Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XII

Je dis d’abord un mot du sabbat, pour bien asseoir la question à l’égard de notre Christ, ce qui n’aurait pas lieu si le Dieu qu’il annonce « n’était le maître du sabbat. » On ne demanderait pas pourquoi il abolit le sabbat, s’il était venu pour l’abolir. Or l’abolir était un devoir, s’il tenait sa mission d’un Dieu étranger, et personne n’eût témoigné de surprise en le voyant fidèle à sa mission. Ils s’étonnaient donc parce que prêcher le Dieu Créateur et porter atteinte à ses solennités, leur paraissait contradictoire. Et ici, afin de ne pas nous répéter chaque fois que l’adversaire appuie ses objections sur quelque nouvelle réforme du Christ, mettons en tête de la question un point capital, et posons ce principe : chaque institution nouvelle souleva une discussion, parce que jusqu’à ce jour rien n’avait encore été ni publié, ni discuté sur une divinité nouvelle. Conséquemment, on ne saurait arguer de la nouveauté des institutions que le Christ promulguait une divinité étrangère, puisque cette nouveauté elle-même, signalée longtemps d’avance par le Créateur, cesse de surprendre dans le Christ. Il eût donc fallu préalablement exposer au grand jour la Divinité, pour introduire sa doctrine à la suite, parce que c’est le Dieu qui accrédite la doctrine, et non la doctrine qui accrédite le dieu ; à moins que Marcion, au lieu de connaître par la voie du Maître ses Ecritures où tout est perverti, n’ait connu le Maître par la voie des Ecritures.

Cela établi, je continue. Le Christ renverse le sabbat, dites-vous ! Il ne fait que marcher sur les traces du Créateur. En effet, quand il lit porter pendant sept jours l’arche d’alliance autour des remparts assiégés de Jéricho, il viola aussi le sabbat, comme le pensent ceux qui attribuent au Christ la même infraction, ignorant que ni le Christ, ni le Créateur, n’ont manqué à la loi du sabbat, ainsi que nous allons bientôt le leur enseigner. Toutefois le sabbat reçut alors de Josué une sorte d’atteinte, parce que Josué était le symbole du Christ, tout ennemi qu’il fût du jour solennel des Juifs, comme s’il n’eût pas été le Christ de cette nation. La haine du sabbat ! Je reconnais encore à cette aversion prononcée le Christ du Créateur, qui dit par l’organe d’Isaïe : « Mon âme hait vos néoménies et vos sabbats. » Quel que soit le sens de cet anathème, répondons à une vive attaque par une vive apologie. J’en viens à la matière même sur laquelle porte la transgression. Les disciples étaient pressés par la faim. Ils avaient cueilli des épis le jour du sabbat, les avaient broyés dans leurs mains, et avaient profané la solennité du jour en préparant leur nourriture. Le Christ les excuse ; les pharisiens crient à l’infraction du sabbat. Marcion prend occasion de leurs attaques pour calomnier le livre et l’intention. Mais la vérité de mon Seigneur vient à mon secours. Je puis répondre avec les arguments de nos Ecritures, et justifier le Christ par l’exemple de David, qui entra dans le temple le jour du sabbat, et brisa sans scrupule les pains de proposition pour s’en nourrir lui et les siens.

Le saint roi n’avait pas oublié ce privilège, ou plutôt cette dispense du jeûne datait du jour même de l’institution du sabbat. En effet, quoique le Créateur eût défendu de recueillir la manne pour deux jours, il leva cette interdiction pour la veille du sabbat, afin que la nourriture préparée le jour précédent délivrât du jeûne la fête du lendemain. Le Seigneur a donc eu raison de se régler sur le même principe dans la violation du sabbat, puisqu’on veut employer ce mot. Il a bien fait d’imiter la condescendance du Créateur en laissant au sabbat son privilège et sa dispense de jeune. En deux mots, c’eût été se mettre en révolte contre le sabbat, que dis-je ? attenter au Créateur lui-même, que de prescrire à ses disciples un jeûne qui contrariait et l’esprit des Ecritures et la volonté du Créateur. Mais, parce qu’au lieu de détendre avec fermeté ses disciples, il les excuse timidement ; parce qu’il fait intervenir la nécessité humaine comme une suppliante ; parce qu’il conserve au sabbat sa glorieuse prérogative, moins pour ne pas en contrister les observateurs que pour s’y soumettre ; parce que la faute et la justification de David et de ses compagnons, il la met au même niveau que la faute et la justification de ses disciples ; parce qu’il souscrit à l’indulgence du Créateur ; parce qu’enfin il est miséricordieux à l’exemple de son Père, sont-ce là des raisons pour qu’il soit étranger au Créateur ?

Alors les Pharisiens observent s’il guérira, le malade le jour du sabbat, sans doute pour l’accuser d’anéantir le sabbat, et non de prêcher un dieu nouveau. Je pourrais n’opposer partout que cette réponse unique : il n’avait jamais été proclamé d’autre christ. Mais les Pharisiens se trompaient grossièrement en ne remarquant pas que la loi du sabbat, conditionnelle dans ses prohibitions, distinguait la nature des travaux lorsqu’elle dit : « Tu ne feras dans ce jour aucune des œuvres qui sont les tiennes. » Cette restriction, les tiennes, déclarait œuvres humaines celles qui se rattachent à nos professions, ou à nos emplois de la terre, et non au service de la Divinité ; or, rendre la vie ou la conserver n’est pas dans les attributions de l’homme : à Dieu seul appartient ce pouvoir. De même encore au Lévitique : « Tu ne feras aucune œuvre en ce jour, » aucune, si ce n’est tout ce qui concerne l’âme et la délivrance de l’âme, parce que dans l’œuvre de Dieu destinée au salut d’une âme, un homme peut être instrument, mais Dieu seul agit. Ainsi devait-il arriver pour le Christ, Dieu et homme tout à la fois. Voulant donc initier les murmurateurs au sens de la loi par le rétablissement de la main desséchée, « Est-il permis de bien faire ou de mal faire le jour du sabbat ? » leur demande-t-il ; « de sauver une âme ou de la perdre ? » Espèce de préambule pour les avertir qu’il allait travailler au salut d’une âme ! instruction par laquelle il leur rappelait que les œuvres, interdites par la loi du sabbat, c’étaient les œuvres de l’homme, et les œuvres recommandées, celles de Dieu, et tout ce qui intéresse les âmes.

Il est appelé « le maître du sabbat » parce qu’il le défendait comme sa propriété. L’eût-il anéanti ? il en avait le droit. Connais-tu un plus légitime seigneur que le fondateur d’une institution ? Mais tout maître qu’il était, il le respecta, afin de prouver que le Créateur ne l’avait pas détruit en faisant porter l’arche d’alliance autour de Jéricho. Encore une fois, c’était une œuvre divine recommandée par Dieu lui-même, et destinée à préserver les âmes de ses serviteurs contre les hasards de la guerre.

Qu’il ait témoigné quelque part son aversion pour les sabbats, d’accord. Mais ce mot, vos sabbats, indiquait suffisamment qu’il ne s’agissait point de ses propres sabbats, mais des sabbats de l’homme, célébrés sans la crainte de Dieu par un peuple chargé de prévarications, « qui n’aimait Dieu que du bout des lèvres, et non du fond du cœur. » Telles n’étaient point ses solennités à lui, solennités d’accord avec sa loi, « légitimes, pleines de délices, » et inviolables, comme il le déclare par le même prophète.

Ainsi le Christ n’a pas profane le sabbat. Il en a conservé la loi, et quand il soutenait d’un peu de nourriture la vie de ses disciples qui avaient faim, et quand il rétablissait la main séchée du malade, répétant par ses actions non moins que par ses paroles : « Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l’accomplir. » Marcion ne lui a pas fermé la bouche par ce mot. Il a réellement accompli la loi, en interprétant l’esprit de la loi, en éclairant les hommes sur la nature de ses prohibitions, en exécutant ce qu’elle permet, en consacrant par sa bienfaisance un jour déjà sanctifié par la bénédiction du Père dès l’origine du monde. Il répandait dans ce jour les grâces divines que son ennemi n’eût pas manqué d’accorder à des jours différents, de peur de relever l’excellence du sabbat du Créateur, et de restituer à cette solennité les œuvres qu’elle réclamait. Si c’est également à pareil jour que le prophète Elisée rendit à la vie le fils de la Sunamite, tu reconnais donc, ô Pharisien, et toi aussi, Marcion, que le Créateur exerçait anciennement la bienfaisance, délivrait une âme et la sauvait de la mort le jour du sabbat. Ainsi mon Christ n’a rien fait de nouveau, rien que d’après l’exemple, la douceur, la compassion et la prédiction du Créateur ; car il accomplit encore ici une prophétie qui regardait une guérison spéciale : « Mains tremblantes, vous vous êtes fortifiées, comme tout à l’heure les genoux débiles » du paralytique.

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