L’île terrible

3
Nouvelle délivrance

Paton est inquiet ! Très inquiet !

Depuis une heure, des hommes armés de matraques et de fusils défilent par groupes devant la station. Comme s’ils en avaient reçu la consigne, ils passent sans détourner la tête, sans prendre garde au missionnaire ou à ses amis. Ils paraissent préoccupés, tendus, bien que silencieux. John les observe longuement, intrigué.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

L’atmosphère est lourde. Pas un pouce d’air ; pas la moindre brise. La végétation semble figée. On entend seulement les pas précipités des indigènes qui s’enfoncent dans la forêt ; puis plus rien.

Tout à coup… Pan ! Pan !

Paton sursaute. Que signifient ces détonations ? Qu’annoncent-elles ? Un affrontement entre plusieurs tribus ? Un règlement de compte ? John imagine beaucoup de choses… Inquiets aussi, les amis de « Missi » ont suspendu leur travail, l’oreille aux aguets. D’autres coups de mousquets suivis de cris horribles viennent de la forêt, ce qui augmente leur angoisse.

— C’est affreux, murmure Paton. On est en train de massacrer des femmes et des enfants. Des innocents encore !

Soudain, il voit apparaître deux hommes bâtis en athlète, deux Tannésiens effrayants à voir avec leur face grimaçante et curieusement peinte. Imaginez deux visages bariolés, le front badigeonné de blanc, le menton passé au bleu drapeau et deux joues, l’une noire et l’autre écarlate, qui encadrent leur nez épaté. Et, par-dessus ce déguisement burlesque — un clown ne ferait pas mieux ! — une immense plume aux coloris chatoyants solidement fichée dans des cheveux crépus du plus beau noir d’ébène. Le dernier cri de la mode tannésienne !

En les voyant ainsi, John ne peut s’empêcher de sourire. Et pourtant, ces visages maquillés inspirent plus de pitié que de raillerie. Malgré leur souci d’élégance, ces hommes presque nus, toujours armés de leur matraque, sont des malheureux sans cesse en alerte, sur un qui-vive perpétuel. La peur ne les quitte pas.

Maintenant, les cris sont distincts, plus proches. Les détonations claquent plus sec. On se bat à quelques centaines de mètres de la maison. Pour s’en assurer, Paton fait quelques pas et se cache derrière un arbre afin de voir sans être vu. Alors il assiste à un spectacle qui le bouleverse. Sous ses yeux, des hommes s’entretuent sauvagement en poussant des cris horribles. Le sang coule sans qu’il puisse intervenir, ce qui le désespère. Tout près de lui, cinq ou six d’entre eux sont assommés puis emportés dans la forêt pour être sans doute cuits et mangés.

La nuit qui suit est plus affreuse encore. Des hurlements se font entendre par moments, du côté de la forêt. On égorge les femmes des guerriers tués la veille dans le combat. C’est la coutume ici. Ces femmes, dit-on, vont rejoindre leur mari pour les servir dans l’autre monde.

John ne peut dormir. Il ne parvient pas à chasser les visions d’horreur du jour précédent. La guerre, c’est le fléau à Tanna. Pour des riens, sans trop savoir pourquoi, les tribus s’affrontent et se déciment sans pitié. Pauvre population qui pourrait vivre paisible et dans l’abondance.

— Que faire pour arrêter cette maudite guerre ? Allons-nous assister, toujours impuissants, à de nouvelles effusions de sang ? Est-il possible de mettre un terme à ces querelles tribales qui font le malheur de ces gens ? Paton s’interroge sérieusement.

Oui, que faire ?

Faut-il se lancer au milieu de ces hommes déchaînés pour tenter de les séparer, pour leur dire qu’ils sont insensés de se détruire ainsi ? Ce serait folie. Ils sont trop nombreux et Paton n’en sortirait pas vivant.

John se tourne et retourne dans le lit sans trouver le sommeil ; sans pouvoir chasser les pensées les plus contradictoires qui défilent dans sa tête fatiguée.

— Après tout, ma vie, que vaut-elle ? Et si je dois la donner pour en sauver quelques-uns, qu’y at-il là d’extraordinaire lorsqu’on pense à Celui qui l’a sacrifiée pour moi ? Pour des méchants !

Quelques instants plus tard, il se ravise et tient un tout autre langage :

— Bien sûr, mais j’ai une femme et la Mission a besoin de moi. Je suis jeune encore et je peux rendre de grands services à l’œuvre de Dieu qui manque d’ouvriers dans ces îles. Se jeter dans la mêlée comme ça, sans arme, serait aussi fou qu’inutile.

Le repos ne vient toujours pas. Il le demande, mais en vain ; il comprend : discuterait-il avec Dieu ? Il vient de se souvenir de ses propos tenus jadis devant le vieux croyant qui cherchait à le dissuader de partir : « Mangé par les cannibales ou rongé par les vers. la belle affaire ! » Il avait dit cela dans son enthousiasme ; maintenant, reculerait-il ?

— C’est bon, j’irai ! Que ta volonté soit faite. A toi Seigneur les conséquences.

Sa décision prise, John prie longtemps dans la nuit. Au petit jour, alors qu’il goûte un peu de sommeil, il entend des hurlements qui viennent de la jungle. La bataille est déjà engagée : il faut agir vite.

