La valise introuvable

HUMBLE LOGIS

Deux petites ombres s’enfoncent à pas pressés dans les rues étroites et tortueuses des quartiers populeux de la ville. Les réverbères, placés à l’angle des vieux immeubles, éclairent mal ces lieux obscurs. Les maisons sont hautes et les toits, qui semblent presque se toucher là-haut, laissent juste apparaître un ruban de ciel étoilé. Les magasins sont tous fermés, et, à cause de l’heure tardive, la vie s’en est allée de ces endroits, d’ordinaire si animés. Çà et là cependant, on trouve encore cachées dans l’ombre quelques personnes assises devant leur porte qui devisent bruyamment, sans égard pour les voisins qui se préparent au sommeil. Ces gens goûtent la fraicheur du soir avant de regagner leur demeure surchauffée. Lorsqu’on s’approche d’eux, les éclats de voix se modèrent, la conversation ralentit et meurt. On ressent alors une gêne indéfinissable parce qu’on devine, dans ces ténèbres, des yeux qui vous épient sans indulgence. Et lorsqu’on a dépassé ces groupes attardés, le babil, un instant interrompu, reprend de plus belle et l’on se demande si les propos moqueurs qu’on entend derrière soi ne font pas écho à quelque remarque malveillante sur votre compte. Les gens cachés sont toujours impitoyables.

Maryse est indifférente à tout cela ; elle suit son petit guide sans dire un seul mot, trop heureuse de ne plus être seule. La présence de ce petit gars qu’elle connaît à peine, la rassure pleinement.

On tourne à gauche, puis à droite... et encore à gauche. Maryse ne serait pas capable de retrouver son chemin dans ce décale obscur.

— C’est loin, demande-t-elle ?

— Encore deux rues.

Pierrot se faufile dans une ruelle plus étroite, malodorante et sale, puis vingt mètres plus loin, s’engouffre dans un couloir très sombre. Il n’y a pas un brin de lumière, mais notre garçon connaît biences lieux si familiers pour lui ; il avance sans hésitation, sans penser que Maryse est encombrée de sa valise. Elle ferme les yeux, traîne les pieds sur le sol inégal et tend la main en avant pour se quider. Une odeur âcre la saisit à la gorge. Où va-t-elle ? Tout à l’heure, notre fille était pleine de confiance en suivant son nouvel ami ; maintenant, elle voudrait reculer, fuir. Elle ne sait trop dans quelle maison et dans quelle famille elle va échouer. La pauvreté des lieux l’inquiète : Si c’était un bouge, quelque endroit malfamé ? Elle est une fille sans défense !

Maryse n’a pas le temps de fuir, et d’ailleurs ce serait inutile. La porte du fond s’ouvre brusquement et un peu de lumière vient l’éclairer. L’enfant se surprend dans l’attitude grotesque de celui qui tâtonne.

— Maman, je t’amène Maryse.

Une silhouette apparaît sur le seuil.

— Entre vite ! Tu dois avoir peur. Pierrot m’a raconté…

— Merci, Madame, de me prendre chez vous. En effet, je me demandais où j’allais passer la nuit ; cela ne m’enchantait pas de dormir à la belle étoile.

Sans plus de façon, Maryse est introduite dans la cuisine, une grande pièce mal éclairée et d’un aspect minable qui saisit l’enfant habituée à un certain confort. Dans la pénombre, on distingue avec peine un grand sommier posé par terre. En face, une crédence vétuste sur laquelle s’entassent bouteilles et assiettes jaunies. Une table ronde, branlante, sans tapis, occupe le milieu de la pièce. Ajoutez à cela trois chaises misérables et un petit fourneau haut sur pied placé devant la cheminée, et vous aurez tout le mobilier de cette cuisine.

On le sent bien vite, la misère est dans cette maison, ce qui n’échappe pas à Maryse. Aussi son cœur se serre-t-il à la pensée de devoir vivre là, plusieurs jours, au milieu de ces pauvres gens. Une chose cependant réconforte et rassure l’enfant : la propreté de cette demeure.

