L’île terrible

4
Le bateau de la Reine

Une nuit sans lune, sombre.

Autour de la station, la forêt est silencieuse, à peine troublée par quelques frissons du feuillage. Des cris d’oiseaux par moments, et c’est tout.

La maison de la mission est profondément endormie, Rien ne bouge. Et pourtant, une oreille bien exercée décèlerait des allées et venues, des pas dans l’herbe maigre. Des ombres se glissent, furtives, entre les arbres. Puis elles s’approchent avec prudence du bâtiment annexe qui sert de cuisine et qu’on a édifié à quelque dix mètres de la maison.

Soudain, un cri strident. Puis un deuxième suivi d’une galopade assourdie par les feuilles qui jonchent le sol. La porte de l’annexe est brutalement défoncée et, en un clin d’œil, tout le matériel — un précieux matériel de cuisine — est emporté dans les profondeurs de la forêt. Quelques minutes ont suffi, à peine.

Dans la maison, réveil en sursaut. Paton, maintenant habitué à de telles alertes, se lève d’un bond, allume fébrilement la lampe toujours au chevet de son lit et court vers le lieu d’où lui paraît venir tout ce vacarme. Il arrive juste pour constater les dégâts et l’ampleur du pillage.

— Catastrophe ! s’exclame le missionnaire consterné.

Vous imaginez l’existence de ces gens privés de tout ustensile, de tout matériel de cuisine ? Pas la moindre poêle pour frire le poisson. Plus de couteaux ni de fourchettes ! Allez donc faire chauffer de l’eau sans casserole, préparer la soupe ou cuire le riz sans un semblant de marmite. Voilà nos amis dans un grand embarras.

Le premier moment de stupeur passé — de telles choses vous vrillent ! — les visages crispés se rassérènent :

— C’est dur et vexant. Un sale coup pour nous ! Mais ne nous aigrissons pas. On s’en sortira… encourage Paton qui lit la consternation sur tous les visages. Notre Seigneur en a connu bien d’autres. Infiniment plus terribles ou vexatoires. Comme Lui, tout supporter doit être notre règle. C’est le chemin par excellence. Que Dieu nous soit en aide et… qu’Il nous sauve et bénisse ce peuple méchant. Tout supporter, c’est chose possible lorsqu’on songe à la vie de notre Maître.

— Vous avez raison, poursuit Abraham l’instituteur. Ça me bouleverse lorsque je pense à Jésus disant sur la Croix : « Père, pardonne-leur. »

Le lendemain, Paton mène son enquête. Il interroge en particulier Miaki, un chef influent, respecté de tous. Cet homme, qui en impose par sa haute taille et sa puissante musculature, feint naturellement de tout ignorer, ce qui n’étonne pas le missionnaire. Il se défend avec trop d’énergie pour qu’on le croie, lui qui s’indigne avec force gestes de ce qu’on puisse le soupçonner de quoi que ce soit.

— Missi, c’est une chose que je ne ferai jamais. Tu entends, jamais !

— Mais tu pourrais essayer de savoir qui a volé mon matériel, suggère Paton ? Je compte sur toi.

Miaki se fait tirer l’oreille. A la fin, sur l’insistance de John, il accepte d’intervenir, de questionner. Il fera quelque chose pour le missionnaire… Et en effet, le lendemain, il réapparaît à la station. Il rapporte une bouilloire… sans son couvercle bien entendu ! C’est tout. Mais il exige un tapis en retour.

— C’est cher, un tapis, pour une bouilloire qui vous appartient ! Enfin, estimons-nous heureux, dit Mme Paton qui devine la déception de son mari.

Une bouilloire. Eh bien ! cet ustensile devient très vite l’objet indispensable dans la cuisine, l’instrument précieux aux multiples usages. Les plus insoupçonnés. On y fait le thé, la soupe, les haricots, même la crème. Au début, on en prend son parti. C’est presque amusant. Bien vite, la gêne est grande, car on est nombreux à la station. Aussi, Paton demande-t-il à son Dieu, avec supplications, de le sortir sans tarder de ce mauvais pas, soit par des restitutions — ce qu’il n’escompte guère — soit par l’arrivée prochaine d’un nouveau matériel expédié par ses amis d’Europe.


