Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXVII

J’aime mieux venger plus tard le Créateur des accusations des Marcionites. Il me suffit ici que ces faiblesses se rencontrent dans le Christ. Il est inconstant, versatile, capricieux. Il enseigne une chose et en fait une autre ; il prescrit « de donner à quiconque demande, et lui-même refuse un prodige à qui en demande. » Il cache aux hommes pendant des milliers d’années sa lumière, et il veut qu’au lieu de cacher notre lampe, nous la mettions sur le chandelier, afin qu’elle luise pour tous. Il défend de répondre à la malédiction par la malédiction, et plus encore de commencer à maudire ; et il répète coup sur coup : Malheur aux Pharisiens ! Malheur aux docteurs de la loi ! Qui donc ressemble si exactement à mon Dieu, sinon son Christ ? Nous avons établi plus d’une fois qu’on ne pouvait l’accuser d’avoir anéanti la loi, s’il n’avait pas proclamé un autre Dieu. Aussi le pharisien qui l’avait invité à dîner, se demandait-il à lui-même, pourquoi il ne s’était pas lavé avant de se mettre à table, suivant les prescriptions de la loi, puisqu’il prêchait le Dieu de la loi. Mais Jésus lui expliqua le sens de ces prescriptions : « Vous autres, vous nettoyez avec soin les dehors du plat et de la coupe ; mais au dedans vous êtes pleins de rapines et d’iniquité. » Il voulait que la pureté du vase avertît l’homme d’être pur devant Dieu, puisque les préoccupations du pharisien portaient sur l’homme, et non sur une coupe qui n’avait pas été lavée. Aussi leur dit-il : « Vous nettoyez l’extérieur du vase » ou la chair, « mais vous négligez l’intérieur » ou l’âme. Et il ajoute : « Celui qui a fait le dehors, » la chair, « n’a-t-il pas fait aussi le dedans, » l’âme ? Par ces paroles, il montra ouvertement que l’homme appartient dans sa « double substance à celui qui préfère la miséricorde » non pas seulement aux purifications extérieures, mais même « aux sacrifices. »

Il ajoute encore : « Donnez l’aumône de ce que vous avez reçu, et tout sera pur en vous. » Que si un autre dieu peut avoir recommandé la miséricorde, toujours ne l’a-t-il pas pu avant de se faire connaître. Or, les faits parlent ici d’eux-mêmes. Il reprochait aux Pharisiens, non pas le dieu qu’ils croyaient, mais la manière dont ils le servaient, celui qui leur prescrivait par une figure la purification des vases, et sans allégorie les œuvres de la miséricorde. Ainsi encore leur fait-il un crime de payer exactement la dîme de quelques herbes, tandis qu’ils négligeaient la justice et l’amour de Dieu. La justice et l’amour de quel Dieu, sinon du Dieu auquel ils offraient la dîme de l’aneth et du cumin, selon les prescriptions de la loi ? Tout le poids de ses censures portait sur leur fidélité aux petites choses, et leur infidélité dans les grandes, au mépris de celui qui disait : « Tu aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta force, le Seigneur ton Dieu qui t’a tiré de l’Égypte. » D’ailleurs le temps lui-même n’eût pas permis que le Christ réclamât un amour si prompt et si prématuré, pour un dieu nouveau, récemment connu, car je ne veux pas dire, non encore manifesté.

Lorsqu’il blâme ceux qui cherchent les premières places ou les salutations honorables, il suit l’exemple du Créateur, qui appelle ces ambitieux des magistrats de Sodome, qui nous défend de mettre notre confiance dans les princes, il y a mieux, qui déclare « le plus malheureux des hommes quiconque s’appuie sur un bras de chair. » Si quelqu’un recherche la puissance pour tirer vanité des hommages d’autrui, puisqu’il a défendu d’attendre ces hommages, et de s’appuyer sur un bras de chair, la censure de l’orgueil et de l’ambition est partie du même Dieu. Il s’élève contre les docteurs de la loi eux-mêmes qui « chargeaient les autres de fardeaux que ceux-ci ne pouvaient porter et auxquels eux-mêmes n’avaient pas le courage de toucher du bout du doigt ; » non pas qu’il songe à décrier ces fardeaux de la loi, comme s’il l’avait en aversion ! Le moyen de supposer l’aversion à qui reproche de négliger les préceptes fondamentaux de la loi, l’aumône, la justice, l’amour de Dieu, bien plus importants que « la dîme de l’aneth et du cumin, ou la propreté des vases ? » D’ailleurs, il eût excusé plutôt ceux qui portaient des fardeaux au-dessus de leurs forces. A quels fardeaux en veut-il donc ? A ceux qu’ils ajoutaient de leur propre fonds, en prêchant la doctrine de l’homme pour favoriser leurs propres intérêts, « joignant des maisons à des maisons nouvelles pour dépouiller le prochain, soulevant les clameurs du peuple, aimant les présents, recherchant un salaire, déniant la justice au pauvre, faisant violence à l’orphelin et à la veuve. » Le même Isaïe dit encore à leur sujet : « Malheur à vous, qui êtes puissants à Jérusalem ! » Et ailleurs : « O mon peuple, ceux qui t’appellent heureux, le trompent. » Qui sont ces oppresseurs, sinon les docteurs de la loi ? S’ils déplaisaient au Christ, ils lui déplaisaient comme des hommes qui étaient à lui. Il n’aurait pas adressé ses reproches aux docteurs d’une autre loi.

Mais pourquoi encore cet anathème : « Malheur à vous, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes, après que vos pères les ont fait mourir ! » dignes plutôt de louanges ou attestant, par ces monuments de la piété, qu’ils désavouaient les crimes de leurs pères ; pourquoi, si mon Dieu n’était pas « le Dieu jaloux, » comme l’en accusent les Marcionites, « et poursuivant l’iniquité des pères jusque sur la troisième et la quatrième génération ? » Mais quelle clef avait entre leurs mains les docteurs de la loi, sinon l’interprétation de la loi, dans l’intelligence de laquelle ils n’entraient pas eux-mêmes, faute de croire : « Car si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas, » et dont ils fermaient l’entrée aux autres, quand ils enseignaient, au lieu des préceptes divins, la doctrine de l’homme ? Je le demande, le Dieu qui reproche aux docteurs de n’être pas entrés eux-mêmes et de fermer l’entrée aux autres, sera-t-il le détracteur de la loi ou son partisan ? Détracteur, ceux qui fermaient l’entrée de la loi devaient lui plaire ; partisan, il n’est donc plus ennemi de la loi.

— Mais il répétait ces malédictions pour blâmer la cruauté du Créateur envers ceux qui, violant ses lois, tombaient sous le coup de ce mot terrible : Malheur !

— S’il est cruel, qui ne craindra pas plutôt de provoquer ses rigueurs en désertant sa doctrine ? Plus il le représentait comme formidable, plus il nous enseignait à nous le rendre propice, Ainsi devait procéder le Christ du Créateur.

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