Paton court vers la clairière d’où viennent les clameurs. Il trouve là quelques centaines d’hommes prêts au combat, scandant leurs chants guerriers. Le missionnaire n’hésite pas. Confiant en son Dieu qui le protège, il court vers ces hommes armés et, sans se soucier des coups, se jette dans la mêlée, les mains vides en criant : « Arrêtez ! Arrêtez ! »

Le ciel est sans nuage et déjà le soleil paraît.

A la station, Mme Paton et ses amis sont à genoux car ils savent la vie de leur missionnaire en péril. Les minutes paraissent longues, comme des heures.

Un miracle, sans doute ! Les chants guerriers se sont tus et le silence, impressionnant, remplit la clairière.

Paton vient d’arrêter le combat.

— Dieu vous voit, crie-t-il à pleine voix. Il n’y a rien qu’il haïsse autant que la guerre. Cessez de vous entretuer. Vous n’avez rien à gagner de vous combattre. Aimez-vous plutôt et vous vivrez heureux.

Les farouches guerriers gardent le silence. On ne sait si ces paroles trouvent de l’écho dans ces cœurs assoiffés de vengeance. Chacun observe son adversaire prêt à frapper. Au milieu, debout, les mains levées, un homme prie.

Oui, les Tannésiens ont une conscience. La preuve ? C’est qu’ils se retirent les uns après les autres, accusés, vaincus cette fois par le Dieu de Paton.

Quelques jours passent. La paix semble revenue dans la forêt. John le pense. lorsqu’il voit accourir vers lui, le visage défait, l’un de ses collaborateurs.

— Missi ! Missi ! On vient de sacrifier plusieurs hommes pour servir de festin de réconciliation. La paix sera signée à cette occasion entre plusieurs tribus. et j’ai appris qu’il y aurait un grand sacrifice… et… c’est nous…

— Nous ? interroge Paton.

— Oui, nous qui sommes désignés pour être les victimes.

Un frisson passe dans le dos de ces hommes silencieux, crispés et les yeux levés vers Celui qui peut les secourir.

Le premier à rompre ce silence, Abraham conseille :

— Préparons-nous…

— Il faut verrouiller la porte…, suggère un autre.

— Et attendre dans la confiance, ajoute Paton. Puisque Dieu est notre forteresse, bénissons-le.

Quelques instants plus tard, la sentinelle signale l’approche d’une bande armée de massues, tous effrayants à voir derrière leur visage peint. Alors, Paton et ses amis tombent à genoux, offrant leur vie à leur Maître.

— Ou bien Il nous épargnera, déclare Missi avec émotion, ou nous irons le rejoindre dans la gloire.

La petite équipe reste aux aguets toute la matinée, épiant les allées et venues de ces hommes avides de sang qui rôdent autour de la maison. L’angoisse étreint les assiégés que chaque bruit, chaque pas précipité, chaque branche qui craque font sursauter.

— Missi, murmure l’un d’eux, notre dernière heure est venue cette fois.

— Je le pense aussi, répond l’écossais. Mais avec Dieu, on ne sait jamais.

— Missi, tu as un fusil…

— Bien sûr, mais nous ne pouvons nous en servir. Dieu nous demande de ne pas résister aux méchants. Nous ne sommes pas venus ici pour tuer — même légitimement — mais pour proclamer la vie. S’il le veut, notre Seigneur nous tirera d’affaire ; il en a les moyens car Celui qui est avec nous est plus fort que tous ceux qui veulent notre mort.

Paton écrira plus tard : « Une immense paix s’empara de nos cœurs. Notre pauvre demeure fut comme illuminée : nous étions véritablement dans le ciel. Quelle infinie douceur que la présence de Dieu ! Peu importait la mort… elle nous tentait presque. Nous contemplions le Seigneur dans une douce communion. Nous nous entretenions, paisibles et heureux, des choses de la gloire de son Royaume. Journée inoubliable entre toutes. »

Le lion rugissant rôde. Des coups sont assenés à la porte, violents, qui ébranlent tout l’édifice et font croire que l’assaut va être donné. Cependant, rien. Les heures sont longues quand plane la mort. Au coucher du soleil, Abraham note un fait curieux :

— Missi, on ne les entend plus.

En effet, le silence règne autour de la maison : rien ne bouge. Est-ce bien vrai ? Chacun retient son souffle, n’osant y croire. Est-ce un piège ?

C’est vrai ! Plus de pas dans l’herbe, plus de paroles échangées à voix basse, plus de coups frappés à la porte. Les hommes de Paton sont trop prudents pour s’aventurer au-dehors. Ils passeront la nuit, toute la nuit sur leur garde : s’ils revenaient ?

Le lendemain, toujours rien, ni les jours suivants. Que s’est-il donc passé ? Un miracle tout simplement. Mystérieusement, Dieu a forcé les guerriers à battre en retraite et à renoncer à leurs projets criminels.

— Quel refuge que notre Dieu ! Paton et ses amis tombent à genoux pour dire merci à Celui qui vient de les délivrer.

On ne devait jamais savoir pourquoi ces hommes étaient partis.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant