Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

15.
La théologie de Calvin

Les limites assignées aux dimensions de ce livre ne permettent pas une exposition complète d’un sujet aussi étendu que la théologie de Calvin ; mais il nous faut pourtant marquer ses traits principaux. Comme nous l’avons déjà dit, Calvin bâtit sur le fondement posé par les réformateurs qui l’avaient précédé. Ce fondement, il le devait à Luther et à Bucer. Sans l’œuvre préalable qu’ils avaient accomplie, sans celle de Luther surtout, la sienne n’aurait pu se faire. Pourtant il introduisit dans la théologie évangélique tant de clarté et d’ordre et en marqua si bien l’exposition de l’empreinte de son génie qu’il est par excellence le théologien de la Réforme et l’un des trois ou quatre plus grands interprètes de la vérité religieuse qu’on rencontre dans l’histoire du christianisme. Cette partie de son œuvre se trouve dans ses commentaires et dans ses traités de moindre importance, mais surtout dans l’Institution, qui atteignit sa forme définitive dans l’édition classique de 1559.

L’idée primordiale du système de Calvin, c’est sa conception de Dieu, dont la souveraineté s’étend sur tous les êtres et sur tous les événements d’éternité en éternité. Sa volonté est le fondement de tout ce qui existe. Sa gloire est le but de tout l’univers créé. Il est la seule source de tout bien, en tout lieu, et la société et les individus n’agissent droitement que lorsqu’ils lui obéissent. La principale fonction des magistrats est de maintenir l’honneur de Dieu, de même que celle des citoyens est de le respecter. De bonnes lois ne sont que l’expression de sa volonté ; le premier devoir de l’homme et son unique recours, c’est de se soumettre entièrement à Dieu. Sa souveraineté royale, sa majesté glorieuse, sa volonté parfaite et toute-puissante, tel est le but le plus élevé de l’adoration des hommes et leur intérêt suprême. Les rois ne règnent que grâce à lui et, pour chaque membre de la race humaine, il a de toute éternité un dessein invariable et d’une sagesse parfaite. Surpassant infiniment le monde créé, en honneur, en dignité et en puissance, Dieu entre en contact avec lui, ainsi qu’avec toute vie humaine en tout lieu par sa loi de justice et par son pouvoir souverain. « Noz forces et fermeté ne sont autre chose que de subsister et estre appuyez en Dieu (irc.1.1.1) ». Le connaître est le but suprême de l’effort humain.

Mais comment le connaître ? Calvin répond qu’il y a dans l’âme humaine une notion de Dieu suffisante pour que le méchant soit sans excuse, mais cette religion naturelle est complétée et rendue plus claire par un autre et meilleur moyen, — celui de la révélation divine dans les saintes Écritures, dont les auteurs « ont esté comme notaires jurez du sainct Esprit (irc.4.8.9) ». Eux seuls procurent une connaissance adéquate de Dieu. « Il y a une correspondance de la foy avec la parolle dont elle ne peut estre séparée ne distraite, non plus que les rayons du soleil, lequel les produit (irc.3.2.6) ». « Les Escritures ne peuvent avoir pleine certitude envers les fidèles, à aultre tiltre, sinon quand ils tiennent pour arresté et conclu qu’elles sont venues du ciel, comme s’ils oyoyent là Dieu parler de sa propre bouche (irc.1.7.1). Cette conviction peut, il est vrai, être fortifiée par des arguments tirés de leur arrangement, de leur dignité, de leur vérité, de leur simplicité et de leur efficacité ; mais il est absurde de prétendre « que la révérence que nous portons à l’Escriture dépende du vouloir ou jugement des hommes… il est requis que la persuasion que nous avons dite soit prinse plus haut que de raisons humaines, ou jugemens ou conjectures : assavoir du témoignage secret du Sainct Esprit (irc.1.7.3-4) ». La Bible n’est donc pas un ensemble arbitraire de vérités qu’il faut accepter sur l’autorité de l’Église ou de prodiges extérieurs. Elle se démontre elle-même par sa lumière propre, par la réponse de l’âme éclairée par l’esprit de Dieu à la voix du même Esprit qui parle à travers ses pages. Ce témoignage entraîne avec lui l’adoption de tout ce que contiennent les Écritures. « Il n’y a que celuy que le sainct Esprit aura enseigné qui se repose en l’Escriture en droite fermeté (irc.1.7.5) ». Ce n’est pas seulement la conscience chrétienne qui choisit et s’approprie la vérité là où elle peut être trouvée ; c’est la vérité elle-même qui éveille la conviction de sa claire, suffisante et définitive autorité, dans l’âme illuminée par Dieu. Cette doctrine de l’autorité absolue et unique de la Parole de Dieu, Calvin la partageait avec tous les réformateurs ; et son enseignement relatif au témoignage implicite du Saint-Esprit avait déjà été donné, quoique avec une clarté moindre, par Luther ; mais son exposé de ce principe fondamental de la Réforme est le plus complet qui en ait été donné et peut passer pour son expression classiquea. Bien plus, toutefois, que Luther, Calvin considérait les Écritures comme une loi nouvelle destinée à gouverner la vie chrétienne.

a – Cf. Jacques Pannier, Le témoignage du Saint-Esprit, essai sur l’histoire du dogme dans la théologie réformée, Paris, 1893.

Dieu étant la source de tout bien, l’homme, dans son état actuel de déchéance, est radicalement mauvais. En tant que créé en Adam — et, comme pour saint Augustin, Adam est pour Calvin un personnage de grande importance, — l’homme a été créé à l’image de Dieu, avec tous les dons et vertus excellents que ce fait comporte ; mais il tomba par « infidélité, ambition et orgueil », ainsi que par ingratitude, et cette chute entraîna toute la race dans le péché originel, « une corruption et perversité héréditaire de nostre nature, laquelle estant espandue sur toutes les parties de l’âme, nous fait coulpables premièrement de l’ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l’Escriture appelle Œuvres de la chair (irc.2.1.4,8) ». Les conséquences sont une perversion totale de toute la nature humaine.

« L’âme estant abysmée en ce gouffre d’iniquité, non seulement est vicieuse, mais aussi vuide de tout bien (irc.2.3.2) ». De même que pour saint Augustin, l’homme est pour Calvin, dans cet état de chute, absolument incapable de se sauver lui-même ; il n’a même pas, comme l’enseigne Mélanchthon, une part dans l’œuvre du salut que Dieu entreprend et qu’il rend possible. « La volonté, selon qu’elle est liée et tenue captive en servitude de péché, ne se peut aucunement remuer à bien ; tant s’en faut qu’elle s’y applique. Car un tel mouvement est le commencement de nostre conversion à Dieu, laquelle est du tout attribuée à la grâce du Sainct-Esprit par l’Écriture (irc.2.3.5) ». Dieu, il est vrai, n’a pas abandonné l’homme à sa ruine au point de le priver de tout secours pour faire le bien. « Toutes les vertus qui apparoissent en la vie des infidèles et idolâtres sont dons de Dieu… il donne plusieurs bénédictions de la vie présente à ceux qui s’estudient à vertu entre les hommes… [mais] ces vertus telles quelles, ou plutost ces simulacres de vertus sont dons procédans de luy : veu qu’il n’y a rien de louable qui n’en procède… (irc.3.14.2) » Dans cet état mauvais tous les hommes sont par eux-mêmes incapables d’un bien véritable ; leur condition est celle de la condamnation méritée, et néanmoins sans remède.

Quelques hommes sont, sans l’avoir mérité, sauvés de cette situation désespérée par la pitié de Dieu. Le moyen par lequel s’effectue cette délivrance, c’est l’œuvre du Christ qui acquit pour eux le salut en sa qualité de prophète, de prêtre et de roi. « Christ en mourant a esté offert au Père pour satisfaction… Non seulement son corps a été livré pour le pris de nostre rédemption ; mais il y a eu un autre pris plus digne et plus excellent, d’avoir enduré les tormens espovantables que doivent sentir les damnez et les perdus (irc.2.16.6,10) ». Il a acquitté le salaire des péchés de ceux pour lesquels il est mort. Cette œuvre propitiatoire du Père n’implique aucune diversité de sentiment chez les personnes faisant partie de la Trinité. Insistant à l’égal de Scot sur la volonté absolue de Dieu, but suprême de l’univers, Calvin déclare que « Jésus-Christ n’a peu rien mériter que du bon plaisir de Dieu (irc.2.17.2) ». Son sacrifice avait la valeur que Dieu lui accordait en l’ordonnant comme le chemin du salut. Ainsi le Père et le Fils étaient un en préparant, offrant et acceptant la rançon. « La dilection de Dieu en est la cause souveraine ou la source (irc.2.17.2) ».

Mais tout ce que Christ a accompli est sans effet aussi longtemps que l’homme ne se l’est point approprié. « Cependant que nous sommes hors de Christ et séparez d’avec luy, tout ce qu’il a fait ou souffert pour le salut du genre humain, nous est inutile et de nulle importance. Il faut donques… qu’il soit fait nostre et habite en nous. Pour ceste cause il est nommé nostre chef (irc.3.1.1) ». Christ devient nôtre par le moyen de notre foi. Or cette foi qui, pour Calvin comme pour saint Paul et pour Luther, n’est pas une simple croyance en des faits historiques ou en une doctrine, mais une union intime et vivante entre le croyant et le Christ, ne vient pas de l’homme, mais a sa source dans « l’opération secrette du sainct Esprit (irc.3.1.1) ». Le résultat, inséparable, en est la repentance. Alors que des disciples authentiques peuvent parfois être assaillis par des doutes, une « certitude pleine et arrestée » est le véritable caractère de cette foi, les doutes ne doivent être que passagers et « il n’y a nul vrayement fidèle, sinon celuy qui estant asseuré de certaine persuasion que Dieu luy est Père propice et bien veuillant, attend toutes choses de sa bénignité ; sinon celuy qui estant appuyé sur les promesses de la bonne volonté de Dieu, conçoit une attente indubitable de son salut (irc.3.2.15-16) ».

Le fruit de cette foi est la vie chrétienne. « Christ ne peut estre cogneu sans la sanctification de son Esprit : il s’ensuit que la foy ne doit estre nullement séparée de bonne affection (irc.3.2.8). » Cette vie, bien plus que dans la conception de Luther, est un combat, un effort, où la Loi, bien qu’elle ne soit plus la pierre de touche de l’approbation divine, nous excite à marcher en avant. « Toute la vie des chrestiens doit estre une méditation et exercice de piété : d’autant qu’ils sont appelez à sanctification. En cela gist l’office de la Loy, de les advertir de ce qu’ils ont à faire (irc.3.19.2) ». Calvin échappe ainsi, en dépit de ses doctrines de l’élection, de la grâce irrésistible et de la persévérance, à tout antinomisme. Il y a place, dans son système, pour une conception des « œuvres » aussi énergique et exigeante que celle que peut revendiquer l’Église romaine, bien que très différente dans ses rapports avec l’accomplissement du salut. « Nous ne sommes point justifiez sans les œuvres, combien que ce ne soit point par les œuvres, d’autant qu’en la participation de Christ en laquelle gist nostre justice, n’est pas moins contenue sanctification (irc.3.16.1) ». « Si le but de nostre élection est, de sainctement vivre : elle nous doit plustost pousser et stimuler à méditer saincteté, qu’à chercher couverture de nonchalance (irc.3.23.12). »

Calvin se trouve ensuite en face du fait évident que les hommes ne reçoivent pas tous l’Évangile de la même manière : « Il y aura cent hommes qui escouteront un mesme sermon, vingt le recevront en obéissance de foy, les autres ou n’en tiendront conte, ou s’en moqueront, ou le rejetteront et condamneront (irc.3.24.12) ». Admettant que tout bien vient de Dieu et que l’homme est incapable de produire sa conversion ou de s’y opposer, Calvin ne peut attribuer cette diversité d’attitude qu’au « bon plaisir de Dieu ». Cette idée ne lui était pas exclusivement personnelle. La Réforme était au fond un réveil de l’augustinianisme. Dans ses traits essentiels la doctrine de l’élection appartenait également à Luther et à Zwingli. Sous l’influence de son opinion que la volonté humaine peut coopérer avec les directions divines ou leur résister, Mélanchthon s’écartait de cette doctrine et devait finalement entraîner avec lui les Églises luthériennes ; mais la prédestination faisait très généralement partie de la théologie de l’époque. Calvin en fait un usage bien plus actif que Luther par exemple. Pour ce dernier, la question principale était toujours celle-ci : Comment les hommes sont-ils sauvés ? Quand il la posait, et il le faisait rarement, il répondait comme saint Augustin. Calvin, de même que Bucer avant lui, attribuait une importance bien plus fondamentale au problème de l’origine du salut, et sa controverse avec Bolsec augmenta encore sa conviction sur ce point. Pourtant c’est une erreur de représenter la prédestination comme la « doctrine centrale » du calvinisme, bien qu’elle le soit devenue sous les successeurs et interprètes de sa théologie. Au jugement de Calvin, sa valeur principale consista toujours dans le fait qu’elle donnait au chrétien croyant l’assurance du salut.

[A. Schweizer, Die protestantischen Centraldogmen, i, 57 ; cf. R. Seeherg, Lehrbuch der Dogmengeschichte, ii, 397. — Le point de vue contraire a été remarquablement exposé par E.-H. Vollet dans l’article Calvinisme de la Grande Encyclopédie.]

Sur deux points, Calvin va plus loin que saint Augustin. Le grand théologien africain avait représenté Dieu comme n’agissant que dans l’élection pour la vie : les hommes perdus étaient simplement laissés de côté et abandonnés aux conséquences méritées du péché. Dans la pensée de Calvin l’élection et la réprobation sont l’une et l’autre des manifestations de l’action divine. De plus, saint Augustin n’estime pas que tous les croyants reçoivent la grâce de la persévérance. Calvin croit que tous ceux dans lesquels Dieu a commencé l’œuvre du salut lui feront produire tous ses fruits. Sa logique rigoureuse, insistant sur le fait que tout salut est indépendant du mérite, le conduit à affirmer que la damnation est également antérieure au démérite et indépendante de lui. Les damnés, il est vrai, méritent leur sort, mais, « si nous ne pouvons assigner autre raison pour quoy c’est que Dieu accepte ses eslus, sinon pour ce qu’il luy plaist, nous n’aurons aussi nulle raison pourquoy il rejette les autres, sinon sa volonté (irc.3.22.11) ». L’unique cause du salut ou de la damnation, c’est donc le bon plaisir de Dieu.

« La volonté de Dieu est tellement la reigle suprême et souveraine de justice, que tout ce qu’il veut, il le faut tenir pour juste, d’autant qu’il le veut. Pourtant, quand on demande, Pourquoy est-ce que Dieu a fait ainsi ? Il faut respondre, Pour ce qu’il l’a voulu. Si on passe outre, en demandant, Pourquoy l’a-t-il voulu ? C’est demander une chose plus grande et plus haute que la volonté de Dieu : ce qui ne se peut trouver (irc.3.23.2) ».

Il est peut être superflu de se demander si ce dogme scotiste de la légitimité de tout ce que Dieu veut par cela seul qu’il le veut, laisse à Dieu un caractère moral. Cette thèse a toujours eu de sérieux avocats et des critiques déterminés. Mais le réconfort que Calvin et ses disciples ont trouvé dans la doctrine de l’élection est hors de doute. Pour un protestant parisien persécuté ce dut être une consolation ineffable de sentir que Dieu l’avait individuellement et de toute éternité destiné au salut, et que rien de ce que le prêtre ou le roi pouvaient faire, ne pourrait le priver de cette destinée divine. Et ce n’était pas une moindre source de force pour celui qui était profondément conscient de son état de péché, de sentir que son salut était fondé sur le roc inébranlable du décret de Dieu lui-même. La réprobation, elle aussi, fournissait une explication de l’hostilité des souverains pour la cause évangélique et de la multitude de ceux qui à cette époque, comme à n’importe quelle autre, menaient une existence notoirement irréligieuse. Calvin était un homme beaucoup trop politique pour suggérer qu’un Henri II ou une Catherine de Médicis étaient des réprouvés, mais ce dut être une âpre satisfaction pour ceux qui étaient soumis à leur domination cruelle de croire que ces persécuteurs et ceux qui leur ressemblaient, « par le jugement équitable, mais incompréhensible de Dieu, ont été suscités pour illustrer sa gloire en leur damnation (irc.3.24.14) ».

Nous avons souvent attiré l’attention sur la notion calviniste de l’Église. Celle-ci est le moyen par lequel nous sommes élevés dans la vie chrétienne. « Elle est la mère de tous ceux desquels Dieu est Père (irc.4.1.1) ». Suivant les jalons déjà plantés par Wyclif, Huss et Zwingli, Calvin définit en dernière analyse l’Église : « tous les esleus de Dieu, au nombre desquels sont comprins ceux qui sont déjà trespassez (irc.4.1.2) ». Mais, en outre de son application à cette communauté invisible, le nom d’« Église » s’emploie, à proprement parler, de « toute la multitude des hommes, laquelle estant esparse en diverses régions du monde, fait une mesme profession d’honnorer Dieu et Jésus-Christ ; a le Baptesme pour tesmoignage de sa foy ; en participant à la Cène, proteste d’avoir unité en doctrine et en charité ; est consentante à la parolle de Dieu, et de laquelle elle veut garder la prédication, suyvant le commandement de Jésus-Christ (irc.4.1.7) ». Quiconque se détache d’elle, « déserte la religion ». Toutefois quitter la papauté, ce n’est à aucun point de vue quitter l’Église, car « il n’y a point de doute que ce n’est pas l’esglise, où règne la fausseté et le mensonge (irc.4.2.1) ». Calvin admet pourtant que même dans la communion romaine subsistent quelques vestiges de l’Église, bien qu’à l’état de ruines.

Cette Église visible n’est gouvernée régulièrement que par des fonctions divinement déterminées et désignées dans le Nouveau Testament. Ce sont celles des pasteurs, des docteurs, des anciens et des diacres, charges cléricales ou laïques, car, dans le système de Calvin, l’admission des droits des laïques, qui est une des caractéristiques de tout le mouvement de la Réforme, atteint son développement complet. Ce droit des laïques est encore affirmé par le fait que ceux qui exercent de pareilles fonctions dans les Églises calvinistes, — ce qui n’est pas le cas dans les communions romaine, anglicane, luthérienne et zwinglienne, — n’en sont revêtus qu’avec l’assentiment de la congrégation qu’ils servent. Leur « vocation » est double : elle a son origine dans l’appel secret dont Dieu est l’auteur, et elle est confirmée par l’élection « avec consentement et approbation du peuple (irc.4.3.15) ». Des circonstances spéciales à Genève amenèrent Calvin à y considérer le « consentement du peuple » comme exprimé par le gouvernement de la ville ; mais ailleurs, en particulier là où le calvinisme était en présence d’une autorité civile hostile, le système fonctionna suivant sa forme normale.

Un des buts principaux de l’établissement de fonctions ecclésiastiques est la discipline, dont nous avons eu souvent l’occasion de relever l’importance dans le système de Calvin en opposition avec d’autres théories ecclésiastiques généralement acceptées à l’époque de la Réforme. « Comme la doctrine de nostre Seigneur Jésus est l’âme de l’Église : aussi la discipline est en icelle comme les nerfs sont en un corps (irc.4.12.1) ». Elle « est toute différente de la police terrienne », et appartient à « la compaignie des Anciens laquelle est en l’Église comme le Sénat ou conseil est en une ville (irc.4.11.1,6) ». « Ceste est la procédure légitime à excommunier les pescheurs, que les Prestres (anciens) ne le facent point seuls, mais avec le seu et consentement de l’Église : en sorte que le commun peuple n’ait point la chose en main pour dominer et aller devant, mais qu’il en soit tesmoing, pour prendre garde que rien ne se fasse par convoitise désordonnée (irc.4.12.7) ».

Cette indépendance ecclésiastique sur laquelle Calvin insistait plus qu’aucun autre réformateur et pour laquelle il lutta avec tant d’intensité et de persistance à Genève, était loin, toutefois, de signifier que le gouvernement civil n’avait aucun devoir à remplir à l’égard de l’Église. Les pasteurs et les magistrats étaient les uns et les autres chargés de l’administration et du gouvernement au nom de Dieu. L’Église ne pouvait aller au delà de l’excommunication. Quand cette dernière n’aboutissait pas, ou était disproportionnée à l’énormité de la faute, comme dans le cas d’hérésie flagrante ou de crime, les magistrats, chargés eux aussi de maintenir l’honneur de Dieu, devaient appliquer le châtiment civil. Leur devoir était de défendre, d’aider l’Église et de l’entourer de leur sollicitude, bien que dans sa sphère propre l’Église dût être indépendante de leur autorité. Sur ce point Calvin introduisit ainsi dans son système la théorie caractéristique du moyen âge, en ayant soin toutefois de l’empêcher de dévier — comme on l’avait trop souvent vu au moyen âge — jusqu’à l’affirmation de la suprématie de l’Église sur l’État. Elle allait devenir l’idéal du puritanisme et être largement appliquée par exemple dans l’histoire primitive de la Nouvelle Angleterre.

Ce qui appartient bien en propre à Calvin, c’est sa doctrine des sacrements et en particulier de la sainte cène. Nulle part son désir d’unir le protestantisme divisé n’apparaît avec plus d’évidence que dans cette question si controversée, et cela en dépit de l’ardeur de sa dernière polémique avec Westphal et Hesshus. Il avait pris, comme nous l’avons remarqué, une position intermédiaire entre Luther et Zwingli. La valeur du sacrement consiste pour lui dans ce fait qu’il est l’attestation de la grâce de Dieu. « C’est un signe extérieur par lequel Dieu scelle en nos consciences les promesses de sa bonne volonté envers nous, pour conformer l’imbécillité (faiblesse) de nostre foy : et nous mutuellement rendons témoignage tant devant luy et les Anges que devant les hommes, que nous le tenons pour nostre Dieu (irc.4.14.1) ». Le baptême est « comme une lettre patente signée et scellée, par laquelle Il nous mande, conforme et asseure que tous noz péchez nous sont tellement remiz, couvertz, aboliz et effacez, qu’ils ne viendront jamais à estre regardez de luy (irc.4.15.1) ». Le bienfait n’est pas l’œuvre du sacrement ; il l’accompagne et n’est reçu que par les prédestinés. « Nous n’avons autre chose de ce Sacrement, sinon autant que nous en recevons par foy (irc.4.15.15) ». C’est un témoignage perpétuel du pardon, de sorte qu’il n’y a pas de place pour la doctrine catholique du « sacrement de pénitence ». « Les fidèles, tout le temps de leur vie doivent avoir recours à la souvenance de leur Baptesme, toutes fois et quantes que leur conscience les redargue, afin d’avoir ferme fiance d’estre participans de l’ablution unique et perpétuelle, laquelle gist au sang de Jésus-Christ (irc.4.15.4) ». Le rite, comme Calvin l’explique tout au long et en le comparant souvent à la circoncision, doit être administré aux enfants aussi bien qu’à ceux qui sont en âge de le comprendre.

A l’instar des catholiques et des luthériens et sans préjudice de ses autres significations, Calvin considérait la sainte cène comme « le banquet spirituel où Jésus-Christ nous témoigne qu’il est le pain vivifiant dont noz ames soyent nourries et repeues à l’immortalité bien heureuse (irc.4.17.1) ». A l’époque de la Réforme le point central de la discussion sur cette doctrine, c’était la nature de la présence de Christ au sacrement. Luther avait affirmé avec obstination, en accord essentiel avec l’Église ancienne, que cette présence était matérielle. Zwingli rejetait absolument cette idée d’une présence matérielle, faisant surtout de la cène un mémorial et réduisant la nourriture de l’âme qui participe au sacrement à une sorte de stimulant pour la foi que Christ est mort pour nous. Il paraissait impossible à Calvin comme à Zwingli d’admettre qu’un corps matériel pût être à la fois au ciel et en plusieurs lieux terrestres. « Ne permettons point qu’on attribue rien à son corps, qui répugne à sa nature humaine (irc.4.17.19) ». Mais le sentiment religieux de Calvin répugnait, non moins que celui de Luther, à une conception qui n’impliquait pas la présence réelle de Christ dans la cène et qui « nous fait seulement participans de son Esprit, laissant derrière toute la mémoire de la chair et du sang ». « En la Cène Jésus-Christ nous est vrayement donné sous les signes du pain et du vin, voire son corps et son sang (irc.4.17.7,11) ». Toutefois cette participation est spirituelle et par le moyen de la foi. « Il nous doit suffire que Jésus-Christ inspire vie à noz âmes de la substance de sa chair : mesme que sa chair distille sa vie en nous, combien qu’elle n’y entre pas (irc.4.17.32) ». Christ « inspire » à son disciple une « puissance » ; il le « nourrit ». Mais le disciple seul le reçoit. « Je nie, dit Calvin, qu’elle (la chair de Christ) se puisse manger sans quelque goust de foy, ou, pour parler avec sainct Augustin, je nie qu’on puisse rien rapporter du sacrement, sinon ce qu’on en puise par foy, comme par le propre vaisseau (irc.4.17.33) ». Un auteur moderne a récemment bien défini les rapports de Calvin sur ce point avec Luther et Zwingli :

« Quand on demande si la doctrine de Calvin s’approche plus de celle de Luther ou de Zwingli, on répond généralement, pour des raisons confessionnelles, en faveur de ce dernier. Mais lorsqu’on observe qu’en opposition avec l’interprétation purement subjective et commémorative de Zwingli, Calvin admet une présence particulière du Christ vivant, en même temps que l’action exercée par elle, dans le sens de Luther, on peut conclure — tout en reconnaissant la divergence permanente — qu’au point de vue de la signification religieuse du sacrement, Calvin est plus près de Luther que de Zwinglib ».

b – Seeberg, op. cit., ii, 404.

Les points de doctrine que nous venons d’énumérer renferment les traits principaux et significatifs de la théologie calvinienne, bien qu’ils n’épuisent aucunement l’ensemble de son enseignement. Sur des sujets comme le jugement, la résurrection, les récompenses ou châtiments futurs, il se tenait sur le même terrain que la pensée religieuse de son temps et n’apportait rien de nouveau, ou peu de chose, pour les éclaircir.

Telle que Calvin l’a exposée, la théologie de la Réforme s’est élevée à une clarté, une dignité et une précision logique dans les définitions, qui n’ont jamais été surpassées. Logicien d’une pénétration critique, légiste par son éducation, maniant avec maîtrise et le latin et le français, humaniste versé dans la connaissance de l’histoire et de l’antiquité religieuse, Calvin apporta au service de la théologie chrétienne des dons qui feront toujours de l’Institution un exposé doctrinal classique. Mais, reconnaître les qualités transcendantes de son œuvre, ce n’est nullement en affirmer la durée perpétuelle. Son système n’a pas échappé à la loi générale d’évolution et de transformation qui paraît inséparable de tout progrès, même dans l’intelligence des vérités chrétiennes les plus profondes. Il a résisté à l’action du temps mieux que la plupart des expositions de la vérité religieuse. Mais il n’a pu se soustraire à l’usure et, bien que ses diverses parties soient aujourd’hui très inégalement rejetées, il n’est plus admis nulle part dans son intégrité première, tandis que la plus grande partie du monde protestant s’en est détournée, même dans les Églises qui honorent le plus sa mémoire.

Ce qui a été le plus généralement abandonné, c’est la conception calvinienne du devoir des gouvernements de défendre la pureté de l’Église. Un procès comme celui de Servet est heureusement devenu impossible depuis longtemps déjà ; et le premier nom inscrit sur la liste de souscription au monument de Servet à Genève, est celui du Consistoire de l’Église réformée genevoise qui a recueilli directement l’héritage de celle de Calvin. Les doctrines de l’élection et de la réprobation provoquèrent de profondes divisions au commencement du xviie siècle, et l’arminianisme conserve la mémoire et les résultats de la protestation qu’il formula à cette époque ; même là où ces explications des voies de Dieu dans l’humanité sont maintenues en apparence, elles le sont en réalité avec une rigueur bien moindre que celle de leur auteur, et sans la satisfaction qu’il en éprouvait. Son appréciation de la discipline a été absolument abandonnée. Aucune communauté chrétienne moderne ne tolérerait les règlements inquisitoriaux et inflexibles auxquels il avait soumis Genève ; et la discipline, même sous des formes adoucies, au lieu d’être admise comme le premier devoir de la charge pastorale, est, maintenant, considérée comme un moyen d’édification des plus délicats et d’un emploi très restreint.

Ce qui semble plus généralement admis en théorie, peut-être, mais n’en est pas moins abandonné par la pensée chrétienne moderne, c’est l’idée de la perversion radicale de la nature humaine. Les appels des évangélistes et l’éducation donnée dans les écoles du dimanche et dans les classes d’instruction religieuse s’adressent maintenant à des êtres que l’on considère, il est vrai, comme affaiblis par le péché et ayant le plus grand besoin du secours de Dieu, mais non comme désespérément incapables de se tourner vers la lumière ou de l’accepter. Dans les Églises qui continuent à regarder Calvin comme leur ancêtre spirituel, beaucoup refusent d’admettre que les hommes, même dans l’état le plus mauvais, soient autre chose que des enfants égarés loin de Dieu, chez lesquels il faut rétablir la conscience de la paternité divine, et ils contestent que la destruction pure et simple d’êtres pareils soit la seule ressource qui reste. Le monde chrétien moderne n’a pas non plus suivi Calvin en limitant toute la révélation aux Écritures. La protestation inaugurée par les quakers au xviie siècle est tombée dans le domaine public. L’idée de la Réforme qu’un Dieu qui gouverne le monde par l’action constante de sa providence et dont l’Esprit agit comme, quand et où il veut, a néanmoins fait tenir la révélation dans un recueil d’écrits depuis longtemps fermé, cette idée est reconnue comme intenable. On voit que la lumière a été et est beaucoup plus largement répandue que Calvin ne se l’imaginait et qu’elle a éclairé des époques et des peuples qu’il considérait comme voués par le décret de Dieu aux plus profondes ténèbres.

La conception calvinienne de l’Écriture n’est pas davantage celle du monde chrétien moderne. Presque nulle part on ne considère maintenant ceux qui l’ont rédigée comme des instruments passifs du Saint-Esprit. L’élément humain dans ces écrits, bien que réparti dans des proportions très diverses, est généralement reconnu comme un fait. On admet universellement dans la révélation un certain progrès que le réformateur ne soupçonnait même pas. On refuse même à certains des auteurs sacrés l’inspiration telle qu’il la comprenait. Son interprétation des patriarches, des psaumes et des prophètes ne cadre pas avec la philosophie évolutionniste, à la lumière de laquelle notre époque pense apprécier d’une manière plus vraie et plus digne le développement religieux de l’humanité. Son Adam idéal, si merveilleusement doué et si fatal à la race, a été très généralement relégué dans le domaine des explications légendaires de l’origine du mal. Lorsque Calvin n’admet le salut que pour ceux qu’éclaire l’Évangile, il s’accorde mal avec le sentiment moderne de l’étendue de la compassion divine. Sa théorie de l’expiation lui donne le sens d’une satisfaction pénale qui est aujourd’hui peu en faveur. L’insistance avec laquelle il proclame la souveraineté de Dieu a été de, plus en plus remplacée par une conception plus claire de la paternité divine.

Les idées que Calvin se faisait des relations de Dieu avec les hommes apparaissent au christianisme moderne comme pénétrées d’éléments de dureté et même de cruauté. Espérons que cette conception actuelle dérive d’une intelligence plus claire de l’Évangile et du message, de la vie et du caractère du Christ.

Cependant, si le système de Calvin, dans sa totalité, ne jouit plus de l’autorité qui lui était autrefois attribuée, il ne faut point déprécier et encore moins oublier les services qu’il a rendus au progrès de la pensée chrétienne. Ce système en appelait avec une grande énergie à l’intelligence chrétienne. Il s’adressait en premier lieu à la raison, et partout où il s’est répandu il a formé une race solide de penseurs penchés sur les problèmes de la foi. Il a déclaré la guerre à l’ignorance des masses populaires, ainsi qu’aux conceptions superficielles, émotives ou sentimentales de la vérité chrétienne. L’insistance avec laquelle il a relevé le caractère individuel du salut a été une puissance éducatrice non moins remarquable. Une relation personnelle de chaque être humain avec Dieu, un dessein défini pour chaque vie humaine, une raison d’être pour l’individu le plus humble dans l’organisation de l’univers telle que Dieu l’a établie, voilà des idées qui, bien qu’on mette maintenant, et avec raison, l’accent sur une conception sociale plutôt qu’individuelle du christianisme, ont fourni la preuve de leur valeur dans l’histoire du christianisme. Toutefois, l’importance historique suprême du calvinisme est peut être dans la valeur qu’il attribue à la personnalité morale. Il a mis en saillie la notion du devoir de connaître et de faire la volonté de Dieu, non certes comme moyen de salut, mais comme la raison d’être fondamentale et le but de notre vie, et comme l’unique tribut digne de « l’honneur de Dieu », que nous sommes tenus de maintenir. Par là, il a fait du calviniste le représentant d’une haute moralité. A ce point de vue le système de Calvin a joué le rôle d’un tonique pour le sang et ses effets éducatifs se sont fait sentir dans les pays où il a régné, même chez ceux qui se sont largement écartés de sa pensée. L’Europe occidentale et l’Amérique du Nord ont contracté envers l’influence éducatrice de la théologie de Calvin une dette spirituelle d’une valeur inestimable.

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