Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

1.
Les précurseurs en France

Calvin appartient à la seconde génération des réformateurs. Au point de vue chronologique, et dans une large mesure au point de vue théologique, sa place est plutôt parmi les héritiers que parmi les initiateurs de la Réforme. Quand il naquit, Luther et Zwingli avaient vingt-cinq ans, Mélanchthon allait entrer comme étudiant à l’université de Heidelberg et Henri VIII inaugurait son règne mémorable. Aucun de ces chefs n’avait, il est vrai, commencé son œuvre réformatrice ; mais la Réforme avait atteint son développement complet en Allemagne et dans la Suisse allemande avant que Calvin fût arrivé à l’âge d’homme. En dépit de cette entrée plus tardive sur le théâtre de la gigantesque lutte du xvie siècle, Calvin doit être rangé parmi ses chefs les plus influents. Il ne pouvait faire son œuvre qu’après avoir été précédé par Luther et Zwingli ; mais il était bien plus qu’un architecte construisant sur des fondations faites par d’autres hommes. Son œuvre a été préparée et n’a été possible que grâce à beaucoup d’influences antérieures. Il sera donc utile de jeter un rapide coup d’œil sur l’état du pays où grandit Calvin : nous connaîtrons ainsi le sol et l’atmosphère où plongent ses premières impressions religieuses et intellectuelles.

Au début du xvie siècle, le royaume de France occupait à certains égards une situation prépondérante parmi les états de la chrétienté. Son unité nationale, l’organisation de son gouvernement et son influence politique en Europe pouvaient être comparées favorablement avec celles des autres contrées. L’activité de ses habitants ne s’étendait pas jusqu’aux extrémités du monde comme celle des Espagnols, qui venaient de s’imposer à l’attention et traversaient la période fiévreuse des découvertes qui marquèrent la fin du xve siècle. Le développement de la France était plus naturel, plus solide, moins artificiel que celui de sa puissante rivale méridionale. Les formes du gouvernement de l’Angleterre étaient, il est vrai, plus populaires, mais sa puissance matérielle passait pour bien inférieure à celle de la France. Le saint empire romain germanique, malgré ses riches cités, son commerce florissant, ses nombreux soldats, pouvait, moins que la France, faire usage de sa force, à cause de ses divisions et de l’absence d’esprit national. La France, au début du xvie siècle, bien qu’encore loin d’avoir atteint son complet développement d’état moderne, était le plus avancé des royaumes européens, à l’exception peut-être de l’Angleterre, où la vie nationale se dessinait déjà, plus que partout ailleurs, dans le sens des conceptions modernes.

François Ier (1515-1547) personnifiait les tendances caractéristiques de la monarchie française de cette époque, où Calvin devait poser les fondements de son œuvre. Ce souverain, d’une ambition militaire sans bornes, désireux d’acquérir pour la France une influence souveraine en Europe, jouissait d’une popularité due à son charme personnel, son esprit, son éloquence, son tact et ses dons artistiques et littéraires. Ses qualités sociales attirèrent autour de lui une cour élégante ; mais sa morale facile et son manque absolu de religion personnelle et de sérieux le rendirent incapable d’apprécier l’importance fondamentale de la gigantesque lutte religieuse qui bouleversa l’Europe pendant son règne. Sous ce règne la France eut une politique militaire agressive, sans grand succès, et une cour brillante ; l’unité nationale fut portée à un haut degré, de même que la prospérité du pays.

Depuis des siècles, les relations entre l’Église catholique et la monarchie étaient des plus étroites en France et empreintes d’une cordialité sans parallèle ailleurs en Europe. L’Église et le roi s’étaient soutenus l’un l’autre contre la noblesse. La première, profondément orthodoxe, dans le sens où le moyen âge comprenait l’orthodoxie, et résolument hostile aux hérétiques de l’intérieur, tels que les Cathares ou Vaudois, manifestait contre les prétentions extrêmes du pouvoir papal une plus grande opposition que les autres branches de la chrétienté occidentale. Elle avait un sens profond de son unité et de ses droits « gallicans », auxquels la papauté même ne devait pas toucher. Mais le pouvoir grandissant de la couronne l’amenait à surveiller plus étroitement aussi l’Église, et ce contrôle fut encore fortifié quand, en 1516, François Ier et Léon X conclurent le fameux Concordat. Désormais le roi nommait les titulaires des fonctions les plus élevées du clergé séculier et régulier. Le Concordat donna au souverain une plus grande autorité sur l’Église de France ; à la papauté, il assura une augmentation de revenus. Bien que les droits de l’Église fussent ainsi, en quelque mesure, sacrifiés, elle était exempte de bien des ingérences et redevances que le Saint Siège faisait peser lourdement sur d’autres pays. On ne trouvait donc pas en France cette haine populaire de la curie romaine si répandue en Allemagne et qui rendit possible le rapide développement de la révolution luthérienne.

Néanmoins ce serait une erreur de supposer qu’en France l’état spirituel de l’Église fût supérieur à celui qui existait dans les contrées où la couronne ne jouissait pas de la même influence. On trouvait en France, comme dans le reste de la chrétienté latine, les mêmes erreurs, une conception tout extérieure de la religion, une importance capitale attribuée aux rites, tels que pénitences, pèlerinages, indulgences, au lieu que l’accent fût mis sur l’état du cœur ou la règle de la vie. Les critiques qu’on peut faire avec justice à l’Église romaine de cette période dans son ensemble, s’adressent aussi bien à celle de France. L’accroissement du pouvoir de la monarchie favorisa beaucoup moins les intérêts spirituels de l’Église en France qu’un développement analogue de l’autorité royale au sud des Pyrénées ceux de l’Église espagnole. Aucun souverain français du xve ou xvie siècle ne manifesta un zèle comparable à celui d’Isabelle de Castille ou même de l’empereur Charles Quint. Les rois de France jouirent du contrôle sur l’Église que leur valait leur participation à la nomination de ses principaux dignitaires. Ils appréciaient cet accroissement de revenus. Ils étaient naturellement enclins à s’opposer à des changements qui modifieraient d’une façon sérieuse une organisation aussi profitable pour eux. Mais dans leurs nominations ecclésiastiques ils donnaient surtout de l’importance aux considérations politiques. On continua, sans aucune opposition du pouvoir royal, les fâcheux errements qui avaient prévalu jusque-là, en confiant les hautes charges à des gens moralement indignes ou encore en accumulant les bénéfices sur la tête de favoris, bien intentionnés peut-être, mais qui ne pouvaient leur donner aucuns soins spirituels. Dans son ensemble, la France, au début du xvie siècle, paraît avoir été satisfaite de son sort au point de vue religieux : si on la compare à l’Allemagne ou à l’Espagne on verra qu’elle n’éprouvait pas au même degré que ces deux pays le besoin d’une amélioration.

[Dans la Cambridge Modern History, i, 659, Henry-C. Lea donne un frappant exemple de cumul, contemporain de la vie de Calvin. Le fils du duc René IIl de Lorraine naquit en 1498. En 1508, il prit possession des revenus de l’évêché de Metz ; 1517 le vit évêque de Toul ; il y ajouta Térouanne en 1518 ; en 1521 Valence et Die ; Verdun en 1523. Il devint archevêque de Narbonne en 1524. On le fit en 1533 archevêque de Reims et primat des Gaules. En 1536 il était évêque d’Albi et l’année suivante archevêque de Lyon. Il acquit ensuite les évêchés de Mâcon, Agen et Nantes. Il résigna plusieurs de ces postes en faveur de parents, mais resta titulaire de la plupart jusqu’à sa mort en 1550. Il possédait en outre les abbayes de Gorze, Fécamp, Cluny, Marmoutiers, Saint-Ouen, Saint-Jean de Laon, Saint-Germer, Saint-Médard de Soissons et Saint-Mansuy de Toul.]

L’université de Paris continuait à être à l’avant-garde des forces intellectuelles de la France. Dès le commencement du xiiie siècle sa grande réputation faisait de ce centre de la science médiévale le type par excellence dont toutes les autres universités du nord de l’Europe désiraient se rapprocher. C’est dans ses murs qu’avaient enseigné Thomas d’Aquin, Bonaventure, Duns Scot, Guillaume d’Occam, d’Ailly et Gerson. Son bon renom comme centre d’instruction théologique avait considérablement diminué au début du xvie siècle, mais il était encore grand. Sa Faculté de théologie avait une réputation mondiale d’orthodoxie impeccable ; on l’appelait la Sorbonne, parce que son enseignement se donnait surtout dans le collège fondé en 1253 par Robert de Sorbon. Elle ne manquait ni de courage ni d’indépendance. Naguère, en 1516, l’université avait donné la preuve de sa jalouse préoccupation des libertés de l’Église gallicane, par l’opposition qu’elle avait faite au Concordat. Mais elle n’en était pas moins, à tout prendre, un obstacle au progrès. Elle était énergiquement opposée à toute innovation dans le domaine de l’enseignement ou de la doctrine. Ce n’est pas qu’elle négligeât tout à fait les connaissances nouvelles qui lui arrivaient d’Italie par dessus les Alpes. Dès 1458 on avait enseigné le grec dans ses murs, mais pendant un court espace de temps seulement. Un renouveau d’intérêt pour l’idiome attique avait été éveillé par la venue, en 1508, de Jérôme Aléandre, si fameux plus tard comme antagoniste de Luther à Worms. Les amis des études classiques sentaient bien pourtant, malgré cette approbation, que l’université leur était hostile, ses tendances scolastiques et ses méthodes arriérées. Pour ses chefs le grec était le « langage de l’hérésie » et ils condamnaient les enseignements de Luther dans les termes de la plus vive répulsiona. Malgré cela, la nouvelle doctrine gagnait rapidement du terrain en France dans les premières années du xvie siècle. On commenca à imprimer des livres en grec, à Paris, en 1507. Deux ans plus tard, le chef des humanistes français, Jacques Lefèvre, déjà célèbre par ses travaux mathématiques et ses études sur Aristote, publiait son Commentaire sur les Psaumes qui servit à Luther dans les premières années de son enseignement à Wittemberg. Parmi beaucoup d’élèves distingués, Lefèvre n’en avait pas de plus remarquable que Guillaume Budé : son Commentaire de la langue grecque, de 1529, lui fit une réputation européenne. C’est à l’influence de Budé auprès de François Ier qu’est dû l’établissement, à Paris, en 1530, des lecteurs royaux : ils devaient enseigner le grec, l’hébreu, les mathématiques, dans l’esprit de la Renaissance, et s’en acquittèrent avec un zèle qui excita l’hostilité de la Sorbonne. Ce furent les fondements du Collège de France. Sous le règne de François Ier, du reste, cet enseignement nouveau était devenu tout à fait à la mode. Le roi lui était ouvertement favorable et la liste des savants, des architectes et des artistes dont il fut le protecteur est une des gloires de son règne. Marguerite d’Angoulême, sœur aînée de François Ier, était encore mieux disposée que lui à soutenir les hommes et les méthodes de la Renaissance. Son libéralisme grandissant devait l’amener à une sympathie très catégorique pour le protestantisme, bien qu’elle n’en ait jamais fait publiquement professionb. D’une manière générale, les hommes animés d’un esprit libéral avaient en Marguerite un ferme défenseur ; elle accorda à plusieurs une protection effective, surtout après son mariage, en 1527, avec Henri d’Albret, roi de Navarre, qui la mit à la tête de la petite cour de Nérac. François Ier protégeait ces novateurs par admiration pour la science des humanistes, bien plus que par conviction religieuse. Cette protection cessa quand le nouveau levain parut menaçant pour la constitution et les doctrines de l’Église catholique, si utile à la monarchie française au point de vue politique et financier.

a – Voir les lettres de Henri Lorit et Valentin Tschudi dans A.-L. Herminjard, Correspondance des réformateurs, i, 31, 38 Abel Lefranc, Histoire du Collège de France, pp. 60-63, 68.

b – Abel Lefranc, Les idées religieuses de Marguerite de Navarre, Paris, 1898, p. 123.

En France, comme ailleurs en Europe, il est certain que le nouvel enseignement incitait à la critique de l’Église, telle qu’elle existait jusqu’alors. A son point de vue, l’opposition de la Sorbonne était amplement justifiée. L’esprit de la Renaissance, c’était le retour aux sources, à l’inverse de la scolastique de la dernière période du moyen âge. Commençant par l’étude des écrivains de l’antiquité classique, il devait bientôt porter ses recherches sur les sources de la vérité religieuse, abandonner d’Ailly, Occam, Scot et Thomas d’Aquin, pour remonter jusqu’à saint Augustin et plus haut, jusqu’au Nouveau Testament. Ces essais d’investigation n’impliquaient pas en général d’intention hostile pour l’Église établie. Des hommes tels qu’Erasme, Ximénès ou Reuchlin croyaient que la vraie science, l’étude des Écritures et des Pères, une opposition sérieuse à la superstition, à l’ignorance et à la mauvaise administration de l’Église suffiraient à opérer les améliorations nécessaires. Ils n’avaient aucune envie d’une révolution.

Cet esprit de réforme humaniste était personnifié en France par Lefèvre, qui méritait bien la première place parmi les chefs religieux de son pays, dans la génération qui précéda Calvin. Il la méritait, tant par ses propres services rendus à la cause du réveil religieux, que par les disciples auxquels il inspira un zèle analogue, si ce n’est plus grand encore, préparant ainsi la voie à l’œuvre plus complète de Calvin.

Né à Etaples en Picardie, vers le milieu du xve sièclec, Jacques Lefèvre fut de bonne heure attiré à Paris, où il apprit le grec d’un fugitif natif de Sparte, Georges Hermonyme. En 1488-1489 un voyage en Italie excita son activité humaniste, et son esprit religieux se manifestait essentiellement par sa sympathie pour un type de piété très mystique. Il était de petite taille, modeste, doux et bon, sa vie faisait honneur à sa piété ; ses qualités personnelles lui valaient autant d’amitiés que son zèle pour la science inspirait d’admiration. Ses disciples eurent les destinées les plus variées dans la lutte pour la Réforme, mais ils semblent tous avoir voué une singulière affection à leur maître. Parmi eux nous citerons Guillaume Briçonnet, d’une des plus nobles maisons de France, et qui, devenu évêque de Meaux, s’honorait d’avoir été son élève ; de même Guillaume Budé, à l’inspiration duquel on devait l’établissement des lecteurs royaux ; François Vatable, qui fut parmi eux le premier professeur d’hébreu et enseigna cette langue à Calvin ; Gérard Roussel, plus tard confesseur de Marguerite d’Angoulême, évêque d’Oloron et, pendant un temps, ami de Calvin ; Louis de Berquin, qui devait mourir sur le bûcher pour sa foi protestante ; enfin Guillaume Farel, qui devint l’ardent prédicateur des doctrines évangéliques dans la Suisse française et l’intime associé de Calvin.

c – La date qu’on donne d’ordinaire et qui est la plus probable est « environ 1455 » ; ainsi G. Bonet-Maury dans Hauck, Realencyclopädie für protestantische Theologie, v, 714. Mais le professeur E. Doumergue fait valoir des arguments qui militeraient en faveur de l’opinion qu’à sa mort, en 1536, Lefèvre aurait eu cent ans ; Jean Calvin, 1899, i, 539-541. — Sur Lefèvre d’Etaples, voir surtout Ch.-H. Graf, dans la Zeitschrift für hist. Theol. de Niedner, de 1852.

Briçonnet ayant été nommé abbé du grand monastère parisien de Saint-Germain des Prés en 1507, Lefèvre fut amené à en faire sa demeure pendant les treize années qui suivirent. C’est là qu’aidé des ressources de la belle bibliothèque du couvent, il se consacra avec une singulière fraîcheur d’esprit à l’étude de la Bible. En 1512 il publia une traduction latine et un commentaire des Épîtres de Paul, qui montrent clairement le développement de sa pensée. Lefèvre ne brisa jamais avec l’Église romaine en tant qu’Église ; il en retint toute sa vie certaines doctrines caractéristiques. Néanmoins, cinq ans avant les thèses de Luther, il en était arrivé à nier le mérite des œuvres, à comprendre le salut comme une pure grâce de Dieu, à douter de la doctrine de la transsubstantiation, à ne croire qu’en la seule autorité des Écrituresd. Ces affirmations, quoique très claires, n’étaient que les assertions d’un doux et savant mystique, qui ne voyait aucune incompatibilité entre ses idées et le cordial concours à apporter à l’Église telle qu’elle existait alors. On ne peut donc pas s’étonner que peu de gens aient su voir ce qu’il n’apercevait pas. Son livre ne fit pas sensation ; il continua sa paisible carrière, possédant toujours plus complètement l’affection de ses élèves et amis et obtenant, grâce aux bons offices de Briçonnet, l’estime de François Ier et de Marguerite.

d – Au sujet des divers points de vue sur le degré de protestantisme de Lefèvre, voyez Herminjard, Correspondance, i, 239 ; et Doumergue, Jean Calvin, i, 81-86, 542-551. Cf. Bulletin, 1892, pp. 57 ss.

Luther commençait à cette époque son œuvre de réformation en Allemagne, et vers 1519 ce pays retentissait du bruit de la lutte. Bientôt ses écrits furent connus en France. La Sorbonne, son syndic Noël Bédier en tête, condamna ses opinions en avril 1521. Les critiques contre l’Église, qui jusqu’alors passaient presque inaperçues, paraissaient désormais dangereusement « luthériennes ». Lefèvre lui-même devint suspect. En 1517 et 1518 il avait publié une étude savante, tendant à prouver que Marie Magdeleine, Marie, sœur de Lazare, et la femme qui oignit les pieds du Sauveur n’étaient pas une seule et même personne. Cette démonstration nous fait l’effet d’être purement du domaine académique ; mais c’était nier l’enseignement habituel de l’Église, c’était affirmer, par les faits, le droit d’interprétation personnelle des Écritures, enfin c’était une incursion, par un maître ès arts, sur un terrain que seul un docteur en théologie avait le droit d’explorer. Lefèvre, grâce aux soupçons que les idées de Luther avait fait naître, fut à son tour attaqué par Bédier, son opinion sur le problème des trois Maries fut condamnée par la Sorbonne, environ sept mois après que celle-ci eut rendu sa sentence contre le réformateur saxon.

Mais, un an environ avant la condamnation de son livre, Lefèvre avait quitté Paris pour l’asile que lui offrait à Meaux son ami Briçonnet, depuis 1516 évêque de cette ville. Par ses aspirations, cet évêque était un digne élève de Lefèvre. Il reconnaissait la nécessité de réformes et croyait avec les humanistes qu’en retournant aux sources, par l’étude de la Bible et la prédication des vérités bibliques, on remédierait aux maux de l’Église. Il ne voyait pas la nécessité d’une révolution et ne se rendait pas plus compte que Lefèvre du sérieux de la situation. Mais il était prêt à faire plus que la plupart des humanistes pour employer les remèdes auxquels il croyait ; la sympathie de Marguerite lui était acquise, soit pour ses convictions de réformateur, soit pour ses efforts pratiques. Il se mit sérieusement à l’œuvre. Soutenu par ses encouragements et par ceux de Marguerite, Lefèvre publia en 1523 une traduction du Nouveau Testament qui devint en 1530 une version de la Bible tout entière. Elle n’était pas la première traduction des Écritures faite ou imprimée en France ; mais celles qui avaient été faites précédemment étaient défigurées par les abréviations et modifications de texte si répandues au moyen âge. Lefèvre donna une version soigneusement faite sur la Vulgate et amendée çà et là par des comparaisons avec le texte grec. Sans être une traduction remarquable, le travail de Lefèvre contribua certainement à augmenter le nombre des lecteurs de la Bible en France.

[Reuss et Berger dans Hauck, Realencyclopädie, iii, 126-131 ; Doumergue, i, 98 ; The Cambridge Modern History, ii, 283. Le Nouveau Testament avait été imprimé en français à Lyon vers 1477 et la Bible tout entière, modifiée comme nous l’avons mentionné plus haut, à Paris, environ dix ans plus tard.]

Entre temps, Briçonnet inaugurait une active campagne de prédications dans son diocèse ; il était secondé par Roussel, Vatable, Farel et Michel d’Arande qui tous avaient eu Lefèvre pour maître et pour inspirateur. Mais bientôt surgirent de grandes difficultés. Les champions de l’ordre existant regardaient Briçonnet comme ne valant guère mieux que les luthériens. D’un autre côté, cette nouvelle prédication ne pouvait se borner à une simple explication des Écritures. Dans la pratique la réforme humaniste était presque impossible, sauf comme attitude individuelle. Farel s’éleva contre la papauté et fut probablement renvoyé par Briçonnet en 1523. Bientôt se produisirent des attentats iconoclastes absolument antipathiques à Briçonnet, à Roussel et à la plupart de leurs amis. En décembre 1524, un cardeur de laine de Meaux, Jean Le Clerc, arracha un exemplaire de la bulle du pape de la porte de la cathédrale de Meaux et la remplaça par une déclaration où il taxait le pontife d’Antéchrist.

[Il fut fouetté et marqué au fer rouge à Paris, le 17 mars 1525. Le 22 juillet suivant il fut brûlé à Metz pour avoir mutilé une statue de la Vierge.]

En janvier 1525, Briçonnet dénonça les actes de Le Clerc et des complices qu’on lui soupçonnait, mais la situation politique ne tarda pas à rendre sa position intenable. La grande défaite des Français à Pavie fut suivie par la captivité du roi en Espagne, où Marguerite alla le rejoindre en août. Désormais le Parlement de Paris était libre de faire prendre des mesures contre Briçonnet, sans crainte d’opposition. Ses prédicateurs furent interdits et les traductions de Lefèvre condamnées à être brûléese.

e – Voy. S. Berger, Le procès de G. Briçonnet au Parlement de Paris, dans le Bulletin de 1895, p. 7 et ss.

Briçonnet trouva que la situation dépassait ses forces. Son courage n’était pas très grand ; même s’il avait été plus hardi, il n’est pas douteux que ses timides efforts de réformation auraient eu des résultats plus révolutionnaires que ceux qu’il aurait prévus ou souhaités. Le 15 octobre 1525, il rendit deux décrets synodaux condamnant les livres et les doctrines de Luther et déplorant l’usage abusif de l’Évangile par ceux qui niaient le purgatoire et rejetaient le culte des saints. Son œuvre réformatrice était finie à Meaux. Lefèvre et Roussel furent contraints le même mois de fuir jusqu’à Strasbourg pour sauver leur vie ; mais Briçonnet lui-même resta en possession de sa charge jusqu’à sa mort en 1534. La faveur royale suivit heureusement les exilés. François Ier, à son retour de Madrid en 1526, les rappela. Il donna à Lefèvre le poste de précepteur de ses enfants et de bibliothécaire du château de Blois. C’est là que le vieux savant put continuer à travailler à sa traduction de la Bible. Marguerite, toujours charitable, voyant la tension de la situation ecclésiastique s’aggraver, le recueillit en 1530 à sa cour de Nérac, où Lefèvre mourut six ans plus tard. Roussel continua à prêcher la Réforme en France et l’on verra qu’à un moment critique il influença Calvin ; mais son quiétisme mystique était plus marqué encore que celui de Lefèvre. Comme Lefèvre et Briçonnet, il voyait bien la nécessité d’une réforme, mais sans désirer ou comprendre la nécessité d’une révolution ou être disposé à en faire les fraisf. Grâce à l’appui de Marguerite, il obtint l’évêché d’Oloron et y mourut en 1552, laissant une grande réputation de fidélité dans l’administration spirituelle de son diocèseg.

f – Lettre à Farel, 24 août 1524 ; Herminjard, i, 271.

g – Voir l’excellente monographie de Charles Schmidt sur Gérard Roussel (1845).

Pourtant si Lefèvre, Briçonnet et Roussel ne voulaient que d’une réforme humaniste sans rupture avec Rome, s’ils n’étaient pas disposés à la lutte, d’autres, inspirés du même esprit que les novateurs allemands, désiraient accomplir la même révolution en France. La plupart de ces réformateurs radicaux sortaient de la classe des marchands et des artisans, mais on trouvait aussi dans leurs rangs quelques hommes de savoir et d’origine plus élevée. Nous avons déjà parlé de Guillaume Farel, le bouillant élève de Lefèvre, et nous aurons ample occasion d’en parler davantage dans la suite de ce récit. Parmi ces réformateurs les plus irréductibles se trouvait un homme de haute naissance, Louis de Berquin, appartenant à la noblesse picarde et, comme Farel, disciple de Lefèvre. La dignité de son attitude, sa science et son caractère élevé lui acquirent l’amitié de François Ier et de Marguerite. Il paraît même avoir été conseiller du roi, et était lié avec N. Béraud, Erasme et Budéh. Traducteur de quelques écrits d’Erasme et de Lutheri, il collabora ainsi à la Réforme ; aussi l’attaqua-t-on dès 1523. Mais au début, et à plusieurs reprises, le bon vouloir de Marguerite et de son royal frère le sauvèrent. A la fin toutefois la faveur de François Ier lui fit défaut, parce que le roi était absent et sans doute absorbé ailleurs, lorsque, grâce à un retour offensif, Berquin exaspéra ses ennemis et succomba à une coalition de la Sorbonne et du Parlement. Il fut pendu, puis brûlé à Paris en place de Grève, le 16 avril 1529. La sentence des « juges délégués » avait été aussitôt exécutée, pour éviter une intervention possible du roi. On ne pouvait espérer de grands ménagements des tribunaux français pour les hérétiques des classes inférieures lorsqu’on vit un gentilhomme aussi hautement appuyé périr comme le plus chétif condamné. Par la mort de Berquin, le protestantisme français du type le plus sérieux perdit son représentant le plus en vue. Néanmoins, on ne peut l’appeler un chef. Il n’était pas un organisateur, et semble n’avoir eu que peu de zèle missionnaire. Il lutta surtout seul, et, quand il mourut, il n’avait fortifié le mouvement réformateur que par l’exemple de son courage.

