Matthieu Lelièvre

5.
Pastorat
(suite)

Paris-Malesherbes, 1879-1883

Nous pouvons maintenant presser le pas. Matthieu Lelièvre touche à la quarantaine. Il a plus de vingt années de ministère pastoral. Il a pris ses habitudes, organisé sa vie, fait sa réputation. Il acquerra plus de maturité ; il n’aura pas plus de talent.

Il ne quitta pas Nîmes sans regret ni douleur. Je crois même qu’il en prit le deuil et qu’il l’a gardé longtemps. Peut-être toujours. Car c’est à Nîmes que son action atteignit son plein développement. Cependant, Paris l’attirait par cette sorte de fascination que la grande ville exerce toujours sur les intellectuels. Est-ce que Paris n’est pas, d’ailleurs, la capitale de notre vie religieuse et protestante, comme celle de notre vie politique ? N’est-ce pas un centre unique d’information ? Matthieu Lelièvre, avec son talent de prédicateur, son goût pour les lettres, son journal, ses projets d’ouvrages, y avait sa place marquée. Peut-être oubliait-il que Paris, malgré toutes ses qualités, est une ville qui dévore ses habitants ; qu’en dehors de quelques paroisses favorisées, les protestants y sont clairsemés ; qu’à moins de talents tout à fait hors ligne, ou de circonstances très spéciales, les pasteurs les plus dévoués ne parviennent pas à y être connus et populaires ; que les Églises méthodistes parisiennes ne lui fourniraient pas, comme celles du Gard, un cadre approprié à ses moyens ; que sa parole n’y trouverait pas facilement la force et l’envol qui ravissaient et remuaient ses auditeurs méridionaux ; que ses sermons étaient trop riches pour être justement appréciés par des gens surmenés, quelquefois assez superficiels, et blasés…

C’est de la Chapelle Malesherbes qu’il fut plus spécialement chargé. Ses collègues — James Hocart père et Numa Andrieu — étaient, le premier aux Ternes, le second à Levallois. A eux trois, ils formaient une bonne équipe ; bien qu’ils fussent très différents entre eux. James Hocart avait tout pour lui. Numa Andrieu était un bon pasteur, un excellent visiteur. C’est dans le logement de gauche, situé au-dessus de la Chapelle, que le nouveau venu résida avec sa belle famille de sept enfants : Théodore, Bella, Eva, Marie, Paul, Alfred et Charles. Paul y devait mourir moins de deux ans après, à l’âge de sept ans.

La Chapelle Malesherbes comportait en ce temps-là, outre les logements des pasteurs de langue anglaise et de langue française, une salle d’écoles de garçons et une librairie évangélique. Le beau bâtiment n’avait pas encore vingt ans d’existence, sa dédicace datant d’octobre 1862. Il devait donner asile au culte méthodiste anglais, ainsi qu’à l’œuvre française. Mais il n’a jamais été propice à celle-ci. D’abord, parce que l’Église anglaise avait les meilleures heures du dimanche, celles du matin et du soir, pour ses services, ne laissant à la nôtre que celles de l’après-midi ; ensuite, parce qu’il était à peine construit que les Réformés orthodoxes élevèrent en face le Temple du Saint-Esprit. De plus, le quartier riche qui l’entoure n’est pas favorable à une œuvre méthodiste. C’est ainsi que l’action de l’Église de la Chapelle Malesherbes et de son pasteur n’a pu qu’être entravée et même sacrifiée. La Chapelle, bien placée pour les cultes anglais, ne tarda pas à devenir ce qu’elle est encore, le rendez-vous de toutes sortes d’activités religieuses, de réunions d’Alliance évangélique en particulier ; mais ne rassembla pas un auditoire du dimanche compact et bien à elle.

Il ne faudrait pas conclure de ceci que le nouveau pasteur dût se consumer dans l’inaction. Son auditoire du dimanche était souvent fort présentable. Son tableau de circuit lui donnait de nombreux services de prédications. Nous nous imaginons quelquefois que nous faisons plus et mieux que nos aînés. Un peu d’histoire nous couvrirait parfois de confusion, ou du moins nous rendrait modestes. Dans ce temps, il y eut des initiatives d’évangélisation hardies et neuves. Les réunions populaires Mac All étaient nombreuses et florissantes. Un collègue anglais de Matthieu Lelièvre, le pasteur W. Gibson, avait eu le courage de louer une salle de concert, boulevard des Capucines, et y faisait donner, tous les dimanches soir, des conférences évangéliques. M. Lelièvre y parla souvent. Gibson fit aussi des tentatives hardies, non seulement au Havre, à Rouen, mais dans plusieurs villes de la banlieue parisienne : Saint-Denis, Argenteuil, Saint-Cloud, Suresnes, Asnières, etc. ; les œuvres de Miss de Broën et de Mme Dalencourt datent de cette époque. La Maison des Enfants de Mlle L. Hocart aussi. Des comités interecclésiastiques, des campagnes en faveur du repos du dimanche, de la moralité publique, la Mission Intérieure parisienne prenaient également son temps et ses forces. Sans parler de son journal, de livres toujours plus ou moins sur le chantier, d’articles de revues. Le fait est qu’il y perdit la santé et qu’il n’était à Paris que depuis trois ans, qu’il dut prendre du repos. Des travaux excessifs avaient amené un état de fatigue aiguë, qui demandait un changement de lieu et d’occupation. Il attendit toutefois la fin d’août 1883 pour quitter son poste.

Pendant ces années-là, la préoccupation du Réveil ne le quitta pas. Les réunions de prière de la première semaine de janvier, qu’il jugeait somnolentes et peu suivies, les assemblées annuelles des sociétés religieuses, où il aurait voulu faire passer un peu de l’enthousiasme de celles de Londres, les conférences pastorales, la Mission Intérieure, qu’il aurait aimé voir animées d’un esprit de consécration, étaient des occasions où il laissait parler son cœur. Deux fois il prit hardiment en main la cause de l’évangélisation laïque, populaire, fervente. Ce fut à l’occasion de l’arrivée des salutistes et des réunions de Moody et Sankey.

Cet homme d’étude, dont les discours prenaient tout naturellement une forme classique et oratoire, ne semblait pas fait pour goûter les façons tapageuses, et l’organisation autocratique de l’Armée du Salut ; mais quand il vit se dresser contre elle la levée de boucliers du protestantisme, il se rencontra avec Charles Babut, de Nîmes, pour recommander à l’égard de cette œuvre la patience et la confiance, et pour dire que nous avions autre chose à faire que de jeter un cri d’alarme et de lui lancer une espèce d’excommunication majeure. Il croyait que nous, si prudents, si circonspects, nous avions quelque chose à apprendre de ces chrétiens d’Outre-Manche, si ardents et trop bruyants :

« S’ils sont trop zélés, le sommes-nous assez ? Si leur enthousiasme religieux dépasse quelquefois les bornes, le nôtre n’est-il pas sinon mort, au moins fort endormi ? »

demandait-il à ceux qui auraient voulu les réexpédier dare dare dans le pays d’où ils étaient venus. La visite des évangélistes américains ne provoqua pas à Paris de protestations, et toute la presse évangélique leur fut favorable. M. Lelièvre faisait remarquer le style bien laïque de Moody, style simple, clair, sans rhétorique, ne reculant jamais devant le mot propre, et qui était compris de tous. Il admirait la verve de ses récits, la tendresse et l’émotion de sa voix, son sens pratique et l’efficacité de sa méthode. Les réunions de Réveil étaient celles qui convenaient le mieux à l’âme de Matthieu Lelièvre.

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