Contre Marcion

LIVRE III

Chapitre XV

Jusqu’ici nous avons parlé de la réalité de son incarnation, de la réalité de sa naissance, de la réalité du nom d’Emmanuel ! Aux autres titres que porte le Sauveur, et particulièrement à celui de Christ, que répondent nos ennemis ? Si cette appellation de Christ est commune chez vous comme celle de Dieu ; si, honorant du titre de Seigneur l’un et l’autre père, vous revendiquez pour votre Messie ainsi que pour le nôtre ce nom vénérable, la raison répugne à un pareil système. Ce nom de Dieu, naturel à la divinité, peut s’étendre à tous les êtres auxquels on attribue l’essence divine. L’apôtre n’en excepte pas même les idoles. « Quoiqu’il y en ait qui soient appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, » dit-il. Il n’en va pas de même du nom de Christ. Comme il ne provient pas de la nature, mais de la volonté qui l’a conçu, il demeure la propriété inaliénable de cette volonté ordonnatrice. De communauté avec un autre dieu, encore moins avec un autre dieu ennemi, qui a ses combinaisons particulières auxquelles il devra des noms particuliers, il n’en admet aucune. Il y aurait une grossière contradiction à désigner sous des noms semblables des dispositions qui se combattent, après avoir forgé deux divinités chacune avec des plans opposés, et cela, quand la preuve la plus authentique de l’existence de deux divinités rivales, serait de rencontrer dans l’économie de leurs desseins des noms contraires. Aux choses qui diffèrent des appellations différentes. Le mot propre manque-t-il dans l’idiome humain ? Alors la catachrèse des Grecs, en abusant d’un terme étranger, supplée à celle indigence. Mais un dieu, j’imagine, n’a pas besoin d’aumône. L’exécution de ses plans n’attend pas la coopération étrangère. Singulier dieu vraiment, réduit à emprunter du Créateur jusqu’aux noms de son fils ; s’ils n’étaient qu’étrangers, passe encore, mais des noms surannés, vulgaires par leur publicité, et dans tout état de cause, malséants pour un dieu nouveau et inconnu. De quel front me dira-t-il un jour : « Personne n’attache le lambeau d’un vêtement neuf à un vêtement vieux, ni n’enferme le vin nouveau dans un vieux vase, » après s’être affublé lui-même de noms qui ont vieilli ? Comment sépare-t-il la loi nouvelle de la loi antique, lui qui a revêtu la loi tout entière en se parant du nom de Christ ? Qui l’empêchait d’adopter un autre titre ? Ne prêchait-il pas un autre Evangile ? Ne descendait-il pas au nom d’un autre dieu ? Ne répudiait-il pas surtout la réalité de la chair, de peur de passer pour le Messie du Créateur ? Vainement a-t-il cherché à paraître différent du Christ dont il a usurpé le nom. En supposant qu’il eût pris ici-bas un corps réel, dès qu’il se manifestait sous un nom différent, il évitait toute méprise. Mais, ô étrange inconséquence ! il répudie une substance dont il garde le nom ; et ce nom va prouver la réalité de la substance. En effet, si Christ signifie l’oint du Seigneur, l’onction est-elle possible autrement que sur une chair vivante et réelle ? Point de corps, point d’onction. Point d’onction, point de Christ. Ce nom est-il aussi un fantôme ? Je me tais.

— Mais il n’aurait pas réussi à se glisser dans la foi des Juifs sans le secours d’un nom familier à leurs oreilles et plein de retentissement.

— Tu nous fais là un dieu versatile et rusé. Qui arrive au succès par la supercherie, se défie de la honte de sa cause, ou porte un cœur méchant. Ils s’enveloppèrent de moindres détours et montrèrent plus de liberté, les faux prophètes qui s’opposèrent au Créateur au nom de leur dieu. Il leur fut plus facile d’adopter le Christ pour leur Dieu, ou pour je ne sais quel imposteur, que de le travestir en Messie d’un dieu étranger. L’Evangile le prouvera. Mais les Marcionites, qu’ont-ils gagné à cette communauté de noms ? En vérité, je m’y perds.

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