Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XVI

« Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez. » Il accomplissait ici cet ordre solennel du Créateur : « Parlez à l’oreille de ceux qui écoulent. Aimez vos ennemis ; bénissez ceux qui vous haïssent ; priez pour ceux qui vous calomnient. » Il a renfermé tout cela dans un mot énergique d’Isaïe : « A ceux qui vous haïssent, répondez : Vous êtes nos frères. » S’il faut appeler du nom de frères ceux qui nous poursuivent de leur haine, qui nous chargent de malédictions et de calomnies, il nous prescrit donc de bénir nos ennemis, et de prier pour nos calomniateurs, celui qui nous ordonne de les regarder comme nos frères.

Dira-t-on que le Christ apporta sur la terre une résignation d’un genre inconnu, en arrêtant les représailles permises par le Créateur « qui demandait œil pour œil, dent pour dent ; » tandis que le Dieu nouveau nous enjoint « de tendre l’autre joue, et d’abandonner, après notre tunique, notre manteau lui-même ? » Eh bien ! soit ; le Christ ajouta ces enseignements à la discipline ancienne, mais comme un complément en harmonie avec elle. De là, obligation d’examiner si la loi de la patience n’est pas consignée dans le testament du Créateur.

S’il a dit par Zacharie : « Que l’homme ne nourrisse pas dans son cœur le souvenir du mal que lui a fait son frère, » dans ce mot, il a compris le prochain. La preuve en est ailleurs : « Qu’aucun de vous ne se rappelle les torts du prochain. » A coup sûr, il recommande la patience, celui qui défend jusqu’au souvenir de l’injure. Que signifie encore cet oracle : « La vengeance est à moi ; je tirerai vengeance au temps marqué ; » sinon que la patience attend avec calme la vengeance divine ? Autant il est impossible que le même Dieu, après avoir demandé œil pour œil, dent pour dent, comme représailles de l’injure, interdise dans la loi nouvelle non-seulement les représailles et la vengeance, mais jusqu’au souvenir et à la pensée de l’outrage ; autant il nous devient visible dans quel but il exigea « œil pour œil, dent pour dent. » Que voulait-il ? Permettre la seconde injure, c’est-à-dire la peine du talion ? Nullement. Il avait prohibé l’injure en interdisant la violence. Il cherchait à étouffer la pensée de l’agression par la certitude des représailles, afin que tout individu reculât devant l’outrage, à l’aspect de l’outrage qui l’attendait lui-même. La violence, il le savait bien, est plus facilement contenue par la crainte des représailles humaines que par la foi d’un Dieu vengeur. La loi qui avait à conduire des hommes dont le caractère et la foi ne sont pas les mêmes, a du leur parler un langage différent. À qui croyait en Dieu, elle disait : Attends la vengeance du Père céleste. A celui dont la foi était chancelante : Crains la vengeance de la loi. De grossières intelligences avaient jusqu’alors mal compris son intention finale. Le maître du sabbat, de la loi et de toutes les dispositions paternelles est venu l’éclairer de sa lumière, et nous en mettre en possession. Il a recommandé au chrétien de tendre aux affronts l’autre joue, afin d’extirper dans sa racine la possibilité de l’injure que la loi ancienne étouffait par le talion, et que la prophétie combattait certainement alors que, défendant le souvenir de l’outrage, elle réservait la vengeance à Dieu lui seul. Ainsi, le Christ, s’il a innové, a innové non pas en adversaire, mais en défenseur du précepte, maintenant la loi du Créateur, au lieu de la détruire.

Approfondissons les motifs d’une patience si pleine, si rigoureuse. Hors du domaine d’un Dieu promettant la vengeance et assis sur le tribunal du juge, nous défions qu’on lui en assigne un seul. En effet, que le législateur, après m’avoir écrasé sous le fardeau de la patience, et m’avoir dit : Non-seulement tu ne frapperas point à ton tour, mais tu présenteras l’autre joue ; non-seulement tu ne répondras point à l’invective par l’invective, mais tu béniras ton oppresseur ; non-seulement tu ne défendras point la tunique, tu abandonneras encore ton manteau ; qu’un pareil législateur ne me venge pas un jour, il m’aura imposé une obligation stérile en me dépouillant du salaire de ma résignation qui appelle un vengeur. Point de milieu ! Qu’il remette dans mes mains la vengeance, s’il n’en prend pas le soin ; ou, s’il ne me la confie pas, qu’il s’en charge lui-même. Le maintien de la loi se lie essentiellement à la répression de l’outrage. C’est la crainte de la vengeance qui enchaîne l’iniquité. Lâchez-lui la bride de l’impunité : la voilà qui marche la tôle haute, et, dans la sécurité de ses forfaits, arrache l’un et l’autre œil, brise l’une et l’autre joue. Il n’y a qu’un Dieu débonnaire et apathique qui puisse livrer sans contre-poids la résignation à l’insulte, ouvrir la porte à toutes les violences, sans défendre les bons, sans réprimer les méchants.

« Donnez à tous ceux qui vous demandent ! » Au pauvre, par conséquent, ou à plus forte raison, au nécessiteux, si la loi n’excepte pas le riche lui-même. Mon Créateur prescrit l’aumône au livre du Deutéronome, par une injonction semblable. « Et il n’y aura parmi vous aucun mendiant, afin que le Seigneur votre Dieu vous bénisse sur la terre. » Vous, c’est-à-dire celui qui donne pour empêcher l’indigence. La loi ancienne va plus loin : elle n’attend pas les sollicitations du pauvre : « Qu’il n’y ait pas d’indigent parmi vous. » Qu’est-ce à dire ? Prévenez ses besoins. L’obligation de donner à qui demande est établie par les mots suivants : « Si un de vos frères tombe dans la pauvreté, vous n’endurcirez point votre cœur, et vous ne fermerez point votre main ; mais vous l’ouvrirez au pauvre, et vous lui prêterez tout ce qu’il demande. » Le prêt, en effet, n’a lieu que sur une demande ; mais la question du prêt aura son tour.

Maintenant, objectera-t-on que le Créateur restreignait l’obligation de la miséricorde à nos frères, tandis que le Christ l’étend à tous ceux qui demandent ? Si on voulait ériger cette maxime en loi nouvelle et contraire, illusion, répondrais-je. Les deux préceptes n’en font qu’un. La doctrine du Créateur est renfermée dans celle du Christ. Le Dieu du Nouveau Testament ne nous recommande, à l’égard de tous nos semblables, rien de plus que le Dieu de l’Ancien Testament à l’égard de nos frères. Il y a plus de mérite, sans doute, dans la charité qui s’exerce sur des étrangers, toutefois sans préjudice de celle que réclame avant tout notre prochain. L’homme sans entrailles pour son frère, en trouvera-t-il pour son ennemi ? Si la bienfaisance, qui commence par le prochain, embrasse ensuite l’étranger, ce double degré signale un même maître et non deux maîtres différents. Aussi le Créateur, subordonnant sa loi aux mouvements de la nature, a-t-il enjoint d’abord envers le prochain la charité à laquelle il admet ensuite l’étranger, et, par une économie particulière de sa providence, il la concentra d’abord sur les Juifs pour l’étendre de ce peuple au genre humain.

Tant que le mystère de son alliance fut borné au seul peuple d’Israël, l’obligation de la miséricorde ne pouvait aller au-delà du frère. Mais à peine eut-il donné au Christ « les nations pour héritage et la terre pour empire, » alors s’accomplit la prédiction d’Osée : « Mon peuple n’est plus mon peuple, et la nation qui n’avait pas obtenu miséricorde a obtenu miséricorde. » Aussitôt le Christ agrandit le domaine de la charité paternelle, n’exceptant personne de la miséricorde pas plus que de la vocation. Maximes plus larges ! Oui, sans doute, c’est que plus large était l’héritage des nations.

« Et selon que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-leur aussi de même. » Ce précepte implique son contraire : « Selon que vous ne voulez pas qu’il vous soit fait, ne faites pas à autrui. » Qu’une pareille injonction émane d’un dieu nouveau, inconnu par le passé ; qu’il débute de cette manière, avant de m’avoir appris par aucune instruction préparatoire ce que je dois vouloir pour moi, afin de traiter les autres sur cette mesure ; ce que je dois m’interdire à moi-même, et par conséquent m’interdire envers autrui, il me laisse à l’arbitraire de mes interprétations, peu soucieux de régler en moi l’acte et la volonté. Il n’a défini, ni mes droits, ni mes devoirs. Donc, point de principe régulateur. Donc, il m’est loisible ou de refuser aux autres ce que j’en attends pour moi-même, charité, déférence, consolation, secours et tous les biens de cette nature ; ou de m’abstenir de la violence, de l’insulte, des outrages, de la supercherie, du vol, comme je leur demande de s’en abstenir envers moi. Les païens, non encore éclairés par la foi, ne s’occupent guère d’accorder la volonté avec l’acte. Ou peut connaître le bien et le mal avec les seules lumières de la nature : mais on n’aura pas la connaissance que nous en donne la loi de Dieu. C’est à son flambeau, d’après les principes de la foi et sous l’œil d’un Dieu vengeur, que le chrétien apprend à mettre d’accord la conduite et les sentiments.

Par conséquent, le dieu de Marcion, tout révélé que je le suppose, n’a pu, en admettant même sa révélation, proférer sommairement le principe ici débattu, principe si laconique, environné de tant de ténèbres, mal compris encore, et laissé à l’arbitraire de mes interprétations, Faute d’une doctrine antérieure qui l’appuie et l’éclairé. Il n’en va pas de même de mon Créateur. Partout, autrefois comme aujourd’hui, il me fait une loi de protéger, d’aider, de nourrir le pauvre, l’orphelin, la veuve. « Partage ton pain avec celui qui a faim, » me dit-il par la bouche d’Isaïe. « Recueille sous ton toit l’indigent qui n’a point d’asile. Lorsque tu vois un homme nu, couvre-le. » Il trace ainsi le portrait du juste dans Ezéchiel. Il donnera son pain à celui « qui a faim ; il couvrira l’homme nu. » C’était m’enseigner suffisamment à pratiquer envers autrui, ce que je voulais qu’on pratiquât pour moi-même. Ces défenses : « Tu ne tueras point, – tu ne seras point adultère, – tu ne déroberas point, – tu ne porteras point faux témoignage, » m’ont enseigné pareillement à ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas que l’on me fît à moi-même. Par conséquent, le précepte évangélique émane de celui qui précédemment l’avait établi, fixé et préparé pour le modifier à son gré. Il a pu à bon droit le resserrer dans une formule abrégée, puisqu’il avait prédit ailleurs que « le Seigneur, c’est-à-dire son Christ, apporterait sur la ferre une parole brève et précise. »

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