Matthieu Lelièvre

13.
Le théologien

Des quatre titres que nous lui avons donnés, c’est celui-ci que Matthieu Lelièvre aurait contesté. Journaliste, il était très sûr de l’être, et il n’en faisait pas mystère. Il se déclarait volontiers historien. Dans la seconde période de sa vie, il n’accueillait celui de prédicateur qu’avec des réserves ; mais il l’était et, surtout, il l’avait été, incontestablement. Je ne crois pas qu’il se soit jamais piqué d’être théologien, bien qu’il ait fait de la théologie toute sa vie, qu’il ait, dès sa jeunesse, montré des dispositions spéciales pour le devenir, qu’il ait professé la théologie pendant quelque temps, qu’il sût ce qu’il croyait, pourquoi il le croyait et pût l’exposer doctement.

Sa théologie était biblique, christocentrique, constructive et, pour tout dire en un mot, wesleyenne ; c’est-à-dire pratique et expérimentale, enracinée dans sa foi en l’amour infini de Dieu et la vertu, sans limite aussi, du sacrifice rédempteur et du pouvoir du Saint-Esprit. Elle était sans étroitesse pointilleuse de formule ou de dogme.

C’était l’orthodoxie évangélique, vivifiée par le Réveil et soulagée de la prédestination calvinienne ; le credo positif, ailé et grave, des hommes de foi et d’action qui ont prêché la conversion et la sanctification, créé les œuvres d’assistance, de conservation et de mission, fait de la piété quelque chose de vivant et de communicatif : un principe de vie nouvelle.

Sur les points essentiels de cette foi, il était très ferme.

Voici, par exemple, l’exorde d’un de ses sermons de Pâques. Il est de 1879, sur Jean 20.16 :

« Devant le grand événement que célèbre l’Église Universelle en ce jour il y a des hommes qui, se refusant à la fois à l’admettre et à le nier, le déclarent indifférent. Je ne suis pas sûr qu’on n’entende pas aujourd’hui des prédicateurs soi-disant chrétiens dire à leurs auditeurs : La résurrection de Jésus-Christ est un problème historique fort ardu : croyez-y si vous le pouvez ; n’y croyez pas si cela vous convient : cela importe peu.

Nous pensons, au contraire, que cela importe beaucoup. Et la preuve c’est que c’est le soleil du jour de la résurrection qui a fait éclore la foi en Jésus-Christ dans l’âme des disciples ; cette foi qui n’en est plus sortie que pour se répandre dans le monde. C’est la vue du Ressuscité, qui éleva l’âme de l’apôtre Jean de l’amour à la foi : Et il vit et il crut, nous dit-il lui-même (Jean 20.8-9). C’est la vue du Ressuscité qui fit passer Pierre d’une foi morte, qui se conciliait avec les lâchetés du cœur, à une foi aimante et courageuse. C’est la vue du Ressuscité, qui fit passer Thomas des résistances d’un esprit critique à l’hommage de l’adoration : Mon Seigneur et mon Dieu ! C’est la vue du Ressuscité qui rendit l’espérance aux deux disciples qui s’en allaient découragés à Emmaüs. Qu’on essaie d’expliquer sans le fait de la résurrection ces transformations morales ! Ce sont là les œuvres d’un vivant, et non celles d’un mort.

C’est aussi la vue du Ressuscité qui, de Marie-Madeleine, pauvre femme désolée, fait la joyeuse messagère de la bonne nouvelle… »

Et, vingt-cinq ans plus tard :

« Le retour à Jésus-Christ, Parole vivante, et à la Bible, Parole écrite, c’est là, croyons-nous, la nécessité primordiale de l’Église chrétienne. La Bible, même en tenant sérieusement compte des résultats acquis de la science, ne perd rien de son autorité et de son efficacité, pour celui qui y a trouvé la double révélation du péché et du Sauveur. On peut, et selon nous, on doit se faire de l’inspiration une idée plus large et moins mécanique que celle qui a longtemps prévalu ; mais Dieu nous garde de laisser s’affaiblir notre foi en l’autorité souveraine des Saintes-Écritures ! Le christianisme de demain sera scripturaire ou il ne sera pas. Les Écritures rendent témoignage de moi, a dit Jésus. Cette affirmation de notre Maître nous suffirait au besoin pour défendre notre vieille Bible, contre ceux qui veulent la dépouiller de son autorité.

En même temps que Jésus-Christ et la Bible (l’un appuyant l’autre), il faut que le christianisme de demain retrouve la foi au Saint-Esprit, c’est-à-dire l’agent de tout réveil et de toute régénération dans l’individu et dans la société. Notre orthodoxie calviniste l’a toujours un peu négligé, et la déclaration de foi de 1872 l’a passé sous silence. Ce que l’on appelle, dans les milieux orthodoxes, le témoignage du Saint-Esprit, n’est pas précisément ce que saint Paul appelait de ce nom (voy. Romains 8.16). Et quant à la religion de’l’Esprit de Sabatier, elle n’a que des rapports assez lointains avec l’enseignement de l’apôtre. Ne faut-il pas attribuer à cette éclipse de la doctrine du Saint-Esprit l’absence à peu près complète de conversions dans beaucoup d’Églises dites évangéliques, où pasteurs et paroissiens considéreraient comme un illuminé l’homme qui ferait ouvertement profession de s’être converti à telle date ? … »

Très affirmatif sur le fait même de l’inspiration des Saintes-Écritures, Matthieu Lelièvre n’a pas une théorie de l’inspiration, mais les théologiens qu’il cite avec une évidente sympathie montrent qu’il entend que les écrivains sacrés ont écrit sous une influence si plénière et si immédiate du Saint-Esprit qu’on peut dire que Dieu parle aux hommes par eux, et non seulement qu’ils parlent de la part de Dieu et par son autorité. Le Dr W.-H. Pope, qu’il suit de près sur ce sujet, relevait différents degrés dans l’inspiration. Selon lui :

En définitive, Matthieu Lelièvre se rattachait à l’idée d’une inspiration que l’on a appelée dynamique. Elle conçoit l’Esprit saint agissant sur l’esprit des hommes qui ont été les organes de la révélation, comme une force vivifiante et illuminatrice, toujours proportionnée aux nécessités de la tâche qu’ils avaient à accomplir, par voie de pénétration intime et en respectant leur individualité. La Bible était pour lui plus que l’histoire de la révélation ; elle en est aussi le produit.

Il admettait la préexistence de Christ et les faits rédempteurs. Mais il n’a pas cherché à expliquer l’inexplicable et s’en est tenu sans plus aux textes de l’Évangile. La mort de Christ était pour lui le sacrifice pour le péché. C’était la justice divine qui l’avait rendu nécessaire et l’amour divin qui l’avait consommé. Il lui donnait la portée d’une expiation et d’une rédemption. Il considérait cette rédemption comme universelle. Le salut est gratuit, présent, complet ; mais, en fait, ceux-là seuls seront finalement sauvés, qui acceptent librement la grâce qui leur est offerte en Jésus-Christ et persévèrent dans cette foi et dans l’obéissance à la loi de Dieu.

Pour l’appropriation du salut, il mettait l’accent sur la repentance et présentait la foi comme un acte de confiance et d’amour, et non pas seulement comme un assentiment de l’intelligence et de la conscience. Il relève la distinction que fait Wesley entre la justification et la rédemption (quoique inséparables), spécifiant que la première nous rendait la faveur de Dieu et la seconde son image, l’une ôtant la coulpe, l’autre la puissance du péché. Notre ami écrivait à ce propos :

« Cette distinction nous paraît d’une logique lumineuse. Il convient de dire toutefois qu’on ne la trouve nulle part énoncée avec cette netteté dans l’Écriture. Elle résulte du rapprochement des textes bibliques, plutôt que d’une déclaration unique. La justification par la foi est l’enseignement spécial de Paul ; la régénération par le Saint-Esprit est l’enseignement spécial de Jean. L’un a vu dans la conversion surtout l’œuvre de Dieu pour nous, et l’autre l’œuvre de Dieu en nous. La tâche de la théologie est de rapprocher ce double enseignement, et Wesley l’a fait avec sa clarté habituellea. »

a – La Théologie de Wesley.

Sur le péché originel, le baptême, la Sainte-Cène, la divinité de Jésus-Christ, Matthieu Lelièvre avait la doctrine orthodoxe, que le méthodisme a rectifiée cependant sur quelques points, toujours sous l’empire de sa ferveur missionnaire et de leur effet pratique sur la vie religieuse. Ainsi, il n’admet pas que, par la chute, l’homme ait été complètement abandonné à la puissance du péché ; d’après lui, si l’homme ne possède aucun fonds de bonté originelle, il participe à la grâce prévenante et n’est donc pas réduit à une absolue impuissance. Ce que l’homme a perdu en Adam, il lui est offert en Christ. A la solidarité dans le mal est venue se superposer la solidarité dans le bien. La Rédemption est le remède à la corruption originelle. Dans le cas de ceux qui meurent dans l’enfance et avant que le péché originel ait eu le temps ou l’occasion de se transformer en péché personnel, le remède agit de lui-même : la Rédemption annulant les effets de la coulpe. Dans le cas des adultes, qui portent la responsabilité du péché et de la condamnation qui pèse sur lui, le remède demande un acte personnel d’appropriation. Mais nul ne périra éternellement par suite du seul péché originel, dont il n’est nullement responsable.

Une théologie biblique ne nous paraît pas pouvoir écarter la Trinité. Sur ce point aussi Matthieu Lelièvre était wesleyen. Wesley croyait à la Trinité, sans jamais tenter d’expliquer ce mystère. « A vrai dire, écrivait-il à un de ses correspondants le 3 août 1771, le mystère ne gît pas dans ce fait : les trois sont un, mais dans le mode ou le comment de ce fait. Et de cela je refuse de m’occuper. Je crois le fait, mais, quant à son mode d’opération, ma foi n’y est pas intéressée. » Il allait jusqu’à déclarer, dans un sermon prêché à Dublin quatre ans plus tard : « Je n’attache aucune importance à ce qu’on croie telle ou telle explication de la Trinité. J’estime même que tout homme sensé s’abstiendra de toute explication. » Matthieu Lelièvre y croyait parce qu’il la trouvait enseignée dans les Écritures et qu’il la voyait à la base de tout le christianisme expérimental.

« Si on repousse le dogme de la Trinité, a-t-il écrit, que reste-t-il de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ et de l’application au croyant de cette œuvre ? Que deviennent la régénération, le témoignage du Saint-Esprit, la sanctification ? La foi du plus humble croyant ne s’inquiète pas des disputes des théologiens sur le mystère de l’essence divine, pas plus que le locataire d’une maison ne se préoccupe de la forme et des dimensions des pierres cachées dans les fondations de l’édifice. Ce qui n’empêche pas que la foi du croyant s’appuie sur ces substructions cachées, comme la confiance de l’habitant d’une maison repose sur le bon état des fondations de sa maison. »

Nous nous rappelons les regrets qu’il a exprimés de voir le Saint-Esprit laissé trop souvent dans l’ombre. J’ai remarqué, en parcourant ses notes de sermons, qu’il parlait du Saint-Esprit à d’autres moments de l’année qu’à la Pentecôte, aussi bien que ce jour-là. Ainsi, cette conclusion d’un sermon sur la vision des os secs, prêché à deux périodes différentes de sa vie, et chaque fois en novembre et décembre :

