Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXXV

Puis, se tournant vers ses disciples : « Malheur, dit-il, à celui par qui le scandale arrive ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né, ou que l’on attachât à son cou une meule de moulin et qu’on le jetât dans la mer, plutôt que de scandaliser un de ces petits ! » Juge de la rigueur du supplice qu’il lui destine ; car ce n’est point un Dieu étranger qui vengera le scandale donné à ses disciples. Reconnais donc en lui le juge et l’ami qui s’occupe du salut des siens avec la même tendresse qu’autrefois le Créateur : « Qui vous touchera, touchera la prunelle de mon œil. » Une même compassion provient du même auteur. Si notre frère vient à pécher, il nous ordonne de le reprendre : y manquer, c’est faillir, on par haine, afin que notre frère persévère dans sa faute, ou par acception de personne, en l’épargnant mal à propos lorsqu’il est dit dans le Lévitique : « Tu ne haïras point ton frère en ton cœur ; mais reprends-le publiquement, afin que tu n’aies point péché contre lui. » M’étonnerai-je de cet enseignement dans la bouche de celui qui a dit : « Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton frère, égaré, tu ne passeras pas outre : tu le lui ramèneras. » À plus forte raison veut-il que nous lui ramenions notre frère.

— Mais mon Dieu m’ordonne de pardonner à mon frère sept fois, s’il pèche contre moi sept fois par jour.

— C’est peu : le Créateur demande plus lorsque, sans fixer de mesure, il m’avertit indéfiniment « de ne pas me souvenir de l’injure de mon frère. » Il ne veut pas seulement que je la lui remette sur sa prière, il m’ordonne de le prévenir ; il ne prescrit pas seulement le pardon, mais l’oubli.

Quel sens profond nous cachent et la loi sur la lèpre et les formes diverses de cette maladie, et l’examen du grand-prêtre ; à nous de le savoir. Marcion, lui, nous opposera les lenteurs de la loi, afin d’établir la réalité de son christ qui, s’affranchissant des prescriptions légales dans la guérison des dix lépreux, les guérit sur le chemin, sans les toucher, sans prononcer une parole, sans autre secours que sa secrète puissance et un acte de sa volonté, leur imposant pour toute obligation de se montrer aux prêtres. Comme s’il était nécessaire d’entrer dans le détail des infirmités, quand le Christ a été annoncé une fois comme le médecin qui guérirait nos maladies et nos langueurs, et surtout quand il a justifié la prophétie par des effets ! Comme s’il fallait traduire le Créateur au tribunal de loi, à cause des modifications de son Christ ! Si le Christ a procédé autrement que la loi, l’auteur de la loi la complétait. Que le Seigneur agisse d’une manière par lui-même ou par son Fils, d’une autre manière par les prophètes ses serviteurs, c’est toujours la manifestation de la même puissance, d’autant plus énergique et lumineuse suivant qu’elle part de la Divinité ou de ses instruments. Mais cette matière a été suffisamment éclaircie plus haut.

Maintenant, quoiqu’il ait commencé par dire « qu’il y avait plusieurs lépreux en Israël du temps du prophète Elysée, et qu’aucun d’entre eux ne fut guéri, excepté Naaman le Syrien, » le nombre des malades ne prouve rien en faveur de la différence des dieux, et ne rabaisse pas plus le Créateur qui n’en guérit qu’un, qu’elle n’assure la prééminence au Christ qui en guérit dix. En effet, qui doutera qu’il n’ait été plus facile d’en guérir un plus grand nombre à qui en avait déjà guéri un, que d’en guérir dix à qui n’en avait jamais guéri un seul par le passé ? Mais, par cette déclaration, il veut surtout attaquer l’orgueil et l’incrédulité d’Israël, parce que, malgré la multitude des lépreux, la présence du prophète, et l’enseignement donné par cet exemple, personne n’était accouru vers le Dieu qui agissait dans ses prophètes. Conséquemment, parce qu’il était l’authentique pontife de Dieu le Père, il examina les lépreux suivant la secrète intention de la loi qui désignait le Christ comme le véritable juge des lèpres humaines et celui qui les dissipait.

Mais il suivit la loi dans la formalité qui obligeait à se montrer. « Allez, montrez-vous au prêtre. » Pourquoi, s’il devait les guérir auparavant ? Était-ce pour insulter à la loi, en prouvant à des lépreux guéris en chemin que la loi et les prêtres n’étaient rien ? A celui qui peut supposer une pareille idée au Christ de la justifier. Pour nous, donnons à cette injonction une interprétation plus raisonnable et plus appropriée à la foi. Le Christ les guérit, parce qu’il les vit disposés à obéir quand il leur enjoignit de se montrer aux prêtres conformément à la loi. Car il répugne à penser que la fidélité à la loi fut un litre de guérison auprès du destructeur de la loi.

Mais pourquoi ne recommanda-t-il rien de semblable au lépreux qui revint à lui ? Parce qu’autrefois Elysée ne l’avait pas non plus recommandé à Naaman le Syrien, sans que le prophète en fût moins l’instrument du Créateur. Cette réponse peut suffire, mais la foi pénètre plus profondément dans ce mystère. Connais-en donc les motifs. Le miracle avait lieu sur les terres de Samarie, patrie de l’un des lépreux. Or, Samarie s’était détachée d’Israël, entraînant dix tribus dans son schisme, commencé par le prophète Achias et consommé par Jéroboam, qui établit les dissidents dans Samarie. D’autre part les Samaritains se plaisaient toujours aux montagnes et aux fontaines de leurs pères, comme nous le prouve, dans l’Evangile de Jean, la Samaritaine qui s’entretient avec le Seigneur auprès du puits de Jacob : « Assurément, je vois que vous êtes plus grand, etc. » Et ailleurs : « Vos pères ont adoré sur cette montagne » et vous dites qu’à Jérusalem est le lieu où il faut adorer. » Ainsi celui qui avait dit par Amos : « Malheur à vous qui vous confiez en la montagne de Samarie, » daignant dès-lors la réhabiliter elle-même, ordonne à dessein au lépreux de se montrer aux prêtres, qui n’existaient que là où était le temple, soumettant le Samaritain au Juif, parce que de la tribu de Juda devait sortir le salut de l’Israélite et de la Samaritaine. En effet, c’est à la tribu de Juda qu’appartenait tout entière la promesse du Christ, afin que la terre sût qu’à Jérusalem étaient et le sacerdoce, et le temple, et le berceau de la religion, et la source du salut, et non le puits.

