Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre X

Un paralytique est guéri également en pleine assemblée, sous les yeux du peuple. « Le peuple, dit Isaïe, reconnaîtra la gloire du Seigneur et la grandeur de Dieu. » Quelle grandeur, quelle gloire ? « Fortifiez-vous, mains languissantes ; affermissez-vous, genoux tremblants. »

Voilà bien la paralysie caractérisée. « Fortifiez-vous, et ne craignez pas ! » Fortifiez-vous n’est pas une réitération oiseuse. Il n’ajoute pas non plus sans dessein : « Ne craignez pas ! » parce qu’avec le rétablissement des membres infirmes, il promet le renouvellement des forces : « Lève-toi, emporte ton lit, » et avec lui la vigueur de l’âme nécessaire pour ne pas craindre ceux qui disaient : « Qui peut pardonner les péchés, sinon Dieu seul ? » Là, par conséquent, tu as sous les yeux et l’accomplissement d’une prophétie qui annonçait une guérison spéciale, et l’accomplissement des circonstances qui la suivirent. Reconnais aussi dans le même prophète le Dieu qui pardonne les péchés. « Il remettra les péchés » d’une multitude de criminels, et il s’est chargé de nos prévarications. »

Au premier chapitre, il avait dit, au nom du Seigneur lui-même : « Si vos péchés sont aussi rouges que le vermillon, je les blanchirai à l’égal de la neige : s’ils sont semblables à l’écarlate, je les rendrai plus blancs que la toison la plus blanche. » Le vermillon, pour désigner le sang des prophètes. L’écarlate, pour désigner celui du Seigneur, comme plus illustre. Ecoute encore Michée, sur la même matière : « Qui est semblable à vous, ô Dieu qui ôtez l’iniquité, et qui oubliez les péchés du reste de votre héritage ? Le Seigneur n’enverra plus désormais sa fureur, parce qu’il veut la miséricorde. Il reviendra, et il aura pitié de nous. Il déposera nos iniquités, et il précipitera tous nos péchés au fond de l’abîme. »

Supposons même que rien de semblable n’eût été prédit pour le Christ, le Créateur me fournira encore des exemples de bonté qui me promettent dans le Fils des affections héréditaires. Je vois les Ninivites obtenant la rémission de leurs crimes, du Créateur, pour ne pas dire du Christ lui-même qui, dès l’origine, agit au nom de son Père. Je lis encore que le prophète Nathan rassure par ces mots David, qui reconnaissait humblement sa prévarication contre Urie : « Le Seigneur a transféré ton péché : tu ne mourras point. » Plus loin, le roi Achab, époux de Jézabel, Achab, coupable d’idolâtrie et du sang de Naboth, mérite son pardon par son repentir. Ailleurs, Jonathas, fils de Saül, efface par la prière la transgression de la loi du jeûne. Que dirai-je du peuple lui-même, tant de fois rétabli par le pardon de ses impiétés ? Par qui ? par ce Dieu qui « préfère la miséricorde au sacrifice, et le repentir du pécheur à sa mort. » Il te faut donc nier d’abord que le Créateur ait jamais remis les péchés ; tu démontreras en second lieu qu’il n’a jamais rien prédit de pareil au sujet du Christ ; et alors il demeurera établi que la bonté est nouvelle dans ce Christ nouveau, quand tu auras prouvé que son indulgence n’a rien de commun avec celle du Créateur, et n’a pas été annoncée par lui. Mais la rémission des péchés va-t-elle sans le droit de les retenir ? Peut-on absoudre sans avoir aussi le pouvoir de condamner ? Enfin, le pardon convient-il à qui n’a, été offensé par aucun crime ? Questions résolues ailleurs : nous aimons mieux les rappeler qu’y revenir.

Quant au titre de Fils de l’homme, nous avons là une double prescription à t’opposer. D’abord, le Christ n’a pu mentir, ni se déclarer fils de l’homme s’il ne l’était pas en réalité. En second lieu, on ne peut être fils de l’homme à moins d’être né de l’homme, soit par le père, soit par la mère ; et, par conséquent, force nous sera de discuter de quel homme, si c’est d’un père ou d’une mère qu’il doit être reconnu le fils. S’il est fils de Dieu le Père, il n’a donc point de père charnel. S’il n’a point de père charnel, reste à examiner s’il n’est pas homme du côté de sa mère ; s’il en est ainsi, évidemment sa mère est vierge. En effet, vous ne pouvez d’une part refuser au fils un homme pour père, et supposer à la mère un homme pour époux. Or, la femme qui n’a pas d’époux est vierge. Que cette mère ne soit pas une vierge, elle a donc deux époux à la fois, un dieu et un homme. Pour qu’elle ne soit pas vierge, il faut un homme ; mais avec un homme, elle donnera deux pères à celui qui sera tout ensemble fils de Dieu et de l’homme. Alors, nous tombons dans les naissances fabuleuses de Castor et d’Hercule. Si nous savons distinguer la double nature de Jésus-Christ, c’est-à-dire si, par sa mère, il est fils de l’homme, lui qui ne l’est pas par son père ; s’il est fils d’une vierge, du moment qu’il n’a pas de père charnel, voilà bien le Christ du prophète Isaïe. « Une vierge concevra et enfantera, » dit-il.

Sur quel fondement admets-tu le fils de l’homme ? J’ai beau regarder autour de moi, Marcion, je ne saurais me l’expliquer. Lui donnes-tu pour père un homme ? Tu nies qu’il soit fils de Dieu. Est-il fils de Dieu et de l’homme ? Tu fais de ton christ l’Hercule de la fable. S’il n’y a que sa mère qui soit créature humaine, tu reconnais mon rédempteur. S’il n’est pas plus fils de l’homme par son père que par mère, il a donc nécessairement menti en se proclamant ce qu’il n’était pas. Tu n’as qu’une voie pour sortir de ce défilé : ou affirmer avec Valentin, à l’occasion de son Eon primitif, que le père de ton christ est dieu et homme tout à la fois ; ou nier que cette vierge-mère soit une créature humaine : blasphème devant lequel a reculé l’audace de Valentin lui-même. Mais, si je te montre le Christ appelé du nom de Fils de l’homme dans Daniel, en faudra-t-il davantage pour démontrer qu’il est le Christ des prophètes ? Quand il prend le titre réservé par les bouches inspirées au messie du Créateur, il a voulu sans doute que la terre le reconnût pour celui auquel était destiné ce titre. La communauté des noms peut paraître une espèce de domaine public. Toutefois, nous avons fourni la preuve que les deux messies n’ont pas dû s’appeler Christ et Jésus, à cause de la différence qui les sépare.

Quant à cette appellation de Fils de l’homme, qui tient à une circonstance particulière, il est bien difficile de la faire cadrer avec la communauté des noms, En effet, elle devient une propriété incommunicable, surtout quand les accidents qui la motivent ne se rencontrent pas ailleurs. Né de l’homme, le christ de Marcion apporterait des droits à ce titre, et il y aurait deux fils de l’homme, comme on fait deux Jésus et deux Christ ? Ce titre étant l’apanage distinctif de qui peut le justifier, l’appliquer à un autre chez qui se rencontre communauté de noms sans communauté de droits, c’est me rendre suspecte aussitôt la communauté des noms dans l’étranger auquel on attribue, sans motif, la communauté de cette désignation. Alors, par voie de conséquence, je prendrai pour le seul et même personnage celui qui a des droits au nom aussi bien qu’au titre, tandis que je répudie, le compétiteur qui ne porte pas ce titre, faute de motifs pour le porter. Or, ils ne conviennent l’un et l’autre à personne mieux qu’à celui qui, le premier, obtint le nom de Christ et de l’homme ; et celui-là, c’est le Jésus du Créateur.

Le voilà ce Fils de l’homme que le roi de Babylone aperçut quatrième dans la fournaise ardente, à côté de ses martyrs ! Le voilà bien ce Fils de l’homme qui se révèle sous ce titre à Daniel, et « s’avance sur les nuées du ciel, pour juger toutes les générations, » comme l’annonce l’Ecriture. Il suffirait de ce témoignage sur l’authenticité de cette désignation prophétique, si l’interprétation du Seigneur lui-même ne m’en fournissait un plus décisif encore. Les Juifs, ne voyant en lui qu’un homme, bien loin d’être assurés de sa divinité, puisqu’ils ignoraient jusqu’à sa divine filiation, répétaient entre eux, et avec justice, que l’homme ne pouvait remettre les péchés, et qu’à Dieu seul appartenait ce privilège. Il connaissait leurs plus secrètes pensées. Réfutera-t-il leur opinion sur l’homme ? « Le Fils de l’homme, leur répond-il, a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés. » Pourquoi cette déclaration, sinon pour les convaincre par cette désignation de Fils de l’homme, consignée dans le livre de Daniel, qu’il était Dieu et homme tout ensemble celui qui remettait les péchés ; que ce seul Fils de l’homme mentionné dans la prophétie avait été investi du pouvoir de juger et par conséquent de délier les péchés. Le droit de juger ne va pas sans le droit d’absoudre. Il voulait que, cette pierre de scandale une fois écartée par le souvenir des Ecritures, ils le reconnussent plus facilement pour le Fils de l’homme, quand il remettait les péchés.

Enfin, nulle part il ne s’était déclaré Fils de l’homme avant cette circonstance où il remit les péchés pour la première fois, c’est-à-dire où il exerça les fonctions de juge en prononçant une absolution. En outre, quelle que soit la réplique de nos adversaires, remarquez-le, elle ira infailliblement aboutir à l’une de ces extravagances. Ou le tenir pour le Fils de l’homme s’ils ne veulent pas en faire un imposteur, ou nier qu’il soit fils d’une créature humaine, de peur d’être contraints d’avouer qu’il est né d’une vierge. Que si l’autorité divine, la nature des choses, le bon sens repoussent les rêves de l’hérésie, l’occasion est venue d’interpeller ici, d’un seul mot, le fantôme de Marcion. S’il est né de l’homme, fils de l’homme, il a un corps sorti d’un corps, il serait plus facile de rencontrer un être humain sans cœur et sans cervelle, un second Marcion, qu’un corps semblable à celui de son christ. Le cœur et la cervelle d’un habitant du Pont ! Voyez ce que c’est.

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