Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXII

Mais ce qui tourne encore plus à la confusion, c’est que tu lui permettes de se montrer sur la montagne écartée, avec Moïse et Elie qu’il venait anéantir.

— Voilà précisément ce que proclama la voix partie de la nuée : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! » c’est-à-dire n’écoutez plus ni Moïse ni Elie.

— A la bonne heure ! mais il suffisait de la déclaration sans la présence des deux prophètes. En désignant celui qu’il fallait écouter, elle excluait tous les autres ; ou bien permit-elle de prêter l’oreille à Isaïe, à Jérémie et aux prophètes qu’elle ne montra point, si elle bannit ceux qu’elle rendit visibles ? Leur présence a été nécessaire, je te l’accorde. Au lieu de les montrer dans la familiarité de l’entretien, preuve d’amitié, ou dans la communauté de la gloire, marque de complaisance et de faveur, pourquoi ne pas les faire voir dans quelque lieu obscur, signe certain d’anéantissement, ou même dans les ténèbres du Créateur, qu’il était venu dissiper en les éloignant ainsi des divines splendeurs du Christ, qui était venu séparer leurs oracles et leurs Ecritures de son propre Evangile ? Voilà comme il démontre qu’ils lui sont étrangers, il les place auprès de lui. Voilà comme il nous enseigne à les abandonner, il les associe à sa mission. Voilà comme il les anéantit, il les relève en les couvrant des rayons de sa gloire. Qu’eût fait de mieux leur propre Christ ? Alors, je pense, il les eut révélés dans le système de l’hérésie, comme aurait pu le faire le dieu de Marcion, en les traitant comme il aurait traité tout autre, et non comme ses prophètes. Au contraire, montrer à ses côtés les hérauts de son avènement, se révéler avec ceux auxquels il s’était manifesté dans des révélations antérieures, s’entretenir avec ceux qui avaient tant de fois entretenu l’univers de sa présence, communiquer sa gloire à ceux qui l’avaient proclamé roi de gloire, à deux hommes illustres, dont l’un avait été le législateur du peuple, et l’autre son réformateur ; dont l’un avait consacré l’ancien Testament, et l’autre consommé le nouveau, quoi de plus convenable pour le Christ du Créateur ? Aussi Pierre, reconnaissant à bon droit les compagnons de son Christ, auquel ils étaient inséparablement unis, s’écrie : « Il est bon que nous soyons ici ? » Oui, bon d’habiter où se trouvaient Moïse et Élie. « Dressons-y trois tentes, une pour vous, une pour Moïse, une pour Elie. » Mais il ne savait ce qu’il disait. Comment ; cela, toutefois ? Son ignorance provenait-elle d’une erreur naturelle, ou avait-elle pour cause le principe que nous défendons dans la prophétie nouvelle, l’extase de la grâce, qui est une sorte de démence ? En effet l’homme, dans le ravissement de l’esprit, surtout lorsqu’il contemple la gloire de Dieu, ou que Dieu parle par sa bouche, doit nécessairement être emporté hors de lui-même et se perdre dans les rayons de la majesté divine : tel est le point qui nous sépare d’avec les Psychiques. En attendant, le ravissement extatique de Pierre est facile à expliquer. Comment aurait-il connu Moïse et Elie autrement qu’en esprit ? Le peuple n’avait ni leurs statues, ni leurs images ; la loi le défendait. Pierre les avait donc vus en esprit ; par conséquent ce qu’il avait dit, dans le ravissement de l’esprit et hors de ses sens, il ne pouvait le savoir.

D’ailleurs, s’il ne savait pas ce qu’il disait, parce qu’il se trompait véritablement en regardant le Christ comme leur Christ véritable, il est donc certain que Pierre, interrogé plus haut par le Christ sur l’opinion qu’ils avaient de lui, répondit qu’ils le regardaient comme le Christ envoyé du Créateur : « Vous êtes le Christ ! » S’il l’avait connu en ce moment pour être le Fils d’un Dieu étranger, il ne se serait pas trompé non plus sur ce point. Que si la seconde erreur naît de la première, il en résulte invinciblement que, jusqu’à ce jour, le Christ n’avait révélé aucune divinité nouvelle ; que, jusqu’à ce jour, Pierre ne fut point dans l’erreur, puisque son maître ne révélait rien de semblable, et que, durant tout cet intervalle, il ne faut pas le considérer autrement que comme le Christ du Créateur, dont il retraça ici toute la conduite.

Il choisit parmi ses disciples trois témoins de la vision et de la voix. Nouveau trait de ressemblance avec son Père, qui avait dit : « Toute parole sera assurée par la déposition de trois témoins. » Il se retire sur une montagne. Je reconnais la raison du lieu : c’est sur une montagne que le Créateur avait initié à sa loi le peuple primitif, par une vision et par le son de sa voix. Il fallait que la nouvelle alliance fût signée sur le lieu élevé où avait été conclue l’ancienne, sous l’ombre environnante de la même nuée, condensée par l’air du Créateur, comme personne n’en douta, à moins que ton dieu, ô Marcion, n’ait rassemblé quelques nuages le jour où il se fraya un chemin à travers le ciel du Créateur, ou n’ait encore emprunté les vapeurs de son antagoniste. Aussi la nuée ne fut-elle pas muette alors. Une voix se lit entendre du ciel ; le Père rendit un nouveau témoignage à ce Fils, duquel il avait déjà dit par l’organe de David : « Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui ; » et par Isaïe : « Si vous craignez le Seigneur, écoutez la voix de son Fils. » C’est pourquoi, le rendant visible enfin, il s’écrie : « Celui-ci est mon Fils. » Et on sous-entend, le Fils que je vous ai promis. En effet, s’il a promis autrefois et qu’il dise ensuite : « Celui-ci est, » cette parole convient à celui qui montrait l’objet qu’il avait promis, et non pas à celui auquel l’on peut répondre, Qui es-tu pour me dire : « Celui-ci est mon Fils ? » Ton Fils ! Tu ne m’as pas plus annoncé son futur avènement que tu ne m’as révélé toi-même ta propre existence.

« Écoutez-le donc ! » Dès l’origine, il avait déclaré lui-même qu’il fallait l’écouter comme un prophète, parce que le peuple devait le considérer comme tel. « Dieu vous suscitera, dit Moïse, un prophète d’entre vos frères. » Allusion à sa naissance charnelle. « Écoutez-le comme moi-même. » « Car toute âme qui ne l’écoutera point sera exterminée du milieu de son peuple. » Isaïe parle le même langage : « Si vous craignez le Seigneur, écoutez la voix de son Fils. » Parole que le Père lui-même devait appuyer, lorsqu’il interrompit l’entretien de son Fils par ces mots : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! »

Si la translation s’est faite de Moïse et d’Élie au Christ, ce n’était pas de la part d’un autre Dieu pour un autre Christ, mais de la part même du Créateur pour son Christ, lorsqu’il lit succéder le Nouveau Testament à l’Ancien. « Ce n’est point un mandataire, ni un envoyé qui les sauvera, dit Isaïe ; c’est le Seigneur lui-même, » prêchant en personne, accomplissant la loi et les prophètes. Le Père assigna donc au Fils des disciples nouveaux. Mais auparavant, il associa publiquement Moïse et Élie aux prérogatives de ses splendeurs, comme pour les congédier avec les honneurs que réclamaient leur rang et leur fidélité, afin de prouver à Marcion qu’il y avait société de gloire entre le Christ, Moïse et Élie. Habacuc nous a décrit d’avance toutes les circonstances de cette vision dans ce passage, où l’Esprit saint parle ainsi au nom des apôtres : « Seigneur, j’ai entendu la parole, et j’ai pâli de crainte. » Devant qui, sinon devant l’auteur de cette parole : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! J’ai considéré tes œuvres, et j’ai été ravi hors de moi. » Quand cela, sinon quand Pierre ne sait ce qu’il dit a la vue d’une si grande gloire ? « Tu t’es montré au milieu de deux animaux, » Moïse et Élie. C’est de ces animaux mystérieux que Zacharie parlait dans la vision de deux oliviers et de deux rameaux chargés d’olives. « Ils sont les deux fils de l’abondance, qui assistent devant le maître de toute la terre. » « Sa gloire a couvert les cieux, » poursuit Habacuc. Voilà la nuée resplendissante. « Son éclat imitait celui de la lumière, » de cette même lumière dont ses vêtements étincelaient. Rappelons-nous la promesse faite à Moïse, nous la verrons s’accomplir. L’homme de Dieu, souhaitant de voir la face du Seigneur : « Maintenant donc, si j’ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi, afin que je vous voie, » soupirait, après cette présence par laquelle le Christ devait revêtir notre humanité. Le prophète savait bien, car déjà cette réponse lui avait été faite, il savait bien que personne « ne peut contempler la face du Seigneur sans mourir. » – « Et je prononcerai en ta présence le nom du Seigneur : – Seigneur, manifestez-moi votre gloire, » répète le juste. Il lui fut répondu au sujet de l’avenir ce qu’il avait déjà entendu : « Je te précéderai dans ma gloire, etc. » Et en dernier lieu, « Tu ne me contempleras que par derrière. » Il ne parlait pas ici de son corps ni de ses vêtements, mais de cette gloire qui devait être révélée dans les derniers temps, et après laquelle il soupirait. Alors le prophète le « verra face à face, » comme la promesse lui en est faite dans ces mots adressés à Aaron : « Si quelqu’un parmi vous est prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai dans une vision, et je lui parlerai dans le sommeil. Mais il n’en est point ainsi de mon serviteur Moïse. Je lui parlerai à lui bouche à bouche (allusion à notre humanité qu’il devait revêtir), et non d’une manière énigmatique, ni en figures. » Marcion veut-il qu’il n’ait pas été vu s’entretenant avec le Seigneur, circonstance qu’il a supprimée, mais seulement debout auprès de lui ? Je n’en demande point davantage. L’Exode me le montre « debout, face à face et bouche à bouche avec le Seigneur. » Il n’était donc pas loin de lui. Il était dans sa gloire même, et non pas seulement en sa présence. Il s’éloigna non moins honoré par le Christ qu’il ne l’avait été autrefois du Créateur, éblouissant par ses rayons les yeux des enfants d’Israël, à peu près comme ce Marcion aveuglé au sein de la lumière, puisqu’il ne voit pas que cet argument tourne contre lui.

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