Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XX

– « Qui est celui qui commande aux vents et à la mer ? »

— Sans doute, le nouveau dominateur des éléments, qui leur parle en maître, après avoir vaincu et détrôné le Créateur ? Il n’en est rien. La matière qui avait appris à obéir aux serviteurs du Dieu de l’Ancien Testament, reconnaissait encore la voix de son auteur. Ouvre l’Exode, Marcion ! promène tes regards sur la mer Rouge, plus vaste que tous les lacs de la Judée. Vois-tu ses flots s’ouvrir jusque dans leur profondeur sous la verge de Moïse, et se dresser des deux côtés en remparts immobiles, pour ouvrir aux fugitifs un passage intérieur à travers leur lit desséché ? puis ces mêmes flots, rendus à leur nature par la même volonté, retomber tout à coup et engloutir l’Egyptien dans un même tombeau ? Les vents du midi, concoururent à la vengeance. Ne t’arrête point là. Les terres des nations exterminées par le glaive vont être distribuées aux différentes tribus. A la voix, de Josué, les eaux supérieures du Jourdain suspendent leurs cours, et celles d’en bas s’écoulent vers la mer, aussitôt que les prêtres ont mis le pied dans le fleuve. Que réponds-tu à ce spectacle ? Si c’est ton Dieu qui opère ce prodige, il n’est pas plus puissant que les serviteurs de mon Dieu. Je me serais borné à ces exemples, si la prédiction de cette marche à travers les flots n’avait devancé le Christ. Traverse-t-il la mer ? il accomplit la parole du Psalmiste : « L’Eternel est descendu sur l’immensité des mers. » Sépare-t-il les eaux du détroit ? Habacuc est justifié. « Tu as ouvert un chemin à ton peuple à travers les grandes eaux. » La mer brise-t-elle ses flots au bruit de sa menace ? Nahum est dégagé de son serment : « Il menace la mer, et elle est desséchée, » sans doute sous le souffle des aquilons qui la tourmentaient. Par quel côté veux-tu que j’établisse la vérité de mon Christ ? Par les exemples qui l’ont précédé, ou par les prophéties qui le concernent ? Courage donc ! Approche, toi pour qui mon Sauveur n’est qu’un guerrier véritable, avec une armure véritable, au lieu d’un conquérant spirituel, destiné à triompher des puissances spirituelles par des armes spirituelles, et dans des batailles spirituelles. Viens apprendre de la bouche de cette légion de démons, cachée dans un seul homme, ainsi qu’elle le déclare elle-même, que le Christ est le vainqueur des ennemis spirituels, que ses combats et ses armes sont les armes et les combats de l’esprit, conséquemment qu’à lui seul était réservé l’honneur de terrasser la légion infernale dans une guerre que le roi-prophète semble avoir entrevue, quand il s’écrie : « Le Seigneur est fort, il est puissant. C’est lui qui triomphe dans les combats. » Il a dit vrai. Le Christ se mesura avec la mort, son dernier ennemi, et l’enchaîna au trophée de sa croix.

Ce démon, surnommé Légion, le reconnut pour le Fils de Dieu ; mais de quel Dieu ? Indubitablement de ce Dieu dont ils connaissaient l’abîme et redoutaient les tourments. Il n’est pas vraisemblable qu’ils aient attribué la puissance à un Dieu récent et inconnu, parce qu’ils n’ont pu ignorer le Créateur. Admettons, si tu le veux, que Satan n’ait pas su autrefois qu’il y avait un Dieu au-dessus de sa tête ; alors qu’il le vit déployer sa puissance au-dessous du ciel où il résidait, il ne peut s’empêcher de le reconnaître. L’accablante vérité que le prince des ténèbres avait découverte s’était répandue jusqu’aux derniers rangs de sa famille sur la terre, et dans l’étendue de ce ciel où agissait la divinité étrangère. Si elle eût existé, le Créateur n’eût pas manqué de la connaître, lui et ses créatures. Elle n’existait pas ; donc les démons ne connaissaient d’autre Christ que celui du Dieu sous lequel ils tremblaient. Aussi, écoute leurs supplications ! S’ils demandent de n’être pas précipités dans l’abîme, de qui sollicitent-ils cette grâce, sinon du Créateur ? Ils l’obtiennent, mais à quel titre ? Est-ce pour avoir menti ? est-ce pour l’avoir proclamé le fils du Dieu cruel ? Singulier Dieu, qui assiste le mensonge et protège ses détracteurs. Mais non, comme ils avaient proclamé la vérité en reconnaissant leur Dieu et le Dieu de l’abîme, le Christ a sanctionné leurs dépositions, et attesté qu’il était Jésus vengeur, fils du Dieu vengeur.

