Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXIX

Qui nous défendrait de nous inquiéter, pour notre vie, de ce que nous mangerons, pour notre corps, où nous trouverons des vêtements, sinon ce Dieu qui a pourvu d’avance à nos besoins ; qui, l’œil toujours ouvert sur nous, réprime ces vaines sollicitudes comme un outrage à sa libéralité ; qui a préparé la substance de cette âme meilleure que les aliments, et façonné la nature de ce corps meilleur que le vêtement ? Les corbeaux ne sèment, ni ne moissonnent, ils n’ont ni grenier, ni cellier, et cependant ils sont nourris par ses soins ; les lis ne travaillent ni ne filent, et cependant ils sont vêtus par lui-même. Salomon, dans toute sa magnificence, n’est pas plus magnifiquement paré que la plus humble de ses fleurs. Au reste, rien qui heurte si violemment la raison que deux dieux dont l’un dispense les dons, tandis que l’autre ordonne d’être tranquille sur cette dispensation, surtout quand cet autre est un ennemi. Enfin, est-ce pour décrier le Créateur qu’il nous interdit ces sollicitudes dont ne s’inquiètent ni les corbeaux ni les lis, pour des aliments qui s’offrent d’eux-mêmes, grâce à leur abondance ? Nous le verrons tout à l’heure.

En attendant, pourquoi les appelle-t-il avec reproche « des hommes de peu de foi ? » De quelle loi s’agit-il ? De celle qu’ils ne pouvaient manifester dans sa plénitude à un Dieu encore voilé, puisqu’à peine avaient-ils appris à le connaître, ou de celle qu’ils devaient au Créateur, en croyant qu’il fournit de lui-même ces aliments aux hommes, et qu’ils n’ont pas à s’en inquiéter ? Car, quand il ajoute : « Les païens cherchent toutes ces choses, » faute de croire à un Dieu créateur et conservateur, il reprochait à ses disciples qu’il avertissait de ne pas ressembler aux nations, leur peu de loi dans ce même Dieu qu’outrageait l’incrédulité des nations. Or, quand il ajoute encore : « Votre Père sait que vous en avez besoin, » de quel père le Christ veut-il parler, demanderai-je d’abord ? De leur Créateur ? alors il affirme sa bonté, puisqu’il connaît les besoins de ses enfants. De l’autre Dieu ? comment saura-t-il que le vivre et le vêtement sont nécessaires à l’homme puisqu’il n’a rien accordé de pareil ? S’il l’avait su, il l’eût accordé. D’ailleurs, s’il sait ce qui est nécessaire à l’homme sans y pourvoir, il s’y refuse ou par malice, ou par impuissance. Or, déclarer que tout cela était nécessaire à l’homme, c’était dire que tout cela était bon, le mal n’étant pas nécessaire. Dès-lors, il n’est plus le déprédateur des œuvres et des miséricordes du Créateur, pour donner ici la réponse que j’ai différée tout à l’heure. Or, si c’est un autre qui a prévu et qui accorde les choses qu’il sait nécessaires à l’homme, comment le dieu de Marcion me les promet-il de son côté ? Il est donc libéral du bien d’autrui ? « Cherchez d’abord le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Par lui-même apparemment ? Mais si je le reçois de ses mains, de quel nom appeler celui qui me promet le bien d’autrui ? Si le reste est un surcroît ajouté au royaume, il ne tient que la seconde place : la seconde place appartient à qui appartient la première ; le vivre et le vêtement appartiennent à qui appartient aussi le royaume. Ainsi promesses, paraboles, comparaisons, toutes émanent du Créateur, puisqu’elles ne concernent d’autre dieu que celui auquel elles se rapportent dans tous leurs points. Nous sommes ses serviteurs, car nous avons Dieu pour maître. « Nous devons ceindre nos reins, » c’est-à-dire marcher librement et dégages des mille entraves qui embarrassent la vie ; « avoir à la main des lampes allumées, » c’est-à-dire tenir nos cœurs allumés par la foi et brillants des œuvres de la vérité ; puis, dans cette attitude, « nous tenir prêts pour l’arrivée du Seigneur, » c’est-à-dire du Christ. D’où vient le Christ ? Des noces ? Il est donc le Fils du Créateur qui a institué le mariage. S’il n’est pas l’envoyé du Créateur, Marcion lui-même, en voyant son dieu prendre en aversion le mariage, quoique invité à des noces, ne s’y serait pas rendu. La parabole a donc failli dans la personne du Seigneur s’il n’est pas le dieu qui a fondé le mariage ; de même, c’est se tromper grossièrement dans la parabole suivante, que d’appliquer à la personne du Créateur le rôle « de ce voleur que le père de famille ne laisserait point pénétrer dans sa maison s’il était averti de son heure. » Le maître de l’homme tout entier passer pour un voleur ! Impossible ! Personne ne vole ou ne pille son propre domaine ; le voleur, c’est celui qui envahit le domaine d’autrui et arrache l’homme à son maître. Or, comme il nous désigne clairement que ce voleur est le démon par lequel l’homme n’eût jamais laissé renverser sa maison, s’il avait su dans l’origine l’heure de son arrivée, il nous ordonne « de nous tenir prêts, parce que le Fils de l’Homme viendra au moment où nous n’y penserons pas. » Non qu’il soit un voleur lui-même, mais il se présentera comme juge de quiconque ne se sera point tenu prêt ni armé contre le voleur. Si donc il est Fils de l’Homme, je tiens le juge, et dans le juge, je défends le Créateur. Christ du Créateur, veut-il, sous ce nom de Fils de l’Homme, me faire comprendre que nous ne connaissons pas ce voleur qui doit venir un jour, tu as le principe établi il n’y a qu’un moment : Personne ne vole ce qui est à soi ; sans préjudice de cet autre, que plus il m’enseigne à redouter le Créateur, plus il se montre l’envoyé du Créateur, en plaidant sa cause.

Aussi quand Pierre lui demande : « Est-ce pour nous seuls ou pour tous, que vous dites cette parabole ? » il avertit par la similitude présente les disciples, et dans leur personne tous ceux qui devaient gouverner l’Église dans l’avenir, que l’économe qui aura bien traité ses co-serviteurs pendant l’absence de son maître, au retour du maître, sera établi sur tout ce qu’il possède ; au contraire, l’économe a-t-il mal versé, au retour de son maître, qui viendra au jour et à l’heure où il s’y attendra le moins, le Fils de l’Homme, le Christ du Créateur, juge équitable et non pas voleur, « le mettra à l’écart et lui donnera sa part avec les infidèles. » Ainsi, point de milieu ! ou il me montre sous cet emblème le jugement du Seigneur et il m’enseigne a le connaître ; ou il a voulu parler du Dieu exclusivement bon, et alors il le convertit en juge, quoi qu’en dise le sectaire.

En effet, on essaie d’adoucir ce sens quand on l’applique à son Dieu. On veut que mettre seulement à l’écart l’économe, et le replonger parmi les infidèles, comme s’il n’avait jamais été appelé, et le rendre ainsi à son premier état, soit un acte de mansuétude et d’impassibilité ; on ne voit pas qu’il y a là un homme jugé. O extravagance ! Quelle sera la destinée de ces serviteurs mis à l’écart ? Ne sera-ce pas la perte du salut, puisqu’ils seront séparés du ceux qui seront mis en possession du salut ? Et quelle est la condition des infidèles ? N’est-ce pas la damnation ? Ou bien, si les serviteurs mis à l’écart et les infidèles ne doivent pas souffrir, il s’ensuit que les serviteurs retenus dans un autre lieu, et les fidèles n’obtiendront également aucune récompense. Au contraire, si les serviteurs retenus ailleurs et les infidèles obtiennent le salut, il faut de toute nécessité que le salut soit enlevé à ceux qui sont mis à l’écart et aux infidèles. Il y a là un jugement ; qui m’en menace, est l’envoyé du Créateur. Quel autre reconnaîtrai-je dans ce maître, ici frappant ses serviteurs légèrement ou à coups redoublés, et là redemandant peu ou beaucoup, selon la mesure de ce qu’il a confié, sinon le Dieu qui rend à chacun selon ses œuvres ? A qui convient-il que j’obéisse, sinon à mon rémunérateur ? Ton christ proclame à haute voix ; « Je suis venu apporter le feu sur la terre. » Qui ? le Dieu exclusivement bon ; le maître qui n’a aucun enfer ; qui tout à l’heure avait réprimandé ses disciples parce qu’ils appelaient” le feu du ciel sur une bourgade inhumaine, A quelle époque consuma-t-il Sodome et Gomorrhe sous une pluie de flammes ? à quelle époque la prophétie a-t-elle dit : « Le feu le précédera et dévorera ses ennemis ? » à quelle époque a-t-il promulgué ses menaces par la bouche d’Osée : « J’enverrai le l’en contre les villes de Juda. – Le feu de mon indignation s’est allumé. » Qu’il ne cherche point à nous abuser. S’il n’est pas le Dieu qui « a fait entendre sa voix du fond du buisson ardent, » peu m’importe la flamme dont il veut parler. Ne fût-ce qu’un symbole, du moment qu’il emprunte à mon élément des exemples pour appuyer ses paroles, il est mon Christ, puisqu’il use de ce qui est à moi. L’image du feu appartiendra à qui appartient le feu véritable.

Il va m’expliquer plus clairement lui-même la nature de ce feu, en ajoutant : « Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? non, vous dis – je, mais la division. » Il y avait écrit le glaive. Mais Marcion l’efface, comme si la division n’était pas aussi l’œuvre du glaive. Celui qui a refusé la paix a donc en vue le feu de la destruction. Même combat, même incendie. Même glaive, même flamme. Ni les uns ni les autres ne conviennent à ton Dieu.

Enfin, « les familles seront divisées, dit-il, le fils contre le père, la mère contre la fille, la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille, la belle-fille contre la belle-mère. » Si la trompette prophétique a signalé d’avance et dans les mêmes termes cette lutte des parents, je crains bien que Michée n’ait été le prophète du christ de Marcion. Voilà pourquoi, sans doute, il s’écriait : « Hypocrites, qui savez juger d’après les apparences du ciel et de la terre, pourquoi donc ne distinguez-vous pas le temps où vous êtes ? » Parce qu’en effet, accomplissant toutes les prophéties qui les concernaient, et n’enseignant pas autre chose, ils devaient le reconnaître. D’ailleurs, qui pourrait discerner le temps d’un Dieu sans avoir entre les mains des preuves qui établissent son existence ?

C’est encore à bon droit qu’il leur reproche de ne pas « savoir juger par eux-mêmes de ce qui est juste. » Il a prononcé autrefois ces oracles ; par Zacharie : « Jugez selon la justice et la paix ; » par Jérémie : « Rendez la justice et l’équité ; » par Isaïe : « Protégez l’orphelin ; défendez la veuve. » Il accuse même la vigne de Sorech de n’avoir « produit, au lieu de justice, que les cris de l’opprimé. » Le même Dieu qui leur avait enseigné à se conduire d’après le précepte, exigeait donc qu’ils obéissent par un acte de liberté. Qui avait semé le précepte, en pressait les effets. Mais quelle absurdité à celui qui venait détruire le Dieu de la justice, de recommander de juger avec justice ! Car les Marcionites, par ce juge « qui plonge dans le cachot et n’en laisse sortir qu’après le paiement de la dernière obole, » entendent le Créateur, dans le dessein de le décrier. Même attaque, même réponse. Toutes les fois que l’on nous oppose la sévérité du Créateur, autant de fois le Christ est l’envoyé de celui pour lequel il prêche la soumission par le motif de la crainte.

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