Contre Marcion

LIVRE III

Chapitre XVI

Si ton dieu a pris le nom de Christ comme un petit voleur qui enlève une corbeille ; fermons les yeux sur ce larcin. Pourquoi lui a-t-il volé aussi le nom de Jésus, moins solennel chez les Juifs ? En effet, que nous Chrétiens, initiés par la grâce de Dieu à l’intelligence de ses mystères, nous sachions que ce litre était destiné au Christ, est-ce une raison pour que le Juif, dont l’entendement était obscurci, le connût ainsi que nous ? Jusqu’à ce jour encore c’est le Christ qu’il attend, et non pas Jésus ; s’il voit l’image de son Messie, c’est plutôt dans Hélie que dans Jésus. Qui est venu portant un nom sous lequel le Christ n’était pas attendu, n’a pu venir que sous le nom qui seul était attendu, Mais ton christ, en associant deux noms, l’un attendu, l’autre qui ne l’était nullement, a éventé maladroitement le stratagème. A-t-il usurpé le nom de Christ pour s’introduire furtivement sous le masque du Christ envoyé par le Créateur ? Mais la désignation de Jésus le trahit : on n’attendait pas le Christ du Créateur sous ce litre. S’est-il fait appeler Jésus afin de passer pour le messie d’un autre dieu ? Mais le mot de christ le lui défend. Point d’autre christ que le Christ du Créateur. Lequel des deux noms est le véritable ? Je l’ignore. Je ne sais qu’une chose, c’est qu’ils conviennent parfaitement à mon Rédempteur, Christ et Jésus tout à la fois.

— Comment cela ?

— Ecoute, loi et les Juifs complices de ton erreur. Quand il s’agit de donner pour successeur à Moïse le fils de Nun, quel nom fut substitué à Osée, son premier nom ? Celui de Jésus ou de Josué.

— L’histoire l’atteste.

— Eh bien ! sous ce symbole était caché l’avenir. Comme Jésus-Christ devait introduire dans la terre promise où coulent des ruisseaux de miel et de lait, disons mieux, comme il devait introduire dans les royaumes de la vie éternelle et ses incomparables béatitudes, le second peuple, c’est-à-dire nous-mêmes qui sommes nés dans les déserts du siècle ; comme ce n’était pas à Moïse par l’ancienne loi, mais à Jésus-Christ par la grâce de l’Evangile, qu’il était donné d’accomplir celle heureuse révolution, et de circoncire avec la pierre mystérieuse qui est le Christ, la nation nouvelle, le chef du peuple hébreu fut destiné à nous représenter cette merveille, et consacré sous ce nom auguste. Le Christ revendiqua lui-même ce titre quand il s’entretint avec Moïse. Car qui parlait alors sinon le Christ, Esprit du Créateur ? « Voilà que j’envoie mon ange devant vous, dit-il, formellement au peuple, afin qu’il, vous précède, vous garde en votre voie, et vous introduise au lieu que je vous ai préparé. Respectez-le et écoutez ses ordres, et ne le méprisez point ; car il ne vous pardonnera point quand vous aurez péché, parce que mon nom est en lui. » Pourquoi son ange ? A cause des merveilles qu’il devait opérer, et de son ministère de prophète, promulguant la volonté divine. Pourquoi Jésus ou Josué ? À cause du mystère renfermé dans ce nom rédempteur qu’il devait porter un jour. Il confirma plus d’une fois le nom qu’il lui avait imposé lui-même. Dès-lors l’homme de Dieu ne fut plus ni son ange, ni Osée : il fut toujours Jésus. Si ces deux appellations conviennent au Christ du Créateur, elles ne conviennent pas à qui n’est point le Christ du Créateur, non plus que les autres symboles de l’antique alliance. Il faut donc établir entre nous un principe inviolable et bien arrêté, aussi nécessaire à une partie qu’à l’autre, c’est que le christ du Dieu étranger ne doit avoir rien de commun avec le Messie du Créateur ; vos intérêts vous font une loi d’appuyer cette différence autant que les nôtres nous commandent de la maintenir. Chez vous, impossibilité de démontrer que le christ étranger est descendu sur la terre, sans affirmer qu’il n’a aucun point de ressemblance avec le nôtre ; chez nous impossibilité de revendiquer le Christ comme l’envoyé du Créateur, sans le représenter tel que le Créateur l’a établi. La question des noms est résolue. Voilà le Christ que je réclame. C’est là le Jésus qu’il me faut.

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