Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXXIX

Notre démonstration précédente sur la propriété des noms a établi qu’ils appartiennent de droit à qui annonça le premier le Christ son fils aux hommes, et représenta Jésus sous des noms symboliques. Du même coup sera constatée l’impudence de celui qui ose dire : « Plusieurs viendront en mon nom. » Son nom ! Il n’est à lui qu’autant qu’il est le Christ et le Jésus du Créateur auquel appartient la propriété de ces noms. D’ailleurs, à quel propos défend-il à ses disciples d’accueillir des imposteurs auxquels il ressemble lui-même, puisqu’il s’introduit sous un nom usurpé, s’il ne convenait pas à celui qui, par la propriété du nom, en possédait la réalité, de prévenir ses disciples contre l’imposture et l’usurpation ? « Ils viendront en disant : Je suis le Christ. » A toi de les recevoir, toi qui as reçu leur pareil ! Pour mon Christ, il est venu sous son propre nom. Que feras-tu, lorsqu’arrivera en personne le maître de ces noms, le Christ et le Jésus du Créateur ? Le repousser ! mais qu’il est inique, qu’il est injuste, qu’il est indigne d’un Dieu de toute bonté de ne pas recevoir celui qui vient sous son nom, quand on a déjà reçu un faussaire sous ce même nom !

Voyons quels signes il donne des derniers temps.

« Des guerres, j’imagine, des royaumes contre des royaumes, des nations contre des nations, des pestes, des flammes, des tremblements de terre, des terreurs, et des prodiges dans le ciel. » Toutes choses qui conviennent au Dieu sévère et terrible ! Quand il ajoute : « Il faut que toutes ces choses arrivent, » pour qui se donne-t-il ? Pour un détracteur ou pour un apologiste du Créateur dont il affirme que les décrets doivent s’accomplir, tandis que Dieu pacifique et bon, il eût anéanti plutôt qu’établi ces tristes et douloureuses calamités, si elles n’étaient pas les siennes. Mais avant cette époque, il prédit à ses disciples des persécutions et des souffrances, en témoignage de son nom et gages de salut. Ouvre Zacharie, tu y verras : « Le Dieu des armées les protège ; ils dévoreront leurs ennemis et les fouleront aux pieds comme la pierre lancée par la fronde ; ils boiront leur sang comme le vin, et il débordera comme dans la coupe du sacrifice ; ils en seront arrosés comme les angles de l’autel. Le Seigneur les sauvera en ce jour-là ; il les sauvera comme les brebis de son peuple, ils s’élèveront comme des pierres saintes. »

Et pour ne pas t’imaginer que cette prédiction concerne les malheurs inévitables qui les attendaient dans les guerres de la part des étrangers, examine ici la nature du supplice. S’agit-il d’annoncer des guerres que l’on repousse avec des armes légitimes, personne n’y fait entrer la lapidation, plus familière aux assemblées populaires et à une insurrection sans armes. Personne dans une guerre ne mesure d’après la capacité des coupes du sacrifice les fleuves de sang, ou ne les assimile à celui qui monde les angles d’un seul autel. Personne n’appelle du nom de brebis les combattants qui, le glaive à la main, tombent sur le champ de bataille en repoussant la force par la force. On réserve ce nom pour ceux qui, sur leur domaine et avec une héroïque résignation, livrent leur vie plutôt, qu’ils ne la défendent. Enfin « à ces pierres saintes » je ne puis reconnaître des soldats. « Ils sont, en effet, les pierres et les fondements sur lesquels nous sommes édifiés. – La cité des Saints, suivant Paul, est bâtie sur le fondement des apôtres, » pierres saintes qui restaient exposées à toutes les attaques des méchants.

Celui qui dit : « Mettez donc dans vos cœurs de ne point rechercher comment vous répondrez devant les tribunaux, » est le même qui suggéra jadis à Balaam des paroles qu’il n’avait point méditées, je me trompe, des paroles contraires à celles qu’il avait méditées ; le même qui, lorsque Moïse s’excusa sur l’embarras de sa langue, lui promit une élocution et une sagesse auxquelles personne ne résisterait ; le même enfin qui a déclaré par Isaïe : « L’un dira : Je suis au Seigneur ; l’autre portera le nom de Jacob ; un autre écrira de sa main : Israël sera son nom. » En effet, quelle voix plus puissante, quel monument plus authentique que la candide et publique confession du martyr, qui est fort avec Dieu, signification du mot Israël. Je ne m’étonne plus qu’il ait défendu à ses disciples de méditer d’avance leurs réponses, puisqu’il a reçu de son Père le pouvoir de parler à propos. « Le Seigneur m’a donné une langue éloquente pour soutenir par ma parole celui qui est affligé. » A moins que Marcion ne répugne à un Christ, inférieur à son père.

