Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre IV

Nous voilà donc tirant chacun de notre côté cet évangile, objet de notre discussion. Marcion réclame l’authenticité pour son évangile ; moi, je la réclame pour le mien. Marcion affirme que le mien a été altéré ; j’affirme que c’est le sien qui a été corrompu. Quel sera le juge entre nous, sinon le temps qui donne de l’autorité à l’œuvre la plus ancienne, et fait croire à l’altération de l’œuvre postérieure ? S’il est vrai que le faux soit la corruption du vrai, il faut convenir que la vérité a dû précéder nécessairement le mensonge. À l’altération il faut un objet à altérer, à la contrefaçon un objet à contrefaire. D’ailleurs, quand nous démontrons que notre Evangile a paru longtemps avant celui de Marcion, n’est-il pas absurde d’avancer que le nôtre a subi une falsification avant d’avoir été véritable, et que celui de Marcion a été corrompu par notre jalousie avant d’avoir été publié ? Enfin, quelle ineptie que de regarder comme plus vrai ce qui vient plus tard, surtout après que la religion chrétienne a étonné le monde par tant de prodiges qui n’auraient pu s’accomplir sans la vérité de l’Évangile, c’est-à-dire, avant la vérité de l’Évangile !

Nous et les Marcionites nous revendiquons à la fois l’Évangile de Luc : où est la vérité ? L’Évangile que nous avons entre les mains est tellement antérieur à Marcion, que Marcion lui-même y a cru pendant quelque temps, lorsque dans la première ferveur de sa foi, il déposa aux pieds de l’Église une somme d’argent, qu’elle ne tarda point à rejeter ainsi que le sectaire lui-même, aussitôt qu’il eut fait divorce avec nos dogmes pour se jeter dans l’hérésie. Sa foi première fut donc la nôtre. Si les Marcionites le nient, démentiront-ils aussi la lettre écrite de sa main ? Supposons même qu’ils la récusent ; les Antithèses de Marcion avouent le fait, que dis-je ? elles le démontrent. Je ne veux point d’autre preuve. En effet, si l’Evangile attribué par les Chrétiens à Luc (nous verrons si en effet les Marcionites le possèdent comme nous) est le même Evangile que Marcion attaque par ses Antithèses comme falsifié par les défenseurs du Judaïsme, pour ne faire qu’un seul corps de la loi et des prophètes, et percer aussi le Christ de ce côté, en vérité Marcion ne pouvait l’attaquer que parce qu’il l’avait trouvé déjà subsistant. Personne ne se transporte dans l’avenir pour corriger des choses qu’il ignore devoir exister ; la correction ne précède pas la faute. Marcion réformateur de l’Evangile ! quoi, pendant tout l’intervalle qui s’est écoulé depuis Tibère jusqu’à Antonin, nous étions sans Evangile, et Marcion le premier, Marcion seul a obtenu le privilège de le redresser ! Jésus-Christ l’avait attendu si longtemps ! Jésus-Christ s’était si fort repenti d’avoir envoyé prématurément ses apôtres sans l’assistance de Marcion ! Oui ! l’hérésie est l’œuvre de la témérité humaine. Etrangère à la divinité, elle se vante de réformer l’Evangile ; mais réformer, pour elle, c’est corrompre. Que Marcion s’appelle fièrement disciple des apôtres, « Le disciple n’est pas au-dessus du maître. »

— Je suis un apôtre, dit-il.

— « Les apôtres ou moi, n’importe, réplique Paul, nous prêchons la même doctrine. »

— Je suis un prophète !

— Va ! l’esprit des prophètes est d’accord avec celui des prophètes leurs devanciers.

— Fusses-tu un ange, je t’appellerai anathème plutôt que prédicateur de l’Evangile, puisque tu m’annonces un Evangile nouveau.

Ainsi en corrigeant il a prouvé deux choses ; l’antériorité de notre Evangile qu’il a trouvé en possession du monde ; la postériorité de son écriture, évangile nouveau, évangile à lui, formé avec les débris du nôtre.

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