Voilà pourquoi, à peine eût-il vu que les lépreux avaient compris que la loi devait s’accomplir à Jérusalem, déjà justifiés par la foi, il les guérit sans le concours des prescriptions légales. L’un d’eux se sentant guéri, retourna sur ses pas, reconnaissant de la faveur divine. C’était le Samaritain. Le Seigneur, touché de cette reconnaissance, ne lui ordonne pas d’offrir le présent que demandait la loi, parce qu’il l’avait déjà suffisamment offert en rendant gloire à Dieu. A ce prix, la loi était satisfaite : ainsi l’interprétait le Seigneur.

Mais à quel dieu le Samaritain rendit-il gloire, puisque l’Israélite lui-même n’avait point appris jusqu’à ce jour à connaître d’autre dieu ? A quel autre, sinon au dieu qu’avaient remercié tous ceux qu’avait guéris le Christ par le passé ? Aussi entend-il cet oracle : « Votre foi vous a sauvé, » parce qu’il avait compris que son offrande, c’est-à-dire son action de grâces envers le Dieu tout-puissant, il devait la déposer dans le temple véritable de Dieu et aux pieds de Son véritable pontife Jésus-Christ.

Il n’est pas plus vraisemblable que les Pharisiens aient interrogé notre Seigneur sur le royaume d’un Dieu étranger, ni quand viendrait ce royaume, aussi longtemps qu’un autre Dieu n’avait point été manifesté par le Christ. Conséquemment le Christ n’a pu répondre qu’à la demande qui lui était adressée. « Le royaume de Dieu, dit-il, ne viendra point avec éclat. On ne dira point : Il est ici, il est là ; car voilà que le royaume de Dieu est au dedans de vous, » c’est-à-dire sous votre main, en votre pouvoir ; si vous écoutez, si vous accomplissez le précepte divin. Que si le royaume de Dieu réside dans l’accomplissement du précepte, confronte, à l’imitation de nos Antithèses, Moïse avec le Christ, et tu y reconnaîtras identité. « Le précepte, dit-il, n’est ni au-dessus, ni loin de toi. Il n’est point dans le ciel, en sorte que tu aies à dire : Qui de rions peut monter au ciel et nous apporter ce commandement, afin que nous l’entendions et l’accomplissions par nos délivres ? Il n’est point au-delà de la mer, pour que tu t’excuses en disant : Qui de nous pourra passer la mer pour l’apporter jusqu’à nous, afin que, l’ayant entendu, nous puissions faire ce qui est ordonné ? Ce commandement est près de toi : il est dans ta bouche, dans ton cœur, afin que tu l’accomplisses. » N’est-ce pas dire : « Il n’est point ici, il n’est point là. Voilà que le royaume de Dieu est au-dedans de vous. »

Et que l’audace des hérétiques ne vienne pas nous objecter que le Seigneur, consulté sur le royaume du Créateur, n’a répondu que sur ce royaume et non pas sur le sien. Le texte suivant s’y oppose. Nous dire : « Il faut auparavant que le Fils de l’Homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par cette génération perverse avant son avènement, » dans lequel son royaume se révélera en substance, c’était nous déclarer que le royaume sur lequel il répondait à leur interrogation, était véritablement le sien, puisqu’il en ajournait la manifestation après ses souffrances et sa réprobation. Destiné d’abord à être réprouvé, puis reconnu, enlevé au ciel et. couronné de gloire, il emprunta le mot de réprobation lui-même au passage où le roi-prophète chantait figureraient sa double apparition : la première exposée aux humiliations, la seconde environnée d’honneurs : « La pierre que les architectes avaient réprouvée, dit-il, » est devenue la pierre de l’angle. Ceci est l’œuvre du Seigneur. » Notre foi ne serait qu’extravagance, si nous nous imaginions qu’en prophétisant les abaissements ou la gloire de quelque Messie, Dieu a pu les appliquer à tout autre qu’au Messie désigné par lui sous le symbole de la pierre angulaire, de la pierre de chute et de scandale, de la pierre qui se détache de la montagne.

Ton dieu, dis-tu ? Mais s’il parle de son avènement, pourquoi le compare-t-il aux jours de Noé et de Loth, jours d’épouvanté et de vengeance, lui dieu de la mansuétude et de la bonté ? Pourquoi cet avertissement : « Souvenez-vous de la femme de Loth, » qui n’a point impunément bravé la défense du Créateur, si ton dieu ne descend pas pour juger et venger l’infraction de ses préceptes ? S’il châtie comme le mien, s’il me juge, il n’a pas dû emprunter au Créateur qu’il anéantit des exemples pour m’instruire, de peur que mon instruction ne semble venir du Créateur. Si, au contraire, il ne parle pas encore ici de son avènement, mais de l’avènement du Christ hébreu, attendons qu’il lui plaise de nous révéler le sien un jour. En attendant, continuons de croire à celui qu’il nous rappelle en toute circonstance.

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