La maman qui l’accueille est grande et son visage plein de tristesse. On lit la souffrance sur ses traits amaigris.

La filette s’assied sur la chaise qu’on lui présente et pose sa valise sur ses genoux. Maryse devine qu’elle va subir un interrogatoire serré.

— Alors, petite, tu es à Valence à cause des trains ?

— Eh oui, Madame !

— Et où allais-tu ?

— A Soultz, en Alsace.

Marise doit raconter avec force détails ce qu’elle va faire et qui elle va voir. Révéler aussi combien de temps durera son séjour, puis donner des précisions sur les siens, sa maison, la rue qu’elle habite, le métier de son père…

— As-tu mangé ? demande la dame après un bon quart d’heure de conversation.

— Oui, Madame ! J’ai tout ce qu’il me faut.

— Tu n’as pas soif ?

— Un peu, Madame !

On lui tend un verre rempli d’eau fraîche qu’elle vide d’un trait sous les regards curieux de son jeune ami. Maryse en est tout intimidée.

— Tu dois être fatiguée, petite !

— Pas trop, Madame !

— Ecoute moi bien : tu vas te coucher tout de suite car tu as eu une journée épuisante. Je voudrais t’offrir une belle chambre, pour toi toute seule, mais nous sommes pauvres, vois-tu, et mal logés. J’ai mis un matelas par terre et tu dormiras dessus ; ce sera mieux que les bancs du boulevard. Tu auras au moins un toit.

— Je vous remercie beaucoup, Madame. Vous me tirez d’affaire, vous savez, et je me contenterai volontiers de ce que vous me donnez.

Maryse est introduite dans l’unique chambre de l’appartement, la pièce à côté. A droite, une petite commode se voit à peine car la lumière vient de la cuisine ; à gauche, le lit de Pierrot sans doute.

La maman a déjà préparé le matelas pour Maryse. C’est plutôt un grabat qu’elle a placé tout près de la fenêtre grande ouverte.

— Nous n’avons que cette petite couverture à te donner, dit-elle en lui tendant quelque chose de vaguement laineux. Je pense qu’elle suffira.

— Bien sûr, Madame ! On n’est pas en hiver.

— Je te conseille de te coucher tout habillée, comme cela tu ne seras pas surprise par le froid. L’air est tout de même frais, le matin.

Maryse a vite fait de s’installer. Elle s’allonge sur le matelas qu’elle trouve un peu dur puis, la maman de Pierrot qui suit tous ses mouvements, la recouvre avec soin de la couverture. Ensuite elle se penche jusque vers elle et dépose un gros baiser sur la joue de l’enfant en lui disant :

— En voilà un de la part de ta maman.

Pierrot, sans qu’on ait eu besoin de l’y inviter, s’est enfilé tout habillé dans son petit lit qui grince affreusement.

Maryse n’a pas l’habitude de se coucher ainsi, mais elle est trop lasse pour regretter quoi que ce soit. Du reste, elle a toujours vu que dans toute aventure il y a des heures difficiles, justement pour que l’aventure soit une aventure.

— Mes enfants, dormez bien, dit la dame d’une voix douce. Et surtout ne parlez pas afin de vous endormir plus vite. Bonne nuit !

— Bonne nuit aussi, répond Maryse. Pierrot n’a pas réagi, comme si le « bonne nuit » de sa maman ne le concernait pas. Il se retourne plusieurs fois sur ses ressorts bruyants.

— Il va m’empêcher de dormir, pense-t-elle, songeuse.

La porte s’est fermée brusquement et la pièce est maintenant plongée dans l’obscurité. Pierrot ne dit mot et Maryse n’ose l’interroger après la recommandation qu’elle vient d’entendre.

— Elle paraissait bien pressée de nous expédier, pense-t-elle tout bas. Il est vrai que les aiguilles ont tourné ! Il faut dormir tout de suite pour être plus vite à demain.

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