h – Son histoire est bien racontée par H.-M. Baird, History of the Rise of the Huguenots, i, chap. iv. Sur Erasme, voir Herminjard, ii, 188. Voir aussi la France protestante, 2e éd.

i – Voy. sur ce point quatre articles de N. Weiss, dans le Bulletin de 1887 et 1888, et, sur toute cette période, Paris et la Réforme sous François Ier, par le même, dans le Bulletin de 1894.

La grande majorité des réformés français les plus avancés sortaient des classes les plus humbles, et leur conduite, dans bien des cas, était propre à exaspérer plutôt qu’à attirer les sympathies. Des excès iconoclastes, tels que ceux de Meaux, furent répétés dans divers lieux, notamment à Paris en 1528. L’esprit français est plus impulsif que celui des Allemands. L’iconoclasme se retrouve dans bien des pays à l’époque de la Réforme, mais nulle part il ne montre mieux qu’en France son aspect irritant et insensé. Dans certains pays les briseurs d’images représentaient une révolution populaire, au lieu qu’en France ils n’étaient encore qu’une poignée au milieu d’une population hostile et irritée.

[Cette affirmation paraît excessive. Avant la première guerre de religion, où ils furent surtout des actes de représailles, les excès iconoclastes comme celui de 1528 (qui, d’ailleurs, fut peut-être l’œuvre d’un agent provocateur) sont extrêmement rares. (Trad.)]

Vers 1530 le mouvement réformateur en France progressait sous ses deux formes, mais lentement et irrégulièrement. Sa forme humaniste attirait les gens cultivés. On éprouvait une grande sympathie pour les efforts de Lefèvre partout où l’enseignement nouveau avait pénétré à la cour et dans les milieux instruits. Sans rompre avec Rome, une attitude critique était devenue générale vis à vis des doctrines et des pratiques du moyen âge, surtout parmi les jeunes générations des hommes d’étude. Les réformateurs humanistes avaient peu de sympathie pour les novateurs plus radicaux. Si les premiers n’étaient pas à la hauteur de leur tâche, les seconds ne gagnaient pas le grand public à leur cause. Ce qui manquait surtout au mouvement réformateur français, c’était un chef, dont l’esprit organisateur grouperait ses forces dispersées et divergentes. Ce chef, tout en ayant le respect du monde savant, devait aller plus loin dans son opposition à Rome que n’allaient les humanistes. Il fallait qu’il fût aussi ferme que les radicaux dans leur opposition à la papauté et capable de montrer que les excès iconoclastes n’étaient qu’un épisode de la lutte, et rien de plus. Son type de théologie devait être sympathique à la mentalité latine. Calvin fut le premier de ces chefs-là. Unir les forces, politiquement et intellectuellement divisées, dans leurs attaques contre Rome et les abus de l’Église, en une réelle unité spirituelle et cela non seulement en France, mais encore en Suisse, aux Pays-Bas, en Ecosse et même, dans une grande mesure, en Angleterre ; présenter la théologie de la Réforme d’une manière sympathique à l’esprit latin, développer enfin une forme de constitution ecclésiastique qui fût indépendante de l’État, forme qu’avait su adopter le romanisme, mais que la plupart des réformateurs avaient abandonnée, et la combiner avec la participation de l’élément laïque au gouvernement ecclésiastique, totalement inconnue de l’Église romaine : tels devaient être les résultats de son œuvre.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant