Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XVIII

« Je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël. » Témoignage glorieux pour le centurion qui en est l’objet, mais contre lequel proteste ma raison, s’il vient d’un Christ qui n’a rien de commun avec la foi d’Israël. Une foi encore au berceau, disons mieux, qui n’avait pas même vu le jour, ne comportait ni louanges ni comparaison.

— Il ne pourra donc, a votre avis, emprunter l’exemple d’une foi étrangère ?

— Dans cette hypothèse, il n’eût pas manqué de dire que rien de semblable n’avait existé dans Israël ; au contraire, quand il s’attend à rencontrer parmi cette nation une foi de même nature, et que sa mission n’a pas d’autre but, Dieu et Christ d’Israël, il n’a pu reprendre cette foi débile qu’à titre de vengeur et de rigide observateur. Un antagoniste se fût applaudi de trouver sans autorité une loi qu’il venait décréditer et anéantir.

— Il ressuscite le fils de la veuve.

— Rien de nouveau dans ce prodige. Les prophètes du Créateur avaient plus d’une fois commandé à la mort ; à plus forte raison le Fils de Dieu. Mais que jusqu’à cette époque le Christ n’eût encore introduit aucune autre divinité, cette vérité est tellement évidente que tous les assistants rendirent hommage au Créateur. « Un grand prophète s’est levé parmi nous, s’écrièrent-ils ; Dieu a visité son peuple. » Quel Dieu ? le Dieu qu’adorait ce peuple, apparemment, et au nom duquel venaient les prophètes. Si, d’une part, la multitude glorifie le Créateur ; si, de l’autre, le Christ, témoin de ces actions de grâces, et lisant au fond de leurs cœurs, ne redressa point des hommages qui, à l’aspect de cette merveille, s’adressaient au Créateur du mort ressuscité, indubitablement, ou le Christ prêchait le même Dieu qu’il laissait honorer à la vue de ses bienfaits et de ses prodiges, ou bien, par une lâche connivence, il ferma les yeux sur les longues erreurs auxquelles il apportait un remède.

— Mais Jean se scandalise au bruit des miracles du Christ, qu’il prend pour un Dieu étranger.

Expliquons d’abord la nature de son scandale, afin de dissiper plus facilement le scandale de l’hérésie. Alors que le dominateur des puissances, le Verbe, l’Esprit du Père opérait ses merveilles et répandait sa doctrine parmi nous, les rayons de l’Esprit saint qui, aux termes de la mission prophétique, avaient illuminé le Précurseur pour l’aider à préparer les voies du maître, durent se retirer de Jean-Baptiste et remonter au Seigneur, leur centre et leur principe. Homme ordinaire, et confondu avec la foule, Jean se scandalisa ; par ce côté humain, mais non pas parce qu’il espérait ou entrevoyait un autre Christ, puisqu’il attendait le même comme ne devant rien enseigner ni rien faire de nouveau. Personne n’élève de doutes sur un être chimérique ; on ne comprend ni n’espère le néant. Or, Jean-Baptiste avait la ferme conviction qu’il n’existait pas d’autre Dieu que le Dieu créateur. Sa qualité de Juif, et, plus encore, sa mission de prophète, lui parlaient assez d’un Christ à venir. S’il hésita, ce ne peut être raisonnablement que sur un point : Celui qui était né était-il réellement le Christ ? Aussi, dans ses préoccupations, lui fait-il demander par ses disciples s’il était bien celui qui devait venir, ou s’il fallait en attendre un autre. « Es-tu celui qui doit venir ? » Question simple et naturelle adressée au Messie qu’il attendait. « Faut-il en attendre un autre ? » Qu’est-ce à dire ? Si tu n’es pas celui que nous attendons, celui dans l’ attente duquel nous vivons est-il différent ? Il s’imaginait, avec l’opinion commune, fondée sur la ressemblance des doctrines, qu’un prophète avait peut-être été envoyé, dans l’intervalle, différent du Christ et inférieur à l’Homme-Dieu dont la présence était attendue : là était le scandale de Jean. Il hésitait sur l’identité de cet homme prodigieux avec le Christ que la terre aurait dû reconnaître au signalement de ses merveilles prédites d’avance, et par lesquelles le Seigneur s’était manifesté à Jean. Comme ces prophéties ne concernaient que le Christ du Créateur (nous en avons fourni la démonstration pour chacune d’elles), on ne peut soutenir, sans un étrange renversement d’idées, que le Christ se donna pour un Dieu étranger au Créateur, quand les preuves de sa manifestation forçaient les intelligences à le reconnaître pour le Fils du Créateur.

L’inconséquence est plus monstrueuse encore si, n’étant pas le Christ du Précurseur, il rend hommage au Précurseur qu’il nomma son prophète et son ange : « Voilà que j’envoie mon ange devant ta face ; il préparera les voies où tu marcheras. » Merveilleux à-propos de mon Rédempteur ! A Jean qui se scandalisait, il oppose la prophétie qui le concerne ; et en lui affirmant que le Précurseur a paru, il lève le scrupule de cette interrogation : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »

En effet, puisque le ministère du Précurseur était consommé et « les voies du Seigneur aplanies, » il était naturel de conclure que le Christ avait fait son entrée dans le monde sur les pas de son divin héraut. L’Ecriture déclare celui-ci le « plus grand parmi les enfants des hommes, » mais ce n’est pas une raison pour qu’il soit « inférieur à celui qui sera le plus petit dans le royaume de Dieu, » comme si ce royaume dans lequel le « plus petit sera supérieur à Jean, » et que ce Jean, « le plus grand parmi les enfants des hommes, » appartinssent à des dieux différents. Soit que le Seigneur voulût simplement caractériser un serviteur, élevé par le triomphe de son humilité ; soit qu’il se désignât ainsi lui-même, parce qu’il passait pour inférieur à Jean auprès duquel la multitude accourait de toutes parts, tandis qu’elle négligeait le Christ, ce qui faisait dire au Seigneur : « Qu’êtes-vous allé voir dans le désert ? » toujours est-il que tout appartient nécessairement au Créateur, et ce Jean, « le plus grand parmi les enfants des hommes, » et le Christ, et cet humble serviteur, quel qu’il soit, qui sera plus élevé que Jean dans le royaume du Créateur, et qui sera plus grand qu’un si grand prophète, pour ne s’être pas scandalisé au sujet du Christ, scandale qui affaiblit la gloire de Jean.

Nous avons déjà dit un mot de la rémission des péchés. L’action de la femme pécheresse qui « baise les pieds de mon Sauveur, les monde de ses larmes, les arrose de parfums et les essuie de ses cheveux, » est un nouvel argument en faveur de la réalité de sa chair. Tout cela. serait-il vrai d’un fantôme sans consistance ? Que le repentir de la pécheresse lui ait été méritoire, autre conformité avec le Créateur qui « préfère la miséricorde au sacrifice. » Mais si l’aiguillon du repentir entra dans son cœur par la vertu de la foi, ces paroles prononcées sur la pénitente justifiée : « Votre foi vous a sauvée, » sortent de la même bouche qui avait dit par Habacuc : « L’homme vit de la foi. »

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