Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXXIV

– Mais le Christ défend le divorce, en disant : « Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère. Quiconque épouse celle que son mari a répudiée, commet également ; un adultère. » Pour empêcher ainsi le divorce, il déclare illégal le mariage de l’épouse répudiée. Dans le Deutéronome, au contraire, Moïse permet le divorce. « Si un homme prend une femme, la possède, et qu’ensuite, par quelque fornication, elle lui inspire du dégoût, il fera un écrit, de répudiation, et l’ayant mis entre les mains de cette femme, il la renverra hors de sa maison. » Vous le voyez, la loi et l’Evangile, Moïse et le Christ se contredisent.

— Sans doute ; car tu n’admets pas l’Evangile de la même vérité, ni du même Christ, où l’Homme-Dieu, en prohibant le divorce, a résolu la difficulté présente. « Moïse, dit-il, vous a permis, à cause de la dureté de votre cœur, de donner à votre femme un acte de répudiation ; mais, au commencement, il n’en était pas ainsi. Celui qui avait créé l’homme et la femme leur avait dit : Ils seront deux dans une seule chair : que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a joint. » Par cette réponse, il sanctionnait l’institution de Moïse, comme d’un serviteur à lui, et il ramenait à sa pureté primitive l’institution du Créateur, en qualité de son Christ.

Mais puisqu’il faut te convaincre par les Ecritures que tu admets, je me place sur ton terrain, et j’adopte ton christ. N’est-il pas plus probable qu’en défendant le divorce, au nom du Père qui, le premier, unit l’homme et la femme, il excusa plutôt qu’il n’abolit l’institution de Moïse ? Toutefois, que le Christ soit le tien, s’il enseigne une doctrine contraire à celle du Créateur et de Moïse, de même qu’il sera le mien, si je prouve sa conformité avec eux. Je soutiens donc que sa défense du divorce n’est maintenant que conditionnelle, dans le cas où un mari répudierait sa femme pour en épouser une autre, « Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre, dit-il, commet un adultère. Quiconque épouse celle que son mari a répudiée, commet également un adultère. » Toujours par le même motif qui ne permet pas la répudiation pour épouser une autre femme. Car épouser une femme illicitement congédiée, encore liée à son mari par conséquent, c’est être adultère. En effet, tout mariage subsiste qui n’a point été dissous légitimement. Se marier quand le mariage subsiste, c’est l’adultère. S’il a défendu conditionnellement de renvoyer son épouse, il ne l’a pas défendu absolument. Une défense qui n’est pas absolue permet en d’autres circonstances, lorsqu’a disparu le motif de la prohibition. Dès-lors plus rien qui contredise la doctrine de Moïse, dont il conserve en partie le précepte, je ne dis pas encore qu’il le confirme intégralement.

Ou bien non, ton christ interdit absolument le divorce, de quel droit alors détruis-tu le mariage, soit en refusant d’unir l’homme et la femme, soit en excluant du sacrement du baptême, et de l’eucharistie les deux époux, à moins que par un pacte réciproque ils n’aient conspiré contre les fruits du mariage, autant que contre le Créateur lui-même ? À la bonne heure ! Mais que fait le mari chez toi lorsque son épouse est adultère ? La gardera-t-il ? Mais ton apôtre lui-même, tu le sais, ne permet pas d’unir à une prostituée les membres du Christ. La répudiation, juste dans certaines circonstances, trouve donc un défenseur dans le Christ. Dès lors il confirme la loi de Moïse qui défend le divorce au même titre que mon Dieu, c’est-à-dire « si la femme s’est rendue coupable de fornication. » Car je lis dans l’évangile de Matthieu : « Quiconque renvoie sa femme, hors le cas de fornication, la pousse à l’adultère ; et qui épouse la femme renvoyée est adultère. »

D’ailleurs, hormis le cas d’adultère, le Créateur ne sépare jamais non plus ce qu’il a uni lui-même, témoin la déclaration de Moïse : « L’homme qui a fait violence à la jeune fille la prendra pour épouse, sans pouvoir jamais la répudier dans tous les jours de sa vie. » Que si le mariage contracté par violence demeure, à plus forte raison le mariage volontaire, comme le veut le témoignage de la prophétie : « Tu ne mépriseras point la femme de ta jeunesse. » Tu as donc un Christ qui marche partout et de plein gré sur les pas du Créateur, qu’il autorise ou prohibe le divorce. Tu as de plus un protecteur du mariage, de quelque côté que tu cherches à échapper, soit qu’il maintienne le mariage en défendant le divorce, soit qu’il permette la séparation pour rompre un mariage souillé. Rougis donc de ne pas unir ceux que ton Christ lui-même a unis. Rougis encore de les désunir hors du cas où ton christ lui-même a voulu les désunir. Où le Christ a-t-il pris cette défense ? Quel en était le but ? Il me reste à le démontrer. Par-là, il deviendra plus manifeste qu’il n’a pas voulu détruire la loi de Moïse, en interdisant tout à coup le divorce, puisque cette défense, au lieu d’arriver soudainement, avait sa racine dans les souvenirs du Précurseur. Hérode, au mépris de la loi, qui ne permettait le mariage qu’autant que le frère mourait sans enfants, afin que le survivant donnât au défunt une postérité, avait épousé la veuve de son frère à laquelle ce dernier avait laissé une fille. Jean lui reprocha énergiquement sa prévarication ; il fut jeté dans les fers et bientôt après décapité. Le Christ, en rappelant donc le souvenir de Jean, et de sa mort, appliquait à Hérode la flétrissure des mariages illicites et de l’adultère. Il déclarait adultère, même celui qui épousait une femme répudiée par son mari, afin de censurer d’autant mieux l’impiété d’Hérode, qui avait épousé une femme répudiée par la mort non moins que par le divorce, et dont son frère avait eu une fille, union illégitime par conséquent, ne fût-ce qu’à ce litre ; qui l’avait épousée pour obéir aux instincts de la passion et non aux conseils de la loi ; qui, enfin, avait immolé le prophète défenseur de la loi. Dans cette discussion j’ai encore pour moi la parabole du mauvais riche qui se plaint au fond des enfers, et du pauvre qui repose dans le sein d’Abraham. En effet, à ne consulter que la lettre, elle paraît manquer de liaison avec ce qui précède ; mais examinée dans son but, elle se rattache à l’histoire de Jean, indignement sacrifié, et d’Hérode, son lâche meurtrier, nous représentant ainsi la fin dernière de tous deux, à l’un des tortures, à l’autre les rafraîchissements de la paix, afin que le bourreau entendît dès ce monde : « Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent ! »

Mais, faisant violence aux Ecritures, Marcion veut que les jugements du Créateur, supplices ou rafraîchissements dans les enfers, attendent ceux qui ont obéi à la loi et aux prophètes, tandis que le sein et le port du Ciel ne sont autre chose que son dieu et son christ. Nous lui répondrons par le texte de l’Ecriture elle-même qui lui éblouit la vue quand elle distingue l’enfer du sein d’Abraham où réside le pauvre. « Autre chose en effet sont les enfers, » autre chose, j’imagine, « le sein d’Abraham. » La parabole m’apprend « qu’un immense intervalle sépare ces deux régions et ferme le passage de l’une à l’autre. » D’ailleurs le mauvais riche « eût-il levé les yeux de loin, » sinon pour les porter en haut et du fond de ses abîmes, à travers une immense distance d’élévation et de profondeur ? La sagesse la plus vulgaire qui a jamais entendu parler des Champs-Elysées, peut en conclure qu’il existe un lieu déterminé, appelé le sein d’Abraham, pour recevoir les âmes de ses fils et celles des nations par conséquent, puisque de lui devait naître « un grand peuple » destiné à prendre rang dans sa famille, et en vertu de cette même foi par laquelle le patriarche crut à Dieu, peuple libre du fardeau de la loi et dispensé du signe de la circoncision.

Telle est la région que j’appelle le sein d’Abraham. Si elle n’est pas encore le Ciel, du moins, plus élevée que les enfers, fournit-elle en attendant aux âmes des justes, le rafraîchissement du repos, jusqu’à ce que la consommation des choses achève par la plénitude de la récompense la résurrection universelle. Alors apparaîtront les béatitudes célestes que Marcion revendique pour son Dieu, comme si elles n’avaient pas été solennellement promises par le Créateur. « Voilà pourquoi, dit Amos, le Christ élève dans le Ciel les marches de son trône, » afin d’établir les siens dans ces demeures éternelles chantées par Isaïe : « Qui vous annoncera le jour de l’éternité, sinon le Christ qui marche dans les sentiers de la justice, rend hommage à la vérité, et a en abomination l’injustice et l’iniquité ?

Si le Créateur promet un séjour éternel, et si les degrés du Ciel sont préparés par celui qui annonce à Abraham une postérité aussi nombreuse que les étoiles du firmament, puisqu’il y a là une promesse du Ciel, pourquoi, indépendamment de la première, ne me serait-il pas permis de croire que le sein d’Abraham est un séjour passager pour les âmes fidèles, où commence l’image de l’avenir, espèce de noviciat du jugement heureux ou malheureux ? Il vous avertirait aussi, vous autres hérétiques, pendant que vous êtes encore ici-bas, que Moïse et les prophètes prêchent l’unité du Créateur, l’unité de son Christ, et que la double sentence du châtiment comme du salut éternel, est entre les mains d’un seul et même Dieu « qui lue et qui vivifie. »

— Fables que tout cela ! L’avertissement de notre Dieu nous a ordonné du haut du Ciel de n’écouter ni Moïse, ni les prophètes, mais le Christ. « Ecoutez-le ! »

— Tu as raison. Car déjà les apôtres avaient alors suffisamment écouté Moïse et les prophètes, puisqu’ils n’avaient suivi le Christ qu’en ajoutant foi à Moïse et aux prophètes. Pierre se fût-il écrié sans préambule : « Vous êtes le Christ, » avant de l’avoir appris de la bouche de Moïse et des prophètes, les seuls qui eussent encore signalé l’avènement du Christ ? La foi docile des apôtres avait donc mérité d’être confirmée par la voix célestes qui leur ordonna d’écouler celui qu’ils avaient reconnu, « évangélisant la paix, annonçant le bonheur, promettant un séjour éternel, et préparant les degrés du ciel. » Mais ces mots, prononcés dans les enfers : « Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent ! » ont retenti pour ceux qui ne croyaient pas, ou qui ne croyaient qu’à demi aux supplices que Moïse et les prophètes annoncent après la mort à l’orgueil des richesses et aux délices du monde ; supplices décernés par le même Dieu « qui renverse les puissants de leur trône pour y placer l’indigent qu’il tire de son fumier. » Conséquemment, les deux déclarations, quoique différentes, n’en convenant pas moins au Créateur, il ne faut pas en conclure une différence entre le Christ et le Créateur, mais une différence d’objets.

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