Matthieu Lelièvre

Biographie

1.
Sa famille et son enfance

Des gens portent sur eux, toute leur vie, un peu de la terre où ils sont nés. Ils ont l’accent du Midi ou du Nord, le type breton ou normand, cévenol ou provençal. Matthieu Lelièvre descendait d’une famille de paysans normands, et sa mère était guernesiaise. Serait-ce l’une des raisons pour lesquelles, après avoir été si attaché au Midi dans sa jeunesse et à Paris dans sa maturité, il s’est si bien trouvé de la Normandie dans sa vieillesse ?

Il parlait volontiers de son père, né à Estry (Calvados), en 1793, devenu soldat de Napoléon Ier dès l’âge de 18 ans, et de religion catholique, comme ses aïeux, jusqu’à 23 ans. La chute de l’Empire l’ayant ramené dans son pays natal et les calamités qui marquèrent cette époque ayant remué son âme et fait germer des besoins religieux, il accepta l’Évangile le premier jour où il l’entendit par le moyen d’un missionnaire méthodiste, Amice Ollivier, à Beuville, aux environs de Caen. Le jeune Jean-Baptiste-François-René Lelièvre ne se rendit à la réunion qu’à contre-cœur. Invité par la maîtresse de la ferme où il travaillait, il s’y refusa d’abord, car, élevé dans l’observance de la foi romaine, il craignait de manquer à son devoir de catholique. Mais, un certain dimanche, il prit son parti d’aller entendre le missionnaire protestant, et cette première prédication suffit pour l’amener à la conversion !

« Le chant des psaumes, racontait-il, fut pour moi comme le chant des cieux, la prière comme la clé qui ouvre la porte de la prison au criminel, le, sermon comme le message de la clémence d’un roi et le messager comme un ange de l’Éternel. Dès le même soir, quand je fus en mon particulier, je commençai à prier comme le prédicateur, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Le cœur rempli de convictions et des attraits de l’amour de Dieu, mais pas avec une entière certitude ; je disais : « Mon Dieu, si c’est bien la vérité, daignez me la faire connaître » ; et ce bon Dieu, qui a une si grande condescendance pour ses pauvres créatures, voulut bien condescendre jusqu’à me donner l’assurance la plus évidente de la vérité. » — Avant le lendemain matin, Jean Lelièvre n’avait plus de doutes : « Je sentais, dit-il, qu’il avait répandu son amour dans mon cœur, qu’il en avait chassé la crainte et que je l’aimais parce qu’il m’avait aimé le premier. »

Dès lors, Jean Lelièvre, avide d’instruction, se mit à lire tout ce qui lui tombait sous la main. A Caen, où le pasteur réformé, Martin Rollin, s’intéressa à lui, à Guernesey surtout, où les méthodistes l’accueillirent avec joie, sa piété se développa rapidement. Il devint prédicateur local, et l’amour des âmes lui ayant fait reprendre le chemin de sa patrie, il y fut reçu prédicateur méthodiste en 1831. A partir de cette époque, jusqu’au moment où il prit sa retraite à Jersey, il fut un ardent convertisseura et un intrépide itinérant. Il mourut à Jersey le 16 septembre 1861. Sa femme, née Suzanne Carré, était d’origine méthodiste guernesiaise, et mourut à Codognan, chez son fils aîné, Jean-Wesley, le 26 juillet 1882, dans sa 81e année.

a – Dans tout le livre, le mot conversion est pris non dans le sens de changement de religion, mais dans celui de changement de cœur.

En 1913, Matthieu Lelièvre revenait, avec une évidente émotion, sur cette réunion de Beuville, qui fut pour son père le point de départ d’une vie nouvelle :

« Sans cette rencontre, notait-il, où se voit la main de la Providence, la piété naissante du jeune paysan aurait dérivé du côté des superstitions romaines, et ses enfants, s’il lui en était né, auraient probablement suivi la même voie. Si donc nous sommes, nous et nos enfants, des chrétiens évangéliques, nous le devons au missionnaire méthodiste qui fut le père spirituel de notre père et à ce petit foyer de vie spirituelle qui avait été fondé, dès 1791, dans le village de Beuville, par William Mahy. »

Jean et Suzanne Lelièvre eurent trois fils et deux filles.

L’aîné des garçons, Jean-Wesley, né à Saint-Pierre-lès-Calais le 24 janvier 1838, mourut à Quissac (Gard), chez sa fille, la veille de Noël 1919, dans sa 82e année. Son père, qui avait embrassé la doctrine et la pratique de piété wesleyennes, sans passer par une initiation protestante, exprima sa reconnaissance et son vœu, en lui donnant ce nom, lourd à porter, et qui était comme un drapeau. Le fils l’a fait avec fidélité et dignité. Il débuta dans le ministère à 19 ans, sous le patronage de Charles Cook même, dans la Gardonnenque. Bien qu’à part un séjour à Paris, en 1860-1861, il ait passé toute sa vie dans des postes de campagne ou de petite ville, c’était un homme d’un grand savoir, un écrivain d’une rare pureté. Il aurait fait un professeur de langue et d’exégèse. Il se plaisait dans les études bibliques et connaissait bien l’hymnologie protestante et l’archéologie. Il a laissé beaucoup de cantiques, dont quelques-uns sont connus et dont le plus populaire est sans doute : « Viens, âme qui pleures. » Sans avoir l’éloquence entraînante de ses frères, c’était un prédicateur aimé de ceux qui apprécient l’enseignement religieux méthodique. Il fut, quelques années, rédacteur de L’Évangéliste. Il a traduit plusieurs ouvrages de l’anglais. Sa santé l’obligea à prendre sa retraite avant d’avoir atteint la soixantaine.

Après lui, à Saint-Pierre-lès-Calais encore, naquit Matthieu, le 7 janvier 1840.

Ensuite, Paul, à Bourdeaux (Drôme), en 1843. Paul Lelièvre mourut à Crest le 23 avril 1866. Il n’avait pas encore 23 ans. C’était un esprit singulièrement fertile et précoce. Son imagination et son talent de parole auraient fait de lui, très probablement, le meilleur prédicateur des trois frères. Les vers semblent avoir coulé de source sous sa plume. Son caractère liant et charmant lui attira une grande popularité parmi les méthodistes du Midi, où l’on aimait beaucoup sa fraîche jeunesse, ses riches talents, ainsi que son ardente piété. Sa maladie, sa mort prirent, dans les milieux chrétiens du Gard et de la Drôme, l’importance d’un événement. Une brochure de Matthieu en fixa le souvenir et reste d’une intense édification.

Les deux sœurs s’appelaient Eunice et Loïs. Eunice était l’aînée des cinq. Elle était née le 13 janvier 1837. Sa conversion fut antérieure à celle de ses frères et sœurs. Elle épousa un pasteur irlandais, John Healy, aujourd’hui vénérable archidiacre de Meath, et quitta ce monde à la naissance de son fils, Théodore, actuellement pasteur dans l’Ulster. Loïs, plus âgée que Paul de deux ans, mourut aussi en pleine jeunesse, à 25 ans ; quatre mois avant Paul. Elle s’éteignit à Codognan, d’une maladie de poitrine, dont la vie d’institutrice en Angleterre, trop pénible pour elle, avait probablement hâté le dénouement. L’on ne peut lire les pages qui retracent sa courte carrière, et surtout l’étape de Codognan, sans en être ému. Vraiment, ces enfants Lelièvre eurent dans leur jeunesse le génie de la piété, d’une piété qui jeta sa flamme et donna son fruit à l’âge où la plupart laissent à peine entrevoir le genre d’homme ou de femme qu’ils deviendront.

Tous les cinq se donnèrent donc au Seigneur dès leur enfance. Il faut dire que la préoccupation capitale des parents était qu’ils devinssent chrétiens, chrétiens le plus tôt et le plus complètement possible. Celui que nous avons qualifié de « convertisseur » eut la joie de voir ses enfants se convertir. Ils furent les premiers fruits de ce réveil de la Drôme, qui éclata à Bourdeaux, dans l’hiver de 1852, pendant son ministère. Voici comment il en parlait :

« Le dimanche 14 novembre 1852, après avoir prêché à Bourdeaux, je partis pour Dieulefit où je présidai le culte du soir dans notre local. L’un de nos prédicateurs laïques me remplaça à la réunion du soir à Bourdeaux. Quand le service fut fini, ma femme invita quelques amis à rester pour une réunion de prière. Dans cette réunion, quatre personnes, dont deux de mes enfants, se donnèrent au Seigneur. Le lundi soir, à une nouvelle réunion, quatre autres personnes trouvèrent la paix et, parmi elles, mes deux enfants encore non délivrés de leur fardeau. »

Et l’heureux père de s’écrier :

« Tous mes enfants sont maintenant des enfants de Dieu. Je suis assez riche. Loué soit à jamais son saint nom ! Et puisse notre vie tout entière honorer notre Dieu Sauveur. »

Le vénéré doyen Ch. Bruston, de la Faculté de théologie de Montauban, devenue la Faculté de Montpellier, qui a passé son enfance à Bourdeaux et était un camarade d’études des fils Lelièvre, a bien voulu, dans une lettre particulière de novembre 1931, évoquer ces souvenirs lointains qu’il est peut-être le seul à conserver encore :

« M. et Mme J. Lelièvre, y dit-il, ont exercé de 1850 à 1853 une heureuse influence à Bourdeaux et aux environs, surtout en prêchant la conversion. Il me souvient que, dans les réunions, Mme Lelièvre, qui parlait l’anglais aussi bien que le français, chantait quelquefois :
Come to Jesus (bis)
Just now (bis).
Just now come to Jesus,
Come to Jesus now !
Dans la belle saison nous montions quelquefois à la montagne qui sépare Bourdeaux de Dieulefit, où d’autres chrétiens étaient venus, et nous fraternisions. Nous allâmes même une fois jusqu’à Montmeyran, où Charles Bois était alors pasteur, assister à une réunion religieuse qui avait attiré beaucoup de gens. »

Voilà dans quelle atmosphère de piété et de ferveur religieuse se passa l’enfance de Matthieu Lelièvre. Sa conversion fut celle d’un enfant de 12 ou 13 ans, bien élevé, dans une famille à la piété chaude et expansive, qui entraînait tous ses membres à la consécration au service de Dieu. Le jeune Matthieu n’y résista pas. Il n’eut pas même l’idée d’y résister et de s’imaginer qu’il pourrait devenir autre chose qu’un pasteur méthodiste. Le doute religieux ne semble pas avoir un moment effleuré son esprit ni refroidi l’élan de son âme. Il est probable que la foi vivante et communicative de ses parents emporta son assentiment, enflamma son cœur et le prémunit contre les dangers de l’adolescence. Dans tous les cas, cette conversion fut sincère et définitive.

« J’ose dire, écrivit-il près de soixante-quinze ans plus tard, en remuant ses souvenirs d’enfant, que je n’ai jamais rougi du programme de vie chrétienne que j’entrevis dans cette réunion, dans la vieille chapelle de Bourdeaux, où je dis à Dieu : « Me voici pour t’aimer et te servir ». Ce jour-là je pleurai sur mes péchés et je crus au pardon. Dieu en soit à jamais béni. »

On aimerait en savoir un peu plus sur l’enfance de Matthieu Lelièvre. Etait-il espiègle, pétulant, joueur ? Aimait-il les billes, le cerf-volant, la marelle ? On ne le voit pas bien battant la campagne, pataugeant ou faisant des moulins le long de la rivière et grimpant aux arbres. Mais on peut se l’imaginer se mêlant à tout et de tout, se laissant gâter par ses sœurs, s’attardant auprès des livres, discutant ferme avec les grands. Il faisait remonter sa foi politique à la proclamation de la République de 1848, au Vigan, dont il se souvenait « comme si c’était hier » ; s’entendant encore, avec son frère aîné et quelques camarades, chanter La Marseillaise en traversant, pour se rendre à l’école, la place des Châtaigniers, et criant, de sa voix d’enfant de huit ans, la fière devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité. Quatre ans plus tard, après que la République fut étranglée, il ressentait la douleur générale de son entourage drômois, et un de ses souvenirs était celui d’un culte de famille, présidé par un pharmacien de Dieulefit, M. Darier, où celui-ci, après avoir lu les terribles invectives de saint Jacques contre les riches, dit avec sentiment : « C’était un vrai démocrate que saint Jacques ! »

Notre jeune ami, converti si tôt et si résolument, n’eut-il pas des tentations plus tard ? Subit-il l’attrait des plaisirs mondains ? Passa-t-il par ce désenchantement, ce refroidissement spirituel, que les études et le contact avec les hommes produisent chez beaucoup de jeunes gens qui ont grandi en serre chaude ? Peut-être. Sans doute, Matthieu Lelièvre parla quelquefois des tentations, du péché, avec des accents où l’on pourrait trouver quelque chose comme un écho, un souvenir, un aveu. Mais il ne faut pas prendre pour une sorte d’autobiographie un développement, un trait, une exhortation incisive et solennelle. Le prédicateur sympathique et inspiré pénètre dans des détresses d’âme, il a l’intuition de situations tragiques, il exprime des besoins et des cris de douleur qui sont l’interprétation des états d’âme de ses auditeurs, plutôt que les siens propres. D’ailleurs, le plus honnête homme peut trouver dans son expérience personnelle un point sûr et intime, dont il n’a qu’à accentuer le trait, prolonger la ligne, pour dire des vérités bonnes pour tous et quelquefois singulièrement bien placées.

Il a répondu lui-même à notre question :

« Si l’on me demande : Comment avez-vous échappé à la souillure du monde ? je réponds : Par la conversion, dès l’âge de douze ans. Je ne prétends pas que cette conversion ait été aussi profonde, aussi radicale que cela eût été possible et désirable : je ne suis pas devenu un saint dans quelques jours ; je suis resté un enfant assez longtemps, mais un enfant pur, ayant acquis la force de dire non à la tentation, parce que j’avais dit oui à Dieu.

Et puis, et ceci est important, je me suis mis (ou l’on m’a mis) jeune au travail. Pendant mes deux ans de séjour dans le canton de Vaud, je fus entre les mains de Charles Cook et de sa pieuse femme. Ils m’aimèrent. On fit de moi un directeur d’École du dimanche et, peu après, un prédicateur laïque. »

N’oublions pas que le jeune homme eut pour le garder l’influence et l’exemple de son père. Il l’accompagnait souvent dans les villages où il allait tenir des réunions. Et le père n’oubliait pas que son fils avait une âme, et il jeta dans cette âme des semences de vie éternelle qui ne furent pas perdues. C’était l’âge où l’enfant avait à subir, dans les écoles publiques, le contact de ceux qui dépravent et qui souillent. Le fils, dans des vers juvéniles, que nous nous reprocherions de ne pas citer, a rendu témoignage à l’action préservatrice et purifiante de son père :

Les méchants m’ont offert leur coupe d’ambroisie.
Ils me disaient : « Bois-la, c’est l’élixir de vie.
Bois et tu seras grand ; bois et tu seras fort. »
Mais j’avais près de moi l’image de mon père.
Je crus qu’il me disait, de sa voix douce et claire :
Mon fils, cet élixir a l’odeur de la mort.
Alors, sans hésiter, ma main brisa le verre.

Quant aux études proprement dites du jeune Matthieu, il me paraît qu’elles souffrirent du ministère très itinérant de son père, qui ne passait guère alors qu’un an dans ses postes. La famille alla ainsi de Guernesey à Die, de Die à Bourdeaux, puis à Calvisson, à Codognan, à Montpellier, au Vigan, où les enfants fréquentaient chaque fois l’école primaire, mais sans beaucoup de suite et sans chance de beaucoup apprendre. Cependant, quand la famille retourna à Bourdeaux, les trois fils Lelièvre, avec quelques autres, dont Ch. Bruston déjà nommé, furent initiés au latin, au grec et aux mathématiques par l’un des pasteurs réformés, M. Ferdinand Mailhet, qui leur donnait très régulièrement des leçons. Un peu plus tard, à Joinville, ils furent de bons élèves d’un petit collège municipal. Mais, Matthieu Lelièvre devait à son père d’abord les notions religieuses et autres qui avaient beaucoup contribué à la formation de son caractère, et ensuite à ses travaux personnels, ses lectures et un sens très aiguisé de l’histoire, la culture générale qu’il ne tarda pas à acquérir.

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