« La Pentecôte fut la pleine réalisation de cette vision prophétique… Jésus avait, durant trois ans, prophétisé à ces ossements desséchés de l’Israël dégénéré… Les disciples prophétisent à l’Esprit, et l’Église est fondée…

L’œuvre préparatoire n’est-elle pas faite aujourd’hui ? Depuis trois siècles, que faisons-nous en France, et depuis cinquante ans en particulier ? Vastes semailles. A qui demanderait encore du temps, nous dirions : Vous dites qu’il y a quatre mois avant la moisson… Chrétiens, faites attention aux signes des temps, écoutez la voix de Dieu qui vous crie : Prophétise à l’Esprit… »

Voici les trois idées de la troisième partie d’un sermon sur : « Avez-vous reçu le Saint-Esprit quand vous avez cru ? » (Actes 19.1-2.)

1) Revenir à une foi plus biblique. Quand la doctrine du Saint-Esprit pâlit dans notre esprit, l’œuvre du Saint-Esprit s’affaiblit dans notre cœur. Enseignement de Jésus à ce sujet et témoignage de l’Église apostolique.

2) Revenir personnellement au Saint-Esprit… « Souviens-toi d’où tu es déchu, fais tes premières œuvres et repens-toi… » Chercher le témoignage du Saint-Esprit, qui fit la force de nos pères… Les grâces qu’il apporte : sainteté, amour, liberté.

3) Ramener l’Église au Saint-Esprit. Ce sera la replacer dans son atmosphère natale… Appeler sur elle une effusion de l’Esprit… Nous parlons du surnaturel ; notre génération n’y croira que quand elle le verra vivant en nous.

Mais en parlant du Saint-Esprit, M. Lelièvre pensait aussi à la doctrine de l’assurance du salut, que les docteurs des premiers siècles de l’Église chrétienne et les réformateurs avaient crue et enseignée et qui, dans les temps de tiédeur spirituelle, s’était voilée pour reparaître avec le méthodisme. Celui-ci reprit les paroles de notre Seigneur rapportées par saint Jean (Jean 15.26 ; 16.13-15) ; celles surtout de saint Paul (Romains 8.15-16 ; Galates 4.6), et déclara que le privilège du croyant fidèle est de posséder la certitude intime qu’il est sauvé. « C’est, disait Wesley, une impression directe de l’Esprit de Dieu sur mon âme, par laquelle il témoigne à mon esprit que je suis enfant de Dieu ; que Jésus-Christ m’a aimé et s’est donné pour moi ; que tous mes péchés sont effacés et que moi, oui moi-même, je suis réconcilié avec Dieu. » Wesley ne disait pas que ce témoignage fût donné à tous, ni au même moment, ni de la même façon, et qu’il ne pût être perdu ; au contraire. Mais il prêchait, soutenu par l’expérience d’un grand nombre de membres de ses Sociétés, que l’Esprit divin « agit sur l’âme par une influence immédiate et forte, de telle manière que les vents et les vagues s’apaisent et qu’il se fait un grand calme, le cœur se reposant doucement dans les bras de Jésus, et le pécheur recelant une pleine conviction que Dieu est réconcilié, que toutes ses iniquités sont pardonnées et ses péchés couverts ».

En admettant que Matthieu Lelièvre ait, accepté cette doctrine de l’assurance du salut de confiance, quand il était sous l’influence directe de son père et dans l’atmosphère du réveil de la Drôme, on peut s’assurer, par le soin qu’il a mis à l’exposer dans son livre, qu’il la considéra sous toutes les faces, et que, si elle soutint sa vie religieuse et son activité évangélique, si elle s’exprima dans ses sermons, c’est parce qu’il l’avait repensée. Ce qui me paraît avoir emporté son assentiment, c’est l’Écriture, et la pondération, le bon sens que Wesley mit dans son enseignement sur ce sujet. Il fut affermi dans cette conviction par le fait que les anciens docteurs de l’Église, saint Augustin en particulier et les Réformateurs y avaient cru et que l’Église l’avait toujours professée, sauf aux époques de sommeil spirituel ; que les chrétiens appelés à la vie spirituelle par le méthodisme, faisaient profession de posséder cette joyeuse assurance. Enfin, des considérations comme celles-ci : Le Saint-Esprit peut-il être dans l’âme régénérée sans y manifester sa présence ? Comment l’homme pourrait-il être l’objet d’une transformation aussi profonde sans en avoir conscience ? Comment l’enfant de Dieu, — si quelque chose comme une voix, du dedans de lui, crie à Dieu : « Père », — ne ressentirait-il pas une profonde impression de pardon et de paix ?

Matthieu Lelièvre ouvrit son journal à des études, des témoignages sur la sanctification, même sur l’entière sanctification. Le chapitre qu’il lui consacre dans l’ouvrage plusieurs fois cité ici est d’une précision, d’une clarté qui ne laissent rien à désirer. Il débute par un paragraphe du professeur J.-S. Banks, D. D., et se termine par quelques lignes résumant l’état de la question, qui me paraissent exprimer son sentiment personnel. Entre les deux se trouvent une douzaine de pages où, après avoir rappelé comment Wesley fut amené à son point de vue, il spécifie qu’il ne s’agit nullement d’une perfection absolue, excluant l’idée de progrès ou de rechute, ni d’une sorte d’infaillibilité, nous préservant de toute erreur d’ignorance ou de jugement, mais trouve sa juste définition dans le sommaire des dix commandements donné par notre Seigneur.

Voici l’extrait du Dr Banks :

« La possibilité et la nécessité de la sainteté parfaite font partie de la foi de la chrétienté universelle. Le seul point sur lequel l’enseignement méthodiste va au delà de celui des autres Églises est l’affirmation qu’elle est possible dans la vie présente. Les uns croient qu’elle ne se réalise qu’à la mort ; d’autres après la mort, dans un état intermédiaire de purification. L’Église romaine a imaginé un purgatoire où les fidèles se perfectionnent et se préparent à voir Dieu. Mais pourquoi cette purification aurait-elle lieu à la mort ou après la mort ? Pourquoi n’aurait-elle pas lieu plus tôt ? Quelle puissance purificatrice sera alors à l’œuvre qui ne puisse agir dès maintenant ? S’il existait une limitation ou une restriction à cet égard, l’Écriture la mentionnerait sûrement. L’absence d’une telle restriction dans l’enseignement biblique est déjà une présomption en faveur de la doctrine méthodiste. »

Et voici le dernier mot de Matthieu Lelièvre sur le sujet :

« En résumé, la doctrine de l’entière sanctification n’implique pas pour Wesley la suppression absolue de tout péché, si l’on entend par ce mot les transgressions involontaires, mais la délivrance de toute désobéissance consciente et volontaire. On peut trouver qu’il restreint la notion du péché ; mais il est difficile de contester, l’Écriture à la main, que la délivrance du péché, dans le sens où il l’entend, ne soit une doctrine scripturaire et confirmée par l’expérience de l’élite des croyants. »

Notre théologien, peu spéculatif, a été très sobre de la parole et de la plume sur les choses finales. Le retour de Jésus-Christ faisait partie de sa foi, mais il n’a pas éprouvé le besoin de faire autre chose que de l’indiquer, de prêcher la vigilance et de conseiller la sagesse à ceux qui étaient portés à vouloir définir et éclaircir les événements dont nul ne connaît la date et, de manière certaine, le développement. Il a même avoué ne pas avoir d’opinion sur le millénium, et quelque peine à prendre à la lettre le seul passage du Nouveau Testament où il en soit question (Apocalypse 20.1-10), attendu que cette description abonde en symboles et images de couleurs voyantes et que les chiffres de l’Apocalypse ont un sens symbolique qui nous reste plein de mystère.

Ce qui l’a préoccupé davantage, c’est le mystère même dont s’enveloppent les voies de la Providence ; les catastrophes, les morts prématurées, les criantes et cruelles injustices de la vie qui torturent l’âme de Pourquoi ? et de Comment ? Il l’a quelquefois abordé dans des articles, exposant le problème dans toute son acuité, sans cacher qu’à son avis ceux qui croient trouver le mot de l’énigme dans la limitation de la puissance ou de la connaissance divine se trompent. Finalement, il déclarait que tout et tous avaient échoué à résoudre la question, lui comme les autres, et accepter la vieille solution qui peut se résumer en ces quelques paroles bibliques :

Le salaire du péché c’est la mort, mais le don de Dieu c’est la vie éternelle par Jésus-Christ notre Seigneur. — Dieu châtie celui qu’il aime, et il frappe de ses verges ceux qu’il reconnaît pour ses enfants. — Tu ne sais pas maintenant ce que je fais, tu le sauras plus tard. — Nous attendons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habite.

Et si l’on objecte, ajoutait-il, que ces textes ne résolvent pas le problème, nous en conviendrons franchement, et nous emprunterons encore au vieux Livre la parole qui nous semble l’attitude qui convient devant les problèmes insolubles : « Je me tais, je n’ouvre pas la bouche, car c’est toi qui agisb. »

bL’Évangéliste, 1er mars 1907, art. : Le problème de la mort prématurée.

Deux ans plus tard, 5 février 1909, reprenant le sujet à propos d’une catastrophe, il écrivait que :

« … les pourquoi de l’homme sont souvent comme ceux de l’enfant : Pourquoi Dieu a-t-il permis cela ? Pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas empêché ? — Après avoir reconnu que ce sont quelquefois propos d’incrédules ou d’athées, sur un ton blasphématoire et auxquels on pourrait se borner à répondre par la parole de l’apôtre : Qui es-tu, ô homme, pour contester avec Dieu ?, ou par la parole plus rude de Pascal : Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous nature imbécile. Ecoutez Dieu »,
« Jésus, ne l’oublions pas, a été lui-même aux prises avec les questions insolubles. A Gethsémané, il a demandé à Dieu pourquoi il devait boire le calice d’amertume, et à ce pourquoi douloureux le silence de Dieu seul a répondu. Et à Golgotha, un pourquoi encore plus tragique s’est posé devant la conscience du Fils de l’homme : Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Et cette fois encore le silence de Dieu a été terrifiant. Mais, de ces deux luttes, Jésus est sorti victorieux par la pleine soumission de sa volonté à la volonté du Père, incomprise mais acceptée : Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! Père, je remets mon esprit entre tes mains ! Voilà la double victoire de la foi ! Voilà, en attendant la pleine lumière, la petite lampe qui éclaire les pas du pèlerin, même — et surtout — dans la vallée de l’ombre de la mort. »

En conclusion, Matthieu Lelièvre fut un théologien orthodoxe, mais d’une orthodoxie qui ne fut jamais froide, autoritaire et exclusive, et que nous appellerons tout simplement évangélique.

Il n’était pas dissident par principe ni par tempérament. Mais il était attaché à l’Évangile, à une méthode de piété, il avait fait des expériences religieuses, il savait le fort et le faible des doctrines du Réveil. C’est ce qui explique son attitude dogmatique comme son attitude ecclésiastique. Il était un chrétien toujours prêt à lever et à défendre son drapeau. Mais cela dans un esprit de largeur, de confiance et de communion envers ses frères, même quand ils ne partageaient pas ses opinions les plus chères. Et il s’est élevé contre tout ce qui nuisait à l’amour fraternel et pouvait jeter quelque suspicion sur des disciples et des serviteurs de Jésus-Christ.

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