Je ne dois pas revenir sur la prédiction où il leur déclare qu’ils seront persécutés par leurs proches, haïs de tous à cause de son nom, et livrés à la calomnie. « Mais vous vous sauverez vous-mêmes par votre patience, » dit-il ; oui, par cette patience objet des louanges du Psalmiste : « L’attente de l’opprimé ne périra pas pour toujours, » parce que, dit-il ailleurs, « La mort des saints est précieuse, » par leur patience apparemment ; parce qu’il dit encore par Zacharie : « Tous ceux qui auront enduré patiemment leurs douleurs, porteront une couronne. »

Mais pour que tu n’ailles pas objecter que les apôtres ont été persécutés par les Juifs, comme prédicateurs d’un autre dieu, souviens-toi que les prophètes en ont éprouvé le même traitement. Les prophètes étaient-ils les hérauts d’un autre dieu que le Créateur ?

Après avoir fixé ensuite l’époque de ces catastrophes « au moment où des armées environneront Jérusalem comme un mur de circonvallation, il annonce que la désolation est proche. Il y aura des prodiges dans le soleil, dans la lune, dans les étoiles ; sur la terre, la consternation des peuples, à cause du bruit tumultueux de la mer et des flots. Les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver à l’univers. » Que « les vertus du ciel elles-mêmes doivent être ébranlées, » écoute Joël : « Je ferai paraître des prodiges dans le ciel et sur la terre, du sang, du feu et des tourbillons de fumée. Le soleil sera changé en ténèbres, et la lune en sang, avant qu’advienne le grand jour, le jour terrible du Seigneur. « Tu as encore Habacuc : « Les grandes eaux monteront sur la terre ; les peuples verront ta face, et ils seront saisis des douleurs de l’enfantement ; les eaux se disperseront sous les pas de ton éternité. L’abîme a fait entendre sa voix ; l’abîme a levé les mains en haut. Le soleil et la lune se sont arrêtés dans leurs orbites. Ils ont disparu à la lueur de tes flèches, devant les éclairs de ta lance. Dans le frémissement de ta fureur, tu fouleras la terre ; tu épouvanteras les nations de ton courroux. » Les oracles où le Seigneur et les prophètes annoncent l’ébranlement du monde, de l’univers, des éléments et des nations, s’accordent parfaitement, j’imagine.

Après cela, que dit le Seigneur ? Alors, ils verront le « Fils de l’homme venant sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. Or, quand ces choses commenceront d’arriver, levez la tête et regardez en haut, parce que votre rédemption est proche. » Oui sans doute, à l’avènement de ce royaume que désigne la parabole elle-même. « Ainsi, quand vous verrez arriver ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche. » Ce sera le grand jour du Seigneur, le jour des révélations où le Fils de l’Homme descendra des deux, suivant Daniel : « Et voilà que le Fils de l’Homme vient sur les nuées du ciel. Et il fut investi de la puissance royale, » la même qu’il était allé demander dans la parabole, après avoir laissé entre les mains de ses serviteurs des talents à faire valoir. Toutes les nations aussi lui furent données : son père les lui avait promises d’avance par le Psalmiste : « Demande-moi, et je te donnerai les nations pour héritage, et la terre pour empire. Sa puissance est une puissance éternelle, qui ne sera point transférée, et son règne ne sera point affaibli, » parce que les héritiers du royaume, au lieu d’y mourir et de s’y marier, « seront semblables aux anges. » Habacuc nous signale encore l’avènement du Fils de l’Homme et ses avantages : « Tu es sorti pour le salut de ton peuple, pour sauver tes christs, qui lèveront la tête et regarderont en haut, parce que l’heure de la rédemption est arrivée. »

Puisque la promesse des félicités répond à la promesse des catastrophes, au milieu de cette merveilleuse concordance des prophéties et de l’Evangile, impossible à toi d’établir ici aucune distinction, ni pour appliquer au Créateur, comme au Dieu des vengeances, des événements que le Dieu très-bon ne devait pas autoriser, encore moins attendre, ni pour faire honneur au Dieu très-bon de promesses que le Créateur n’eût point signalées, puisqu’il ne le connaissait pas. Ou bien, ces promesses sont-elles les siennes ? Comme elles ne diffèrent en rien de celles du Christ, le voilà donc l’égal du Dieu très-bon, par la munificence, et ton christ ne t’aura rien promis de plus, qu’à moi mon Fils de l’Homme. Suis attentivement la marche de l’Ecriture évangélique, depuis l’interrogation des disciples jusqu’à la parabole du figuier, pas une expression, tu le reconnaîtras, qui ne se lie intimement au Fils de l’Homme ; douleur et félicité, catastrophes et promesses, s’enchaînent mutuellement sans qu’il soit possible de détacher une partie de l’autre.