♦   ♦

Un matin, grand émoi.

— Missi, Missi…, il y a là-bas un bateau en feu !

Ce sont les noirs qui accourent de partout, affolés.

— Missi ! On ne voit pas de flammes mais il fume comme un volcan. Peux-tu nous expliquer ce que c’est ?

Paton, imperturbable, hausse les épaules. Il ne dit mot.

— Mais viens donc voir !

— Non, répond le missionnaire, sans se départir de son calme qui contraste curieusement avec l’excitation de ceux qui le pressent. Non, je ne puis y aller tout de suite. Je dois mettre mes vêtements de fête.

— Des vêtements de fête ? Pourquoi donc, Missi ?

— Parce que c’est probablement un bateau de guerre de notre reine Victoria. Sans doute vient-on me demander si votre conduite est bonne ou mauvaise.

Les indigènes se regardent avec inquiétude puis supplient :

— Missi, viens avec nous sur le rivage. Tu verras ce que c’est.

— Pas du tout ! D’ailleurs, je n’ai pas le temps de causer avec vous. Il faut que je me prépare avec soin, que je fasse toilette pour accueillir les envoyés de la reine, dignement.

Au bout d’un moment, les Tannésiens, qui n’ont pas bougé mais suivent les faits et gestes de Paton, l’interrogent avec anxiété :

— Missi !

— Quoi donc ?

— Dis-nous… Te demanderont-ils si… nous avons volé ?

Paton, qui attendait cette question, s’empresse de leur dire :

— Je le pense.

— Et que diras-tu ?

— La vérité.

— Non, Missi ! Surtout, ne dis rien…

John considère du coin de l’œil ses interlocuteurs qui ne peuvent cacher leur frayeur.

Presque à l’unisson, ils insistent :

— Surtout ne dis rien et nous rapporterons tout ce qui t’appartient. On ne te volera plus, nous te le promettons. Tu peux compter sur nous.

— Alors, faites vite. Tandis que je me prépare à rencontrer le grand chef du vaisseau de guerre, allez me chercher tout ce que vous m’avez pris et apportez-le moi. Faites vite !

Une demi-heure plus tard, on accourt vers la station pour restituer qui un pot, qui une casserole, qui une fourchette ou un couteau. Les objets précieux s’entassent sur la table sous les yeux de Mme Paton émerveillée et reconnaissante.

— Bien ! Posez tout ça ici, je n’ai pas le temps de vous parler maintenant, répète Paton qui se rase devant la glace, sans même détourner la tête, comme si ces restitutions le laissaient indifférent. Il prend tout son temps pour sa toilette ; il la prolonge à plaisir, jouissant malicieusement de l’effet magique du bateau.

— C’est providentiel ! pense-t-il en ajustant sa cravate.

Bon dernier, inquiet, Miaki le chef vient s’informer :

— Missi, as-tu tout récupéré ?

Paton se gratte la tête car il est difficile de faire, d’un seul coup d’œil, l’inventaire des objets manquants. Cependant, le souvenir du couvercle de la bouilloire lui revient en mémoire :

— Non, répond-il brusquement. Et le couvercle de ma bouilloire, où est-il ?

— Rassure-toi… et n’en parle pas. D’ici demain, tu l’auras. Je l’ai fait chercher à l’autre bout de l’île.

— La bonne histoire ! s’exclaffe le capitaine Vernhon quand il apprend, deux jours plus tard, le récit de la restitution du matériel de cuisine. Nous avons bien fait de faire escale à Tanna.

Pour être agréable au missionnaire qui le lui suggère, le capitaine invite les chefs indigènes à visiter le navire. Ils sont impressionnés par les costumes rutilants des officiers à bord qui ont revêtu leur tenue d’apparat pour les accueillir et les honorer. Un présent est remis à chacun. C’est donc rassurés et contents qu’ils s’en retournent dans leur demeure.

Quant à Paton et à ses amis, ils ne cessent de bénir Dieu pour cette extraordinaire délivrance.

— Une délivrance à point..., songe Mme Paton qui range avec amour les ustensiles dans l’annexe de la station. Pas un objet ne manque à l’appel. C’est merveilleux !

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