Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXIV

Outre ses douze ; apôtres, « il s’en choisit soixante-dix autres. » Pourquoi douze ? pourquoi soixante-dix ? Sinon à cause des douze fontaines d’Elim, et des soixante-dix palmiers ? C’est la diversité des circonstances et non de pouvoirs qui crée les oppositions. Perdre de vue la différence des temps, c’est aller se heurter contre celle des pouvoirs. Conduits par la main du Créateur, les enfants d’Israël sortent de l’Égypte, chargés non-seulement de vases d’or et d’argent, et des étoffes de leurs maîtres, mais encore de bagages et d’abondantes provisions. Le Christ, au contraire, défend à ses disciples de prendre même un bâton pour la route. Pourquoi cette différence ? Les premiers s’enfonçaient dans le désert, tandis que les autres étaient envoyés dans les villes. Examine la diversité des situations : tu reconnaîtras qu’un seul et même pouvoir dispose le départ des siens, selon la pénurie ou l’abondance des lieux ; circonscrit et indigent dans la profusion des cités, richement approvisionné pour les besoins du désert.

« Vous n’emporterez pas de chaussures. » Autre preuve de son identité avec celui qui avait conservé, pendant tant d’années, les chaussures du peuple dans le désert. « Vous ne saluerez personne sur le chemin. » Singulier destructeur des prophètes, qui imite leurs exemples. Qu’Elisée envoie son serviteur Giézi, pour ressusciter le fils de la Sunamite, ne lui dit-il pas : « Ceins tes reins, prends ton bâton à ta main, et va : si tu rencontres quelqu’un sur ta roule, ne le bénis point (ne le salue pas), et si quelqu’un te bénit, ne le salue pas (ne lui rends pas son salut) ? » Car la bénédiction le long du chemin n’est pas autre chose que le salut réciproque de ceux qui se rencontrent.

Cette injonction du Seigneur : « Dans quelque ville que vous entriez, dites premièrement : Paix à cette maison ! » est encore la reproduction du passé. Elisée avait recommandé à Giézi de dire à la Sunamite en entrant chez elle : « Paix à votre époux ? paix à votre fils ! » Nous pouvons réclamer à plus juste titre des oppositions qui confondent le Christ au lieu de le diviser. « L’ouvrier est digne de son salaire. » A quel autre cette maxime convient-elle mieux qu’au juge éternel ? Décider que l’artisan est digne de son salaire, c’est juger : point de rétribution qui ne repose sur une sentence. Là encore je retrouve la loi du Créateur, où l’animal qui travaille est déclaré digne de son salaire : « Vous ne lierez point la bouche du bœuf qui foule vos moissons. » Quel est le zélé bienfaiteur de l’homme, sinon le protecteur de la bête elle-même ? Que si le Christ a prononcé que l’ouvrier était digne de son salaire, il a justifié le Créateur, ordonnant aux Hébreux d’emporter les dépouilles de l’Egyptien. En effet, les ouvriers qui avaient bâti des édifices et des villes pour leurs maîtres étaient dignes de leur salaire. Conséquemment, au lieu d’avoir été instruits à tromper, le Très-Haut leur apprit seulement à s’indemniser eux-mêmes de leurs sueurs, unique compensation qu’ils pussent exiger de leurs tyrans.

L’ordre qu’il intime à ses disciples d’annoncer l’approche du royaume de Dieu, indique suffisamment que ce royaume n’était ni nouveau, ni inconnu. On ne peut montrer l’approche que d’une chose qui a été longtemps éloignée. Si elle n’avait jamais existé, avant de s’approcher, on ne pourrait pas dire d’une chose qui n’a jamais été éloignée qu’elle s’approche. Tout ce qui est nouveau et inconnu apparaît brusquement ; tout ce qui apparaît brusquement, ne commençant à revêtir quelque forme que par L’annonce qui en est faite, ne date que du jour de cette prédication. D’ailleurs, il ne pourra ni avoir tardé autrefois tant qu’il n’était pas promulgué, ni s’être approché depuis qu’il a commencé d’être annoncé.

