Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXXVIII

Le Christ savait d’où venait le baptême de Jean. Alors pourquoi le demander comme s’il l’ignorait ? Il savait que les pharisiens ne lui répondraient pas ; alors pourquoi les interroger en vain ? Voulait-il les juger par leur propre bouche ou par leur cœur ? Que sa conduite serve donc d’excuse au Créateur et de comparaison avec le Christ ; puis, considère ce qui serait arrivé si les pharisiens avaient répondu à sa demande. Je suppose qu’ils eussent répondu : « Le baptême de Jean vient des hommes, » ils auraient été lapidés sur-le-champ. Quelque Marcion se fût levé contre Marcion : « O le Dieu de toute bonté ! se fut-il écrié. O dieu qui procède par d’autres voies que le Créateur ! sachant que l’homme irait se précipiter dans l’abîme, il l’a placé sur la pente de l’abîme. » N’est-ce pas ainsi en effet que l’on calomnie le Créateur au sujet de l’arbre de la loi ? Qu’ils répondissent au contraire : « Il vient du ciel. » « Et pourquoi donc n’y avez-vous pas cru ? » aurait répliqué le Christ. Par conséquent, celui qui voulait que l’on crût à Jean prêt à blâmer ceux qui n’y croiraient pas, était l’envoyé du Dieu dont Jean administrait le sacrement. En tout état de cause, lorsque, sur le refus de déclarer ce qu’ils pensaient, il leur oppose ces représailles : « Et moi, je ne vous dirai pas non plus par quelle autorité je fais ces choses, » il rend le mal pour le mal.

« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Qu’entend-il par-là ? Tout ce qui ressemble au denier de César, c’est-à-dire son image, sa ressemblance. Il veut donc que l’on rende au Créateur l’homme, sur l’image, la ressemblance, le nom et la substance de qui il a gravé son empreinte. Que le dieu de Marcion cherche une monnaie sur laquelle il ait des droits. C’est au légitime César, et non à un étranger, que le Christ rend le denier de l’homme : on ne rend rien à qui n’a rien perdu. Un principe juste et raisonnable veut que dans toute question le sens de la réponse se rapporte au but de l’interrogation. D’ailleurs, répondre une chose à qui vous en demande une autre, est le fait de l’extravagance. Loin du Christ, à plus forte raison, ce qui ne sied pas même à l’homme.

Les Sadducéens, qui niaient la résurrection, interrogeant le Seigneur sur celle matière, lui avaient proposé un exemple emprunté à la loi, celui de cette femme qui avait épousé successivement les sept frères, suivant les prescriptions mosaïques, et les avait tous perdus. Auquel d’entre eux appartiendrait-elle au jour de la résurrection ? Telle était la matière de la controverse ; telle était la nature de la demande. C’est à elles que le Christ dut nécessairement répondre. Il n’avait à redouter personne pour paraître ou décliner la difficulté, ou à son occasion soulever des voiles qu’il n’entrouvrait point ailleurs. Il répondit donc : « Les enfants de ce siècle épousent des femmes. » Tu vois avec quelle justesse par rapport au sujet en litige. Comme il s’agissait du siècle à venir où il allait déclarer que le mariage est inconnu, il établit d’avance que le mariage existe ici-bas ou l’on meurt, mais que les hommes jugés dignes par Dieu de posséder la résurrection d’entre les morts, ne se marient point là-haut. « Ils ne peuvent plus mourir, ajoute-t-il, parce qu’ils sont devenus semblables aux anges, et enfants de Dieu ainsi que de la résurrection. »

Puisque le sens de la réponse doit se rapporter au sens de la demande, si le sens de la demande se complète par le sens de la réponse, la réponse du Seigneur ne peut avoir d’autre signification que celle qui détermine la question. Tu as d’une part le temps, où le mariage est permis, et l’éternité, où le mariage n’existe plus, discutés non pas en eux-mêmes, mais à cause de la résurrection. De l’autre, tu as la confirmation de la résurrection elle-même et tout ce que les Sadducéens cherchaient à connaître, en interrogeant le Seigneur, mais non pas sur un Dieu inconnu, ni sur les droits du mariage dont il fut l’instituteur. Que si tu fais répondre le Christ à tout autre chose qu’à l’objet de l’interrogation, qu’arrive-t-il ? Tu nies qu’il ait pu répondre aux difficultés qu’on lui proposait, pris aux pièges de la sagesse des Sadducéens.

Le principe établi, je réfuterai par surcroît quelques objections qui touchent à cette matière. Pervertissant à dessein les Ecritures, les hérétiques lisent ainsi : « Ceux que le dieu de ce siècle a jugés dignes, » rattachant ainsi de ce siècle à Dieu, afin que le dieu de ce siècle devienne un autre dieu. Il fallait lire, au contraire : « Ceux que Dieu a jugés dignes, » en établissant une ponctuation après Dieu, pour que de ce siècle se rapporte à ce qui vient après ; en d’autres termes, à ceux que Dieu a jugés dignes d’entrer en possession de ce siècle et de ressusciter. Encore un coup, la controverse ne roulait point sur Dieu ; il s’agissait uniquement de l’existence du siècle à venir. A qui cette femme appartiendra-t-elle dans ce siècle après la résurrection ?

Ils ne dénaturent pas moins la réponse du Sauveur sur le mariage lui-même. A les entendre, ces paroles : « Les enfants de ce siècle épousent des femmes, et les femmes des maris, » s’appliquent aux hommes du Créateur, qui permet le mariage ; mais eux que le dieu de ce siècle, c’ est-à-dire l’autre dieu, a jugés dignes de la résurrection, ne se marient pas ici-bas, parce qu’ils ne sont pas les enfants du siècle présent. Illusion grossière, puisque le Christ, interrogé sur le mariage dans l’autre vie, et non pas dans la vie de la terre, avait déclaré que le mariage dont il était question n’existait pas. Aussi ceux qui avaient pu voir la force qu’il avait mise dans l’expression, dans la prononciation et dans la distinction qu’il établissait, ne comprirent-ils que ce qui se liait naturellement à l’objet de leur question : « Maître, s’écrièrent les scribes, vous avez bien répondu. » En effet, il avait confirmé le dogme de la résurrection, en le produisant tel qu’il est, contre l’opinion des Sadducéens. Pour dernière preuve, il ne récusa point le témoignage de ceux qui avaient interprété sa réponse dans ce sens.

Si les scribes considéraient le Christ comme fils de David, et « que David lui-même l’appelle son Seigneur, » qu’importe au Christ ! David ne réfutait point l’erreur des scribes, il rendait hommage au Christ dont il confirmait la divinité bien plus qu’il n’attestait sa filiation terrestre, ce qui ne conviendrait pas à l’ennemi du Créateur. Mais, de notre côté, comme tout se lie et s’enchaîne dans l’interprétation ! Ce même fils de David, invoqué tout à l’heure par l’aveugle, et gardant le silence sur ce nom, parce que les scribes n’étaient pas là, maintenant qu’ils l’environnent et l’écoutent, leur divulgue à dessein et de lui-même ce mystère. Il voulait se déclarer aussi le Seigneur de ce même David, dont l’aveugle, selon l’interprétation des scribes, ne le proclamait que le fils ; d’un côté récompensant la foi de l’aveugle qui le croyait fils de David ; de l’autre, censurant les traditions des scribes qui ne le reconnaissaient pas pour Seigneur. Quel autre que le Christ du Créateur s’occuperait avec autant de zèle de tout ce qui intéresse la gloire du Créateur ?

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant