d’un autre dieu qu’ils maudirent et crucifièrent. Ils l’estimèrent un simple mortel, un imposteur qui se jouait de la crédulité publique par ses prestiges, et cherchait à introduire une religion nouvelle. Cet homme, cet imposteur, était de leur nation, un juif, par conséquent, mais un juif rebelle et destructeur du Judaïsme. A ce titre, ils le traînèrent devant leurs tribunaux et lui appliquèrent la rigueur de leurs lois. Etranger, ils ne l’eussent jamais condamné. En deux mots, ils sont si loin de l’avoir pris pour un autre christ, qu’ils n’osèrent frapper un de ses disciples que parce qu’il était membre de leur nation.

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