Apologie du Christianisme

2.3.2 Le niveau inférieur ou le nirvana des bouddhistes

L’histoire des Indous, dit-on, prouve que la foi à l’immortalité n’est pas innée chez l’homme ; car, si elle était inhérente à son être psychique et moral, comment s’expliquerait-on la naissance et les destinées du bouddhisme, les succès prodigieux de cette religion désespérée qui compte, aujourd’hui encore, plus de sectateurs que le christianisme, et dont la doctrine se résume en un seul mot : le nirvana ou l’anéantissement ? Nous n’éluderons pas l’objection, comme on l’a fait maintes fois, en alléguant que le nirvana bouddhiste n’est pas le néant absolu. La discussion de ce point est parfaitement oiseuse, du moment que nos personnalités, au sens avéré de la doctrine, doivent être englouties dans l’abîme universel : Que les éléments de mon être soient dispersés aux quatre vents des cieux comme une poussière impalpable, est-ce mon être encore ? Dirai-je que mon corps ne meurt pas entièrement parce qu’il sert à engraisser la terre ? Laissons là les subtilités ! En bon français, le nirvana est l’anéantissement pur et simple.

Ainsi entendue, l’objection est sérieuse et mérite un scrupuleux examen ; mais qui sait si elle ne se changera pas en preuve, une fois le problème résolu ? On constate dans l’histoire des religions tant d’anomalies, de phénomènes morbides se déployant sur une vaste échelle, que vraiment on peut s’attendre à tout. Le bouddhisme est une navrante insanité, d’autant plus étrange qu’elle parlait de bonnes intentions, que son idée mère était légitime et pure ; mais il est plus facile à expliquer psychologiquement et historiquement que les pratiques odieuses du culte de Moloch et d’Astarté. Ici, nous avons assisté à un prodige infernal de cruauté et de bassesse ; là, il s’agit d’une erreur colossale, mais noble à ses débuts ; il s’agit d’un cœur brisé par le spectacle des souffrances humaines, et d’une raison égarée à force de sensibilité ; il s’agit d’une conscience droite, où la foi religieuse a été tarie sous l’influence d’un milieu desséchant.

Les vérités, que le bouddhisme réduit presque à zéro sur le terrain des croyances, abondent dans sa morale, et ses enseignements ont devancé à quelques égards les principes de l’Evangile. Çakya-Mouni, surnommé le Bouddha, c’est-à-dire le « saint, » par la vénération de ses disciples, s’est élevé au-dessus de l’institution des castes, cette pierre angulaire du brahmanisme ; il a prêché l’égalité de tous les hommes, la fraternité universelle, le pardon des offenses, l’aumône, la charité inépuisable envers les déshérités. Il disait dans une de ses prédications les plus authentiques, celle qu’on a appelée le « sermon sur la montagne » du bouddhisme :

« L’homme parfait n’est rien s’il ne se répand pas en bienfaits sur les créatures, s’il ne console pas ceux qui sont affligés. Ma doctrine est une doctrine de miséricorde ; c’est pourquoi les heureux du monde la trouvent difficile… Mais la voie du salut est ouverte à tout le monde, la naissance ne condamne aucun être à l’ignorance et au malheur.… Celui-là se trompe, qui croit pouvoir fuir ses passions en s’établissant dans l’asile des montagnes et des ermitages ; le meilleur refuge contre le mal, c’est la saine réalité. »

Bien plus, il a prêché d’exemple, il a payé de sa personne ; au précepte il a ajouté l’action ; ou, pour mieux dire, et telle fut sans doute la principale cause de son succès, l’action est venue avant le précepte. Héritier présomptif d’une couronne royale, il y renonce sans retour et se fait ascète mendiant en dépit des résistances de toute sa famille. C’était, dit-on, en 594 avant l’ère chrétienne ; il avait alors vingt-huit ans. Au moment de jeter un dernier regard sur la ville de ses pères, qu’il avait quittée furtivement au milieu de la nuit, il dit d’une voix douce :

« Avant d’avoir obtenu la cessation de la naissance et de la mort, je ne rentrerai pas dans Kapilavastou ; je n’y rentrerai pas avant d’avoir obtenu la demeure suprême exempte de vieillesse et de mort, ainsi que l’intelligence pure. »

Le jeune prince a tenu parole, il a consacré le reste de sa longue vie (il est mort octogénaire) à ce qu’il croyait être l’affranchissement du mal. N’exagérons rien, toutefois. Il ne faut pas amplifier ses mérites jusqu’à le comparer à Jésus-Christ, comme on l’a tenté à la légère dans une intention qui se devine. Non seulement il n’a jamais prétendu qu’il fût le Sauveur du monde, ni que le bonheur universel fût lié à sa personne, mais, au début, il n’avait même pas l’idée de remplir une mission humanitaire, et ce n’est point par dévouement à autrui qu’il a quitté père, femme et enfant : il ne songeait alors qu’à lui-même, à résoudre pour son propre compte l’énigme de la destinée.

Comment échapper à la loi cruelle des transmigrations sans fin, dont le brahmanisme faisait son dogme capital et qui lui servait à opprimer les consciences ? Comment sortir de ce cercle fatal qui condamne les âmes à renaître sous des formes toujours nouvelles, animales ou autres ? Comment dissiper cette vision intolérable qui fait de l’avenir un enfer ? En un mot, comment en finir avec le malheur de l’existence ? Telle est la question que le Bouddha se pose et dont il cherche obstinément la solution. Noble tourment ! Enfin, après six années de méditations solitaires pendant lesquelles, pour s’éprouver lui-même, il se livre à toutes les austérités, il estime avoir trouvé la réponse et se demande s’il en fera part à d’autres. Il conclut d’abord par la négative, craignant de l’opposition. Mais un médecin qui, découvrant un précieux remède, le garderait pour lui seul, ne mériterait pas le nom d’homme. Or, Çakya-Mouni est un homme de cœur, il a l’âme trop généreuse pour hésiter longtemps, et il va prêchant avec le zèle d’un apôtre ce qu’il appelle « la bonne nouvelle du salut, » la propageant par la seule force de sa conviction et de son éloquence persuasive et populaire.

Cette doctrine, qui allait révolutionner l’Inde et jouir d’une immense fortune dans tout l’extrême Orient, spécialement en Chine, où le terrain était mieux préparé que partout ailleurs, cette doctrine, nous l’avons dit, est celle du nirvana ou de l’anéantissement, promis comme récompense à ceux qui auront pratiqué la vertu parfaite. On s’élève à cet idéal, — nous dirions, nous : on descend dans ce gouffre ! — par une série de degrés. La bienveillance, la pureté, l’aumône, le renoncement ne sont que les vertus ordinaires ; elles doivent conduire à la contemplation et à l’extase, puis à l’indifférence, puis à l’extinction de tout désir, enfin à la cessation de la pensée même. Arrivée à ce point, l’âme est mûre pour être absorbée par le non-être : elle touche aux parvis sacrés du nirvana.

Quel soulagement pour elle que d’arriver au terme de cette lamentable odyssée ! Le bouddhisme est la réaction naturelle de l’âme humaine, faite pour le bonheur, contre le panthéisme écœurant des brahmanes, qui la condamnait à être ballottée A jamais d’une existence à l’autre, comme une épave est le jouet des flots de l’Océan. Lasse d’une lutte sans trêve, d’une vie sans but, démoralisée à la perspective d’un cycle indéfini de pénitences et d’expiations, elle a protesté comme elle a pu, et s’est jetée, éperdue, dans l’abîme du néant. Le brahmanisme portait donc le bouddhisme dans ses flancs, et celui-ci devait nécessairement en sortir tôt ou tard, comme un abcès douloureux accuse un désordre dans l’organisme.

Mais, quel dommage que Bouddha n’ait pas visé plus juste, qu’il n’ait pas mis le doigt sur le vice fondamental de la religion officielle ! Il n’en a vu que les conséquences fâcheuses, il n’en a pas pénétré les principes, il ne l’a point percée à jour ; et, loin de faire voler en éclats le savant appareil de sophismes dont elle s’est affublée, il en a accepté les prémisses comme des axiomes indiscutables, se bornant à en prolonger les lignes. Au fond, il n’est toujours qu’un élève des brahmanes, à peine émancipé. Que n’a-t-il étudié l’histoire de son peuple avec une pleine indépendance d’esprit ! Que n’est-il remonté jusqu’aux Védas ! Il y eût trouvé, avec la foi en Dieu, une foi positive à l’immortalité, et même, chose rare, à une immortalité bienheureuse :

« Où la vie est libre, dit un hymne à Soma (le Haoma des Iraniens), dans le troisième ciel, où les mondes sont radieux, là, rends-moi immortel !

Où sont les souhaits et les désirs, où est la coupe du brillant Soma, où sont l’abondance et la jouissance, là, rends-moi immortel !

Où il y a bonheur et délices, où résident le plaisir et la joie, où sont accomplis les plus chers de nos désirs, là, rends-moi immortel ! »

Si le réformateur indou s’était inspiré de ces cantiques d’autrefois, il eût compris que le brahmanisme n’était qu’une néfaste déviation, un travestissement de la foi des pères ; il eût constaté que le dogme de la métempsycose, qui causait son tourment, n’était pas dans le credo de ses ancêtres, que c’était une excroissance étrangère, un apport de l’élément aborigène ou chamitique ; et dès lors, sûr de posséder la vraie tradition, il eût pu combattre ses maîtres, devenus ses adversaires, au nom des livres sacrés eux-mêmes, et se poser, sans honte et sans faiblesse, comme le restaurateur de la religion nationale. Mais il a fait tout le contraire ; il a achevé la ruine de la foi primitive. Absorbé par son idée fixe de supprimer la vie future, il n’a pas songé à regarder en arrière, il n’a pas réfléchi que la connaissance du passé donne souvent la clef de l’avenir ; son cœur a troublé sa raison. Il lui a manqué ce sens critique, qui est comme l’instrument de précision dans la recherche du vrai ; il lui a manqué surtout cette sérénité du philosophe qui domine les questions, ce regard d’aigle qui voit les choses de haut et de sang-froid.

C’est déjà quelque chose, sans doute, c’est déjà beaucoup d’avoir ébranlé, sinon brisé, le joug des brahmanes, et aboli en principe le régime des castes, d’avoir prêché l’amour et la miséricorde, et, ce qui vaut mieux encore, d’avoir donné l’exemple de ces vertus. Ah ! s’il était né quelques siècles plus tard et s’il avait connu la vérité chrétienne, avec quelle ardeur il l’eût embrassée ! Qui sait