Mais voici dans le Fils les misères et les infirmités du Père. Je veux le taxer d’ignorance : qu’on me permette ce langage contre l’hérésie. Une femme attaquée d’un flux de sang le touche, et il ne sait pas par qui il est touché. « Qui m’a touché ? » dit-il. Malgré la dénégation de ses disciples, il insiste avec la même ignorance : « Quelqu’un m’a touché ; » et il en donne cette preuve : « car j’ai senti qu’une vertu est sortie de moi. » A cela que répond le sectaire ? Le Christ connaissait-il la personne ? Alors pourquoi affecter l’ignorance ? Pourquoi ? afin de provoquer l’aveu de la faiblesse, afin d’éprouver la foi. Ainsi, autrefois il avait aussi interrogé notre premier père comme s’il eût ignoré le lieu de sa retraite. « Adam, où es-tu ? » La Justification du Créateur est la justification du Christ. Le Christ ressemble au Créateur.

Le Christ était ennemi de la loi ancienne qui interdisait de toucher une femme au moment de sa souffrance. C’est pour insulter à la loi, dis-tu, que non-seulement il se laissa toucher par la malade, mais qu’il lui rendit la santé. O Dieu, bienfaisant par haine plutôt que par nature ! Mais si nous lisons que la foi de celle femme lui fut méritoire : « Votre foi vous a sauvée, » qui es-tu, pour expliquer par la jalousie une guérison que le Seigneur lui-même nous déclare avoir été la récompense de sa foi ?

Veux-tu que toute la foi de cette femme consistât dans son mépris pour la loi ? A qui pourras-tu persuader qu’étrangère à un Dieu dont elle n’avait pas la moindre idée, et non encore initiée à l’Evangile nouveau, elle enfreignît brusquement des préceptes qui l’obligeaient encore ? Mais en vertu de quelle foi cette désobéissance ? En quel Dieu croyait-elle ? Sur qui tombait son mépris ? sur le Créateur ? Car certainement c’est la foi qui conduisit sa main. Si c’est la foi au Créateur qui la conduisait, puis qu’elle ignorait un autre Dieu, comment alors viola-t-elle sa loi ? Criminelle envers la loi, elle n’a pu l’être que par sa foi au Créateur. Ici, nouvelle difficulté : comment accorder le respect qui conseille la soumission, avec la violence qui transgresse ? Je vais te le dire. Sa foi, c’était la conviction que « son Dieu préférait, la miséricorde au sacrifice ; » c’était la certitude que son Dieu agissait par l’entremise du Christ. Avec ces sentiments, elle ne toucha point le Sauveur comme un juste, ni comme un prophète accessible à la souillure par son humanité, mais comme un Dieu que sa foi lui montrait au-dessus de toute atteinte corruptrice. Elle interpréta donc sagement en sa faveur les prohibitions de la loi qui n’attachaient d’impureté légale qu’aux choses qui pouvaient être souillées, mais non à Dieu qu’elle contemplait dans son Christ. Elle se rappela que ces mêmes prohibitions n’avaient en vue que le flux de sang qui accompagne la souffrance de chaque mois et l’enfantement, dans les opérations régulières de la nature, mais non dans ses aberrations. Elle savait donc bien que son état de santé n’était pas limité à un temps, mais réclamait le secours de sa divine miséricorde. A ce titre, on peut, dire qu’au lieu d’avoir violé la loi, elle en a sagement distingué les prescriptions. Telle sera sa foi qui lui avait communiqué aussi l’intelligence. « Si vous ne croyez pas, dit-il, vous ne comprendrez pas. » Le Christ, en approuvant la foi de cette femme qui ne croyait qu’au Créateur, se déclara, par sa réponse, le Dieu de la foi qu’il approuva.

Ne négligeons point cette circonstance. En touchant le bord de son bêtement, la malade nous atteste que le Christ avait un corps réel et non illusoire. Nous n’avons pas ici le dessein de revenir sur cette question ; nous recueillons seulement un fait qui fortifie notre preuve. Si le Christ n’avait pas un corps véritable, un fantôme, chose vaine et imaginaire, ne pouvait être souillé. Impuissant à contracter une souillure par le néant de la substance, comment l’aurait-il voulu ? A litre d’ennemi de la loi ? Il mentait, puisque sa souillure n’avait aucune réalité.

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