En effet, comme il n’y a qu’un Fils de l’Homme, dont l’avènement est placé entre les deux termes de la catastrophe et de la promesse, il faut de toute nécessité que les tribulations des peuples et les vœux des élus appartiennent au même Fils de l’Homme. Lien commun et indispensable, intermédiaire de cette double économie, il ferme, d’une part, les tribulations des peuples, tandis qu’il ouvre de l’autre les vœux des élus. Ainsi mon Christ et le Fils de l’Homme ne sont qu’un. Veux-tu lui attribuer les calamités imminentes qui précèdent son apparition, tu es obligé aussi de lui assigner les biens qui découlent de son avènement. Au contraire, ce Christ est-il à toi ? Pour lui imputer tous les biens qui découlent de son avènement, tu es contraint de lui attribuer tous les maux antérieurs à son apparition. Les maux qui précèdent les biens qui suivent forment, avec l’avènement du Christ, une chaîne indissoluble. Cherche donc auquel des deux christs tu veux faire jouer le rôle de Fils de l’homme, pour lui appliquer l’une et l’autre dispensation. Point de milieu, ou tu as fait du Créateur un Dieu très-bon, ou tu as fait du tien un dieu naturellement cruel.

En un mot, examine l’exemple de la parabole elle-même : « Voyez le figuier et les autres arbres. Lorsqu’ils commencent à se couvrir de feuilles, vous reconnaissez que l’été est proche. De même, lorsque vous verrez arriver » ces choses, sachez que le royaume de Dieu est proche. » Si, en effet, le développement des arbustes sert de signe à l’été en le précédant, de même le choc des éléments sera l’avant-coureur du royaume qu’il précède. Tout signe appartient au même maître que la chose dont il est le signe. Il n’y a que le maître de cette même chose qui puisse y attacher un signe. Par conséquent, si l’ébranlement de l’univers est un signe du royaume, comme la végétation un présage de l’été, le royaume appartient donc au même Créateur auquel sont attribuées les calamités, signés avant-coureurs du royaume. C’est le Dieu de toute bonté qui avait déclaré d’avance que ces terribles catastrophes étaient nécessaires. Assurément, elles avaient été prédites par la loi et les prophètes ; donc il ne détruisait ni la loi, ni les prophètes, puisqu’il confirme que leurs prédictions devaient s’accomplir. Il insiste de nouveau : « Je vous le dis en vérité, le ciel et la terre ne passeront pas, sans que ces choses soient accomplies. » Lesquelles ? Viennent-elles du Créateur ? les éléments du Créateur accompliront docilement les ordres de leur maître. Viennent-elles du Dieu très-bon ? je doute fort que le ciel et la terre laissent s’accomplir les décrets d’un dieu ennemi. Si le Créateur le souffre, il n’est plus le Dieu jaloux. Mais que le ciel et la terre passent ! ainsi l’a décidé leur maître, pourvu que sa parole subsiste éternellement. En effet, il avertit ses disciples dans les mêmes termes qu’Isaïe : « Prenez garde que vos cœurs ne s’appesantissent dans les festins, dans l’ivresse et dans les soins de cette “vie ; et que ce jour ne vienne vous envelopper à l’improviste comme un filet. » Même avertissement donné par Moïse à ceux qui oubliaient Dieu dans l’abondance et les préoccupations de la terre, tant il est vrai que le Dieu « qui nous délivrera du filet de ce jour terrible est le même qui autrefois nous en rappelait le souvenir ! »

Il y avait dans Jérusalem des lieux pour enseigner, et hors de Jérusalem d’autres lieux destinés à la retraite. Or, « durant le jour il était dans le temple à enseigner, » comme il convenait à celui qui avait dit par la bouche d’Osée : « Ils m’ont trouvé dans mon temple, et là j’ai discuté avec eux. » Mais aux approches de la nuit, il se retirait sur la montagne des Oliviers. Zacharie ne me le montre-t-il pas dans ce même lieu ? « Et ses pieds reposeront sur la montagne des Oliviers. » Les heures pour écouter, ne s’accordent pas moins des deux côtés. Le peuple allait le trouver de grand malin, parce qu’après avoir dit par Isaïe : « Le Seigneur m’a donné une langue éloquente, » il ajoute immédiatement : « Dès le malin, il prépare mon oreille à l’écouter, comme on écoute un maître. »

Si c’est là détruire les prophéties, que sera-ce donc que les accomplir ?

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