Il ajoute : « A ceux qui ne vous recevront pas, dites-leur : Sachez cependant que le royaume de Dieu s’approche. » Si ce n’est pas là un avertissement comminatoire, l’ordre est vain et superflu. Et que leur importe l’approche du royaume, si avec le royaume n’arrive pas le jugement, sentence de salut pour ceux qui ont cru à ses oracles ? Comment cela ? Si la menace ne peut rien sans l’exécution, as-tu dans le Dieu qui menace le Dieu qui exécute, et le juge complet dans l’un et l’autre cas ? C’est ainsi qu’il enjoint encore à ses disciples de secouer la poussière de leurs pieds, en témoignage contre les rebelles, et pour qu’ils n’emportent rien de cette terre, bien loin de leur permettre aucune communication avec elle. En effet, si la barbarie et l’inhospitalité ne doivent attendre de lui aucune vengeance, dans quel but ce témoignage, sans signification, s’il ne renferme une menace ? Or, j’ouvre le Deutéronome du Créateur. J’y lis que l’Ammonite et le Moabite n’entreront jamais dans l’assemblée du Seigneur, parce qu’ils ont frustré son peuple de l’eau et du pain de l’hospitalité. Plus de doute ; voilà de quelle main part l’interdit prononcé par le Christ sous cette forme : « Qui vous méprise me méprise. » Le Créateur en avait dit autant à Moïse : « Ce n’est pas toi qu’ils ont méprisé ; c’est moi. » Moïse, en effet, n’est pas moins apôtre que les apôtres ne sont prophètes. Même autorité, même honneur dans ce double ministère confié par un seul et même Seigneur, le Dieu des prophètes et des apôtres.

« Voici que je vous donne puissance pour marcher impunément sur les serpents et les scorpions. » Qui tient ce langage ? Le Dieu qui règne sur tous les êtres, ou celui qui n’a pas même à lui la plus chétive créature ? Heureusement le Créateur a donné autrefois cette puissance aux enfants à la mamelle. « Ils se joueront avec l’aspic, ils porteront la main dans la caverne du basilic, sans en recevoir de blessure. »

Ne savons-nous pas, d’ailleurs, en laissant à l’Ecriture son sens littéral (car les bêtes sont impuissantes à nuire là où se rencontre la foi), que ces scorpions et ces serpents désignent allégoriquement les esprits de malice dont le prince est appelé Serpent, Dragon, ou de tout autre nom terrible dans les livres saints du Créateur, qui avait conféré le même pouvoir à son premier Christ ? Le Psaume 90 en fait foi. « Tu marcheras sur le lion et l’aspic, tu fouleras aux pieds le lionceau et le dragon. » Isaïe a dit la même chose : « En ce jour-là, le Seigneur, armé d’un glaive pénétrant, fort, invincible (qu’est-ce que ce glaive, sinon son Christ ?) visitera le serpent énorme, aux replis tortueux, et fera périr le dragon de la mer. » Je lis ailleurs dans le même prophète : « Et là sera une voie, la voie sainte ; l’impur n’y passera point, et elle vous fut ouverte. Les insensés n’y marcheront pas. Aucun lion, aucune bête farouche n’y entrera. » Ce chemin mystérieux signifiant la foi par laquelle nous parviendrons à Dieu, c’est donc à ce chemin, c’est-à-dire à la foi, qu’il promet la faculté de détruire ou de soumettre les bêtes féroces. Enfin, pour peu que tu lises le texte précédent, tu reconnaîtras que le temps de la promesse était arrivé. « Fortifiez-vous, mains languissantes ; affermissez-vous, genoux tremblants ! Alors les yeux de l’aveugle et les oreilles du sourd s’ouvriront ; le boiteux bondira comme le cerf, et la langue du muet sera prompte et rapide. » Tout s’accorde : là où il consigne le bienfait de ses guérisons, il soumet à ses saints les scorpions et les serpents, ce même Dieu qui avait reçu d’abord cette puissance de son Père, afin de la communiquer aux autres, et qui la manifesta conformément à la marche des prophéties.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant