(6 février au 3 mars 1519)
Fribourg offre l’alliance – L’alliance votée avec enthousiasme – Élections huguenotes – Grande joie – Le parti mamelouk s’organise – La liberté se réveille – Propos étranges sur Genève – Les princes tâchent de gagner Fribourg – Les princes tâchent de gagner les chefs huguenots – Les princes soulèvent la Suisse – Joie causée par le député de Fribourg – Trouble causé par le député des cantons – Digne réponse de Genève – A qui Genève doit son indépendance
Les Genevois comprirent quel rapport on ferait d’eux à Turin ; c’est pourquoi ils résolurent de devancer le duc et de conclure le plus tôt possible avec les Suisses une alliance qui leur permettrait de repousser vigoureusement les Savoyards. Rien n’était plus légitime. C’était la liberté qui était ancienne dans Genève, la domination des princes y était une innovation. Le peuple s’étant réuni, selon l’usage, le dimanche 6 février 1519, pour l’élection des quatre syndics de l’année, Besançon Hugues se leva ; il parut ne prendre la parole que pour une justification personnelle ; mais une seule pensée remplissait son cœur : il voulait unir Genève avec la Suisse. Le proposer ouvertement eût mis sa tête en péril, ce qu’il n’aimait pas ; peut-être même cela eût-il donné prise aux ennemis ; il s’y prit donc avec habileté. « Souverains seigneurs, dit-il, les ambassadeurs de Savoie ont parlé de conspirateurs. Je crois que c’est de moi qu’ils veulent parler, et que c’est mon voyage à Fribourg qu’ils ont en vue. Or, je déclare que je n’y ai rien fait qui fût contraire au devoir d’un citoyen… Au reste, ajouta-t-il comme en passant, si vous désirez connaître cette affaire, elle se trouve exposée au long dans une lettre du conseil de Fribourg. — La lettre ! lisez la lettre, » dirent plusieurs citoyens. C’était ce que voulait Hugues ; Fribourg même allait ainsi faire la proposition qu’il n’osait présenter lui-même. La lettre fut lue devant tout le peuple. « Quand il plaira à toute la communauté de Genève, de conclure amitié et bourgeoisie avec messieurs de Fribourg, y était-il dit, ceux-ci l’agréeront joyeusement, sans préjudice soit aux droits de l’évêque et prince de Genève, soit aux libertés et franchises de la ville, et sans qu’au cune des parties paye aucun tribut à l’autrea. »
a – Registres du Conseil du 6 février 1519.
A l’ouïe de cette lettre loyale et généreuse, le peuple tressaillit ; les Suisses eux-mêmes lui tendaient la main. La joie était universelle ; on demanda que l’offre de ces nobles confédérés fût mise aux voix. Le syndic mamelouk Montyon fut épouvanté ; il était pris au dépourvu ; cette immense affaire contre laquelle l’évêque et la Savoie réunissaient toutes leurs forces allait être emportée comme d’assaut. Le patriote Vandel lui-même fut intimidé et demanda que l’on passât immédiatement à l’élection des syndics, conformément à l’ordre du jour. Il était trop tard. Depuis le 22 décembre, Berthelier et ses amis avaient déployé une infatigable activité ; dans six semaines le parti huguenot avait fait des pas immenses. Le désir, l’espérance, la joie, animaient tous les citoyens. Un autre sentiment néanmoins se mêlait à cet enthousiasme, c’était l’indignation. Les ambassadeurs de Savoie avaient insinué, on se le rappelle, que Genève devrait payer un tribut à Fribourg. « Où sont ces fameux florins d'or, dont on nous épouvantait ? disaient les citoyens. Le duc qui n’est parmi nous qu’un officier civil, voulant y devenir prince, s’abaisse pour y parvenir jusqu’à de vils mensonges !… » De tous côtés on entendait ces cris : « Aux votes, la bourgeoisie avec Fribourg ! aux votes, à l’oreille des secrétaires ! » Les deux premiers syndics s’y refusant obstinément, Hugues se rappela qu’il est des moments où l’audace seule sauve les peuples ; il laissa de côté ses ménagements habituels, et prenant hardiment cet acte sous sa responsabilité, il proposa lui-même l’alliance. « Oui ! oui ! » répondit la plus grande partie des assistants les mains levées. Quelques mamelouks, surpris, déconcertés, consternés restaient seuls muets et immobilesb. Ainsi au moment même où la cour de Turin signifiait son mécontentement de l’absolution de Berthelier, on lui répondait par une résolution qui menaçait bien plus les desseins ambitieux de la Savoie. Le peuple de Genève ouvrait ses portes à la Suisse. En tournant le dos au midi, il s’éloignait du despotisme et de la papauté ; en se tournant vers le Nord, il appelait la liberté, et (ce qu’il ne savait pas encore) la vérité.
b – Bonivard, Chroniq., II, p. 333. — Registres du Conseil du 6 février 1519.
La nomination des syndics, qui se fit ensuite, vint confirmer ce vote solennel ; ce fut l’élection la plus huguenote qui se fût jamais faite. Trois des syndics élus, Etienne De la Mare, allié des Gingins, qui avait accompagné Hugues à Fribourg, Jean Baud, beau-frère de Hugues, Louis Plongeon, seigneur de Bellerive, étaient les partisans les plus dévoués de l’indépendance. Le premier syndic, Guigues Prévost, avait, il est vrai, des relations intimes avec les ducaux, mais aussi de bonnes intentions. Plusieurs des anciens conseillers durent faire place à des patriotes dévoués. Genève prenait son élan ; il voulait être libre. Des ambassadeurs partirent pour annoncer à Fribourg que le peuple avait voté l’alliancec.
c – Voir la lettre du Conseil dans les Registres du 6 février et dans les Fragments de Grenus, p. 109.
Alors éclata l’une de ces grandes joies qui saisissent un peuple, quand après beaucoup de luttes il entrevoit la liberté. Il y avait dans toute la ville des feux, des cris, des chansons, des processions, des banquets. Mais çà et là, au milieu de cette immense allégresse, on remarquait de sombres regards ; les mamelouks cherchaient en vain à étouffer leur colère ; elle éclatait tout à coup par des insultes et des mutinations. En effet, la réaction fut prompte ; à la vue de la joie naïve du peuple, les ducaux indignés se serrèrent les uns contre les autres et le parti s’organisa. La maison de Savoie avait encore des adhérents nombreux dans Genève, capables de combattre les désirs d’indépendance et de vérité. Il y avait d’anciennes familles savoyardes dévouées au duc ; des personnes qui lui étaient vendues ; de jeunes gentilshommes, enthousiastes du pouvoir absolu ; des prêtres et des laïques fanatiques de Rome ; des marchands opposés à une guerre qui ferait tort à leur commerce ; des hommes faibles que la moindre commotion faisait trembler, et beaucoup de gens sans aveu, que l’on mettait facilement en émeute. Le parti sentit le besoin de se compter, de s’entendre ; mais ce ne furent pas ses chefs les plus marquants qui se mirent alors à sa tête. Un natif de la Bresse, syndic en 1516, François Cartelier, homme lettré, prudent et fin, mais bas, convoqua ses principaux membres dans une chambre du couvent de Rive que l’on appelait « le petit poêle. » On y vit arriver successivement, outre Montyon et Nergaz que nous connaissons déjà, d’autres mamelouks plus jeunes et pleins de zèle : MM. de Brandis, qui tenaient le haut bout à Genève ; les deux De Fernex, qui tiraient leur nom d’une terre seigneuriale devenue plus tard célèbre ; Marin de Versonex, dont la famille s’était signalée par ses bonnes œuvres, jeune homme d’un esprit borné, mais d’une imagination ardente, d’un caractère facile à entraîner, et d’une dévotion passionnée pour l’Église romaine, qu’il croyait seule capable de faire son salut ; à côté de lui était Percival de Pesmes, son cousin, auquel l’attachait une amitié touchante et dont les ancêtres avaient été au nombre des barons croisés sous saint Louis ; enfin, plusieurs autres nobles mamelouks décidés à résister jusqu’au sang au triomphe du parti libre et suisse. Ces vieux magistrats, ces jeunes nobles se trouvaient désorientés au milieu de Genève. Sincères la plupart dans leurs convictions, ils croyaient voir dans le jour nouveau, qui se levait sur le monde, un jour d’orage, qui en brisant ce qui existait ne menait rien à la place. Que faire pour conjurer un si grand mal ? Ils résolurent d’informer le duc de l’alliance qui venait d’être votée, et de le presser de mettre tout en œuvre pour l’empêcherd.
d – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 246, 262, 264.
Ces efforts devaient être inutiles. La liberté commençait à lever la tête dans l’une des moindres, quoique des plus anciennes cités de l’Empire et de l’Église. Chose étrange, cette cité portait, elle porte encore sur son drapeau le symbole des deux pouvoirs absolus, la clef des papes et l’aigle des Empereurs. C’était en élevant ces armes bien significatives, que Genève allait, comme par antilogie, proclamer héroïquement la liberté dans l’État et la liberté dans l’Église. Tandis que les autres nations (si l’on excepte les Ligues suisses) dormaient sous la verge féodale de leurs maîtres, ce petit peuple, placé au milieu de l’Europe, se réveillait. Comme un mort déposé dans un vaste cimetière, il commençait à se mouvoir… et sortait seul victorieux de sa tombe. Partout dans les régions voisines, en Suisse, en Savoie, en France et même dans des contrées « bien lointaines, » on se mettait à parler des mouvements étranges qui se faisaient dans Genève, de la résistance audacieuse que d’énergiques citoyens opposaient à un prince, beau-frère de Charles-Quint et oncle de François Ier. Les hommes des temps anciens s’en alarmaient. Ce n’était, il est vrai, qu’un nuage, gros comme la paume de la main, mais il pouvait en sortir une grande tempête, et les deux soutiens antiques de la société féodale et romaine, — le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel et dans l’ordre temporel, en seraient peut-être brisés. Que deviendrait-on alors ? Ce mouvement d’affranchissement ne s’étendrait-il pas en Europe ? A Genève on parlait de liberté politique, à Wittemberg de réforme religieuse ; si ces deux courants venaient à s’unir quelque part, ils formeraient un torrent formidable qui ébranlerait l’édifice du moyen âge et en jetterait les débris dans le grand abîme. « On s’entretenait partout, nous dit Bonivard, des Huguenots et des Mamelouks, comme auparavant des Guelfes et des Gibelins. » Le prieur de Saint-Victor, auquel revenaient ces discours, y réfléchissait, et disait en ses rêveries : « Genève commence à être dans le corps de la chrétienté un membre, duquel se tiennent propos étranges. » Toutefois, en les examinant, il pensait qu’il y avait à rabattre sur les craintes et sur les espérances. « La renommée, disait-il, est, comme chante Virgile, une déesse qui fait les choses plus grandes qu’elles ne sonte. » Ces choses étaient plus grandes que ne le pensait Bonivard. Genève, en se mettant à la recherche de la liberté, allait rencontrer l’Évangile.
e – Bonivard, Chroniq., II, p. 334.
Le duc, le comte et l’évêque, avertis coup sur coup par leurs ambassadeurs, parle vidame, et en dernier lieu par les mamelouks du petit poêle, étaient « abreuvés de ces eaux amères, » et se demandaient s’ils perdraient cette ville, dont la maison de Savoie tirait depuis des siècles un si grand profit. Ils commençaient à comprendre l’imprudence de leur politique brutale, ils se prenaient à regretter les arrestations et les meurtres, ils eussent voulu que « la besogne fût à recommencer. » Cela semblait difficile ; toutefois, après bien des pourparlers, les trois princes s’entendirent sur certains projets qui devaient, pensaient-ils, l’un ou l’autre réussir.
Ils cherchèrent d’abord à annuler l’alliance, au moyen de leurs pensionnaires à Fribourg. Ceux-ci voulant gagner leur argent, se mirent à intriguer, à pérorer, à disputer. Mais les Fribourgeois, dévoués à la cause de Genève et de la liberté, leur résistèrent, et le peuple s’apercevant des intrigues des pensionnaires, « se mutina. » Il y eut du tumulte dans les rues, des soufflets donnés. Quoi ! Fribourg même se range du côté des idées nouvelles, se disait-on à la cour de Turin. Ce n’était pas parce qu’elles étaient nouvelles, mais parce qu’elles étaient anciennes que Fribourg les adoptait. Les pensionnaires de la Savoie furent obligés de caler leurs voiles et écrivirent au duc : « Tous ceux qui ne dansent pas selon la note que le peuple donne, s’exposent à recevoir de la pantoufle… Que Votre Altesse veuille donc nous excuserf. »
f – Bonivard, Chroniq., II, p. 335.
Cette tentative ayant échoué, la cour de Turin passa à une autre et essaya de gagner les chefs de l’opposition dans Genève même. « Ils ouvrent très fort la bouche, disait-on, eh bien ! bâillonnez-les avec de l’or. » On mit beaucoup d’habileté à l’exécution de cette nouvelle manœuvre. L’évêque de Maurienne, chantre de la cathédrale de Genève, homme souple, habile, insinuant, assez bien vu des amis de la liberté, fut choisi par le duc pour cette mission délicate. Ce prince lui déclara avec des serments exécrables (pour qu’il le répétât), qu’il ne pouvait mais de la mort de Navis et Blanchet. « C’est M. de Genève seul qui l’a fait sans mon su, disait-il. Ah ! je voudrais bien que cela ne fût pas arrivé, m’en coûtât-il tant et plus ! Répétez à Berthelier tout ce que je vous dis. Offrez-lui or et argent ; en un mot, faites tout pour l’attacher à mon service. » Maurienne arriva à Genève. On ne doutait pas alors que chaque homme n’eût son prix. « Son Altesse, dit l’évêque à Berthelier, sait que les fautes dont on vous charge sont une machination de vos ennemis. » Puis vinrent les promesses d’or et d’argent. « Seulement, ajouta Maurienne, que Genève renonce à l’alliance avec les Suisses ! » Berthelier, qui attendait d’un cœur inébranlable l’heure où il payerait du prix de son sang l’indépendance de Genève, sourit dédaigneusement à ces mots ; puis il frémit, et repoussant la coupe dorée, mais empoisonnée, que Maurienne lui présentait, il lui répondit froidement : « Un vil intérêt ne nous fera pas livrer un peuple innocent aux vengeances de votre prince. » Maurienne, répoussé par Berthelier, « alla dans toutes les compagnies, dit un manuscrit, pour engager les principaux auteurs de l’alliance à s’en départir ; mais il ne fit qu’y a perdre sa peine. » Tous ceux qu’il s’efforçait de séduire voulaient être libres et tendre la main aux Suissesg.
g – Registre du Conseil du 1er mars 1519. — Bonivard, Chroniq., II, p. 336. — Manuscrits de Berne, V, 12. — Manuscrit de Gautier.
Le duc voyant « qu’il battait à froid, » dit Bonivard, tenta un plus héroïque effort. « Eh bien, dit-il, soulevons la Suisse tout entière. » Les députés des cantons étant alors réunis en diète, l’énergique Saleneuve, l’habile Chapuis, le diplomate Lambert s’y rendirent comme ambassadeurs de Savoie et se plaignirent amèrement de Genève. La petite cité pèserait-elle dans la balance autant que la maison puissante dont les États enveloppaient les deux côtés des Alpes ?« Fribourg, dit le président Lambert, traite avec des enclavés, sans l’aveu du prince sérénissime dans les États duquel ils se trouvent. » Ce nouveau nom donné aux Genevois amusa fort Bonivard. « Oh ! oh ! dit-il, n’osant plus nous appeler ses sujets, car ce nom est raclé, le duc nous appelle ses enclavés !… » Cette fois-ci, Charles III et son gouvernement avaient pris le bon moyen. Les cantons, blessés de ce que Fribourg avait procédé seul dans cette affaire, tenant à ménager le duc, ne connaissant pas bien les faits, promirent « d’exhorter certains genevois, comme des obstinés et des rebelles, à se désister de leur entrepriseh. » Cette petite république, au moment où elle ouvrait les yeux, voyait rangés contre elle, et les princes ses voisins et la grande majorité des cantons. La diète se prononça en faveur du duc et envoya à Genève le sieur d’Erlach pour appuyer les réclamations ducales. Que pourrait le petit Genève, pressé à la fois par la Savoie et par la Suisse ? On eût dit deux navires arrivant à toutes voiles en sens contraire, et au milieu une frêle embarcation qu’ils allaient faire sombrer. Mais la pauvre nacelle portait un lest qui la sauverait, la liberté et sa fortune ; de telles embarcations, si même on les engloutit, reviennent sur l’eau tôt ou tard. Fribourg n’abandonna pas la cause de l’indépendance, et envoya de son côté à Genève Jean Fabri. Les deux députés arrivèrent presque en même temps sur les bords du Léman, apportant, l’un la paix, l’autre la guerre.
h – Exhortamur ut obstinatos et rebelles, pacis corruptores, ab incepto ut desistant. » (Archives genevoises, n° 912.)
Le conseil général s’étant réuni le 1er mars (1519), le généreux Fabri, fidèle à une cause désespérée, y parla le premier et ne cacha point à l’assemblée l’immense majorité qui s’était prononcée contre Genève. « Avisez, dit-il ; voyez vous-mêmes ce que vous avez à faire… Quant à nous, nous garderons l’alliance jusqu’à la dernière goutte de notre sang. » Ces paroles électrisèrent le peuple. « Nous aussi ! » s’écriait-on de toutes parts. Les citoyens étaient émus ; ils se serraient les mains l’un à l’autre ; ils bénissaient Fribourg ; ils embrassaient Fabri ; chacun jurait d’être fidèle à l’alliance. Le Fribourgeois quitta la salle, touché de ce beau spectacle d’une nation prête à affronter les plus grands dangers pour maintenir ses droits.
Alors le député des Ligues entra. Froid diplomate, patricien sévère, magistrat inflexible, d’Erlach dit au peuple, d’une voix impérieuse : « Obéissez au duc ; soyez désormais pour lui de fidèles sujets ; rompez l’alliance avec Fribourg. Les Ligues vous le demandent, sous peine de leur vif ressentiment ; et quant à Fribourg, elles le lui ordonnent. » Cette courte et rude harangue consterna les Genevois. Depuis quand étaient-ils sujets de la Savoie ?… Les Ligues suisses n’avaient-elles rompu chez elles le joug que pour l’imposer à d’autres ? N’avaient-elles allumé sur leurs montagnes le flambeau de la liberté que pour l’éteindre ailleurs ?… Quoi ! les représentants de la liberté ancienne se rangeraient en bataille contre la liberté nouvelle ? Les plus fiers Genevois, relevant la tête, disaient hautement que les Suisses mêmes ne parviendraient pas à la courber… Cependant tous les citoyens n’étaient pas si intrépides. Genève pourra-t-il se sauver si la Suisse l’abandonne ?… Plusieurs s’inquiétaient, quelques-uns se désolaient ; les mamelouks seuls souriaient et triomphaient. Il y avait dans l’assemblée des cris, des larmes, des malédictions. Le trouble ne cessait de s’accroître.
Le député de Berne était sorti ; alors le député de Fribourg, animé des sentiments les plus héroïques, rentra pour rassurer le peuple ; et malgré les déclarations du député bernois, il assura hardiment que jamais Berne n’abandonnerait Genève. « Ne craignez rien, dit-il. Messieurs de Berne et de Fribourg sont frères ; ils ne se battront pas les uns contre les autres pour l’amour de la Savoie. Et quand Berne vous abandonnerait, nous sommes assez forts, avec l’aide de Dieu, et nous ne laisserons fouler ni vous, ni nous… Déclarez franchement si vous voulez l’alliance ; dites oui ou non. » Alors une grande voix, sortant du peuple, s’écria : « Oui ! oui ! Plutôt voir tuer nos enfants et nos femmes ! Plutôt mourir nous-mêmes de mille morts, que de rompre l’alliance avec Fribourg ! » Le conseil général, voulant donner un signe énergique de sa volonté, et rendre sa résolution irrévocable, décréta que si quelqu’un proposait la rupture de l’alliance, il serait décapité sans rémission. Les syndics se rendirent à l’hôtellerie où d’Erlach attendait froidement leur réponse. Elle fut aussi digne, aussi fière que le discours de d’Erlach avait été impérieux. « Nous enverrons des députés à la première diète, dirent-ils, et nous établirons que nous ne sommes point sujets du duc et que nous n’avons rien fait à son préjudicei. »
i – Registres du Conseil ad diem. — Bonivard, Chroniq., II, p. 338.
La grandeur d’un peuple ne consiste pas dans la superficie de son territoire. Il y avait une âme dans cette petite nation et il y avait dans cette âme des aspirations élevées. Quand toutes les puissances du monde se fussent soulevées contre les Berthelier, les Lévrier, les Hugues, ces hommes énergiques n’eussent pas bronché. Le conseil général ayant été assemblé le lendemain, 2 mars (1519), confirma l’alliance ; Hugues et Malbuisson partirent immédiatement pour Fribourg avec ordre de signer l’engagement, dont la diète helvétique venait de prononcer la rupture ; ce fut la réponse faite par Genève aux Suisses. Le fidèle dévouement de Fribourg doit rester à jamais inscrit comme exemple dans les fastes de l’histoire. Mais ce n’est pas aux Suisses en général, comme on le croit d’ordinaire, que les Genevois durent essentiellement leur indépendance ; ils la durent à Dieu et à la ferme volonté dont Dieu les armaj.
j – Registres du Conseil ad diem. — Bonivard, Chroniq., II, p. 338. Spon, Hist. de Genève, I, p. 314.— Manuscrit de Berne, V, p. 12.— Manuscrits de Roset et de Gautier.