Contre Marcion

LIVRE III

Chapitre XXIV

– Loin de là, dis-tu, j’attends de lui comme témoignage qui constate leur différence, l’éternelle et céleste possession du royaume de Dieu. D’ailleurs, votre Christ promet aux Juifs le rétablissement de leur empire terrestre, et après la consommation de la vie, le rafraîchissement au sein d’Abraham dans les lieux inférieurs. Dieu véritablement bon ! Il rend après les transports de la colère, ce qu’il avait enlevé dans sa fureur. Dieu qui, comme le nôtre, frappe et guérit, « crée la guerre et fait la paix ! » Dieu miséricordieux jusque dans les entrailles de la terre !

Qu’est-ce que le sein d’Abraham ? Nous l’expliquerons en son lieu.

Quant au rétablissement de la Judée que les Juifs attendent encore telle qu’elle est décrite, trompés par les noms des lieux et des contrées, il serait trop long d’exposer ici comment cette allégorie mystique s’adapte au Christ et à son Église, à son incarnation et aux fruits de sa mort. Nous l’avons déjà développé dans un ouvrage intitulé : Espérance des Fidèles, Question oiseuse d’ailleurs pour le moment ; car il ne s’agit pas ici d’une promesse terrestre » mais céleste.

Qu’un empire nous soit, destiné ici-bas, nous le confessons, empire toutefois avant-coureur du Ciel, mais dans un autre état, n’arrivant qu’après la résurrection, et se prolongeant pendant mille années dans la Jérusalem, descendue du Ciel, cité auguste bâtie par des mains divines, « notre mère » au témoignage de l’apôtre, « et où, nos droits de citoyens sont assurés, » Ezéchiel avait connu cette ville merveilleuse ; Jean l’entrevit un moment ; et celui que reconnaît notre foi, le Verbe de la nouvelle prophétie, annonce qu’elle apparaîtra visiblement sur la terre, avant la réalité de la Jérusalem éternelle dont elle est l’image.

Tout récemment encore, la promesse eut un commencement d’exécution dans l’expédition d’Orient, Des témoins oculaires et des païens eux-mêmes affirment que pendant quarante jours et à chaque crépuscule on vit une cité descendre du Ciel, et demeurer suspendue dans les airs au-dessus de la Judée. Enceinte et remparts disparaissaient à mesure que le jour s’avançait ; de près, on ne trouvait que vide ! Dieu, selon nous, la destine à recevoir les saints après leur résurrection, et à les dédommager par l’abondance des délices spirituelles, de tous les biens que nous avons dédaignés ou perdus ici-bas. N’est-il pas digne de lui et conforme à sa justice que ses serviteurs triomphent aux lieux mêmes où ils ont été poursuivis pour son nom ? Après un espace de mille ans, révolution nécessaire pour achever la résurrection des saints, plus lente ou plus prompte en raison des mérites, lorsque le monde aura, croulé et les éléments disparu dans l’embrasement universel du jugement, alors, changés en un clin d’œil en substance angélique, c’est-à-dire revêtant pour toujours un manteau d’incorruptibilité, nous serons transportés dans le royaume céleste, qui n’a pas été prédit par le Créateur, dit-on ; et prouve que le Christ est l’envoyé de l’autre Dieu, le premier et le seul qui en ait parlé. Sache-le donc, il a été annoncé par le Créateur. Il y a mieux ; ne l’eût-il pas prédit il faudrait encore le lui attribuer. Que te semble de la postérité d’Abraham, lorsqu’après la première promesse où l’Eternel lui jure une descendance aussi nombreuse que le sable de la mer, il l’égale ensuite aux étoiles elles-mêmes ? Ces présages ne signalent-ils pas une disposition terrestre et céleste à la fois ? Isaac bénit, en ces mots Jacob son fils : « Dieu te donne la rosée du ciel et la graisse de la terre. » Ici encore, bonté de l’un et de l’autre ordre. La manière dont la bénédiction elle-même est conçue n’est pas indifférente. Le patriarche s’adresse-t-il à Jacob, symbole du second peuple qui a mérité les prédilections, c’est-à-dire du peuple chrétien ? La rosée du ciel vient en premier lieu ; celle de la terre n’a que la seconde place. C’est que nous sommes d’abord conviés aux biens célestes, lorsque nous arrachant au siècle, nous obtenons ensuite en échange de nos sacrifices les biens de la terre. Votre Evangile lui-même n’a pas d’autre langage : « Cherchez avant tout le royaume de Dieu, et le reste vous arrivera par surcroît. »

S’agit-il d’Esaü, au contraire ? A lui la bénédiction de la terre d’abord ; et il ajoute ensuite celle du ciel. « Ta bénédiction à toi sera la graisse de la terre et la rosée du ciel. » C’est que le testament des Juifs, fils aînés, il est vrai, mais au second rang dans l’affection paternelle, et figurés ici par Esaü, n’était avec tous les biens terrestres dont l’avait comblé la loi ancienne, que l’introduction aux biens célestes par la loi à l’Evangile.

Quand Jacob « voit en songe une échelle posée sur la terre et dont l’extrémité touche au ciel ; sur cette échelle des anges qui montent et qui descendent, et le Seigneur appuyé sur le sommet, » y a-t-il témérité de notre part à avancer que ces échelons figuraient l’avenue du ciel, où, d’après les jugements établis du Seigneur, les uns parviennent et d’où les autres tombent ? Pourquoi le patriarche, à peine arraché à son sommeil, cherche-t-il, saisi d’une sainte horreur pour ce lieu, le sens de cette vision ? Il ne s’est pas plus tôt écrié : « Que ce lieu est terrible ! » il ajoute : « Il n’est rien moins que la maison de Dieu et la porte du ciel. » Qu’avait-il donc vu ? Le Christ, Seigneur, temple de Dieu, porte par laquelle on entre au ciel. Eût-il nommé la porte du ciel, si le ciel du Créateur était une chimère ? Mais non ; il y a une porte qui reçoit et introduit au ciel. Elle a été déjà frayée par le Christ, qui, selon Amos, « élève vers les cieux son ascension, » non pas pour lui seul, mais pour les serviteurs qui raccompagneront, « Ils seront pour toi, ajoute le prophète, le vêtement dont se pare la nouvelle épouse, » ceux qui par cette ascension tendent vers le royaume céleste, lorsqu’il s’écrie avec admiration : « Ils s’élancent comme des oiseaux de proie, » dit-il. Et ailleurs : « Qui sont ceux qui volent comme des nues et comme les petits des colombes ? » qu’est-ce à dire ? avec la simplicité de la colombe, « , En effet nous serons emportés dans les airs pour aller au-devant de Jésus-Christ, » selon le même apôtre ; oui, au-devant de ce Fils de l’Homme que Daniel nous montre assis sur les nuages, « et ainsi nous serons » éternellement avec le Seigneur, » et sur la terre et dans le ciel ; puisque pour convaincre ceux qui ont été ingrats envers cette double promesse, il invoque les éléments eux-mêmes : « Cieux, écoutez ! Terre, prête l’oreille ! »

Pour moi, quand l’Ecriture ne m’en donnerait pas mille fois l’espérance, il me suffirait de cette simple présomption. Déjà en possession des faveurs de la terre, je dois attendre aussi quelque chose du ciel, de la part d’un Dieu à qui appartient le ciel aussi bien que la terre. « Ce Christ, me dirais-je, qui promet des récompenses sublimes, est l’envoyé de celui, qui avait déjà promis d’humbles salaires, fondant ainsi sur l’expérience des petites choses le pressentiment des grandes. Eût-il même réservé à son Christ la promulgation de cet empire inconnu jusque-là, peu m’importe : il avait voulu que des mortels fussent les hérauts de sa gloire terrestre ; mais il fallait un Dieu pour annoncer l’empire du Ciel. »

Mais toi, de ce qu’il annonce un règne nouveau, tu en fais un nouveau Christ. Produis-moi auparavant quelque exemple de bonté, si tu ne veux pas que je me défie à bon droit des merveilleuses espérances que tu étales à mes yeux. Je ne dis pas assez. Prouve-moi avant tout que ce Dieu qui annonce un royaume céleste dispose d’un ciel à lui. Me convoquer à un banquet, et pas une maison pour me recevoir ! Me vanter un empire, et ne pas me montrer un palais ! Ton Christ promettrait-il le royaume céleste, sans avoir un ciel véritable, comme il a feint d’être un homme sans avoir une chair véritable ? O fantôme misérable ! ô illusion d’une grande promesse.

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