Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXXIII

Quels sont les deux maîtres que, suivant lui, nous ne pouvons servir à la fois, parce qu’il faut nécessairement mépriser l’un et honorer l’autre ? Il nous le déclare lui-même, « en nous mettant sous les yeux Dieu et Mammon. » Mais qui entend-il par Mammon ? A défaut de tout autre interprète, tu peux encore l’apprendre de sa bouche ; car, en nous avertissant de consacrer les richesses du monde à nous préparer de puissantes amitiés, à l’exemple de cet économe qui, dépouillé de son administration, convoque « les débiteurs de son maître, et diminue leurs obligations pour qu’ils lui viennent en aide à leur tour, » « Et moi aussi, s’écrie-t-il, je vous dis : Employez les richesses injustes à vous faire des amis. » Mammon n’est donc autre chose que l’argent employé par ce serviteur. Nous savons tous que l’argent est l’auteur de l’injustice et le roi de ce monde. En voyant la cupidité des Pharisiens à genoux devant l’idole, le Christ lança contre elle cette sentence : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » Enfin ces Pharisiens, qui couraient après l’argent, se prirent à rire en reconnaissant, sous le nom de Mammon, la personnification de leur dieu, afin que l’on ne croie pas que par Mammon il faille entendre le Créateur, ni que le Christ brisât le joug du Créateur. Qu’as-tu à répondre ? Reconnais plutôt, par cet exemple, que le Christ n’a prêché qu’un seul Dieu ; car il a nommé deux maîtres, Dieu et Mammon, le Créateur et l’argent. Enfin, « vous ne pouvez, dit-il, servir à la fois Dieu, » celui, conséquemment, qu’ils servaient en apparence, « et Mammon, » auquel leur cœur était véritablement enchaîné. S’il s’était donné lui-même pour un Dieu nouveau, au lieu de deux maîtres, il en eût désigné trois. Le Créateur est notre maître, parce qu’il est Dieu ; mille fois plus notre maître que Mammon ; d’autant plus digne de nos adorations qu’il est plus notre maître. Pourquoi, après avoir nommé du nom de maître Mammon, qu’il associait ainsi à Dieu, leur cacherait-il leur maître véritable, c’est-à-dire le Créateur ? Ou bien, en s’abstenant de le nommer, a-t-il permis de le servir, lorsqu’il déclare que l’incompatibilité du service n’existe qu’entre lui-même et Mammon ? Dès-lors, puisqu’il n’établit qu’un seul Dieu, quand il eût fallu nommer le Créateur, si lui-même eût été un Dieu différent, c’est avoir nommé le Créateur, que de l’avoir proclamé maître sans aucun autre Dieu. Par-là, on verra clairement le sens de ces paroles : « Si vous n’avez pas été fidèles dans le Mammon de l’injustice, qui vous confiera celui de la vérité ? » Tu l’entends ! dans le Mammon de l’injustice, et non point dans le Créateur, auquel Marcion lui-même accorde la justice. « Et si vous n’avez point été fidèles dans le bien d’autrui, qui vous donnera ce qui m’appartient ? » Car toute injustice doit demeurer étrangère aux serviteurs de Dieu. Mais à quel titre le Créateur, le propre Dieu de la nation juive, était-il étranger aux Pharisiens ? Si donc ces paroles : « Qui vous confiera le véritable ! qui vous mettra en possession de ce qui m’appartient ? » s’appliquent non pas au Créateur, mais à Mammon, il n’a pu les proférer ni comme dieu différent, ni dans les intérêts d’un dieu différent. Pour qu’il parût s’être exprimé dans ce sens, il faudrait qu’en leur reprochant leur infidélité au Créateur et non à Mammon, il eût, par cette manière de s’exprimer, établi la distinction d’un dieu étranger qui ne confiera point sa vérité aux économes infidèles du Créateur. Comment alors peut-il passer pour le Mammon d’un autre dieu, s’il n’est pas proposé dans cette parabole, avec l’intention de le séparer de la chose dont il s’agit ? Or, si les Pharisiens, habiles à se justifier devant les hommes, attendaient de l’homme leur récompense, il les censurait dans le même sens que Jérémie : « Malheureux qui se confie dans un bras de chair ! » S’il ajoute encore : « Mais Dieu connaît le fond de vos cœurs ; » il leur rappelait la puissance de ce Dieu qui se nomme « le flambeau dont la lumière interroge les reins et les cœurs. » S’il met le doigt sur leur orgueil : « Ce qui est grand devant les hommes est abominable devant Dieu, » il leur remet Isaïe devant les yeux : « Le jour du Dieu des armées menace le hautain et le superbe ; l’orgueilleux sera confondu. »

Je puis dès-lors m’expliquer pourquoi le dieu de Marcion resta caché pendant tant de siècles ; il attendait, j’imagine, qu’il eût appris toutes ces maximes de la bouche du Créateur. Il s’est formé à son école jusqu’à l’époque de Jean, puis, son éducation achevée, il est venu annoncer le royaume de Dieu. « La loi et les prophètes ont duré jusqu’à Jean, répète-t-il, et depuis lors le royaume de Dieu vous est évangélisé. » Comme si nous ne reconnaissions pas, nous aussi, que Jean est une sorte de limite placée entre le passé et le présent, à laquelle finit la loi mosaïque, et commence le christianisme, sans attribuer cependant à une autre puissance la cessation de la loi et des prophètes et l’initiation à l’Evangile, qui est le royaume de Dieu, c’est-à-dire le Christ. Car quoique le Créateur, ainsi que nous l’avons prouvé, eut prédit la disparition de ce qui était ancien, et l’avènement d’un ordre nouveau, si Jean est reconnu pour précurseur et préparateur des voies du Seigneur, qui devait introduire l’Evangile et prêcher le royaume de Dieu, il résulte de la présence même de Jean-Baptiste que ce sera le Christ lui-même qui devait suivre Jean de près en sa qualité de précurseur.

Si le passé a fini, et que le présent ait commencé par l’intermédiaire de Jean-Baptiste, m’étonnerai-je que, d’après les plans du Créateur, le royaume de Dieu ne soit nulle part mieux prouvé que par la loi et les prophètes s’éteignant et recommençant dans la personne de Jean ? « Le ciel et la terre passeront avec la loi et les prophètes, plutôt qu’un seul mot de la parole de Dieu. – La parole de notre Dieu, dit Isaïe, subsiste dans l’éternité. » En effet, comme le Christ, Verbe et Esprit du Créateur, avait dès-lors annoncé que Jean, « voix de celui qui crie dans le désert : Préparez les voies du Seigneur, » viendrait pour que l’ordre de la loi et des prophètes cessât, bien moins par destruction que par accomplissement, et que le royaume de Dieu fût évangélisé par le Christ ; il ajouta non sans dessein : « Les éléments passeront avant mes parôles. » C’était confirmer que sa prédiction sur Jean-Baptiste n’avait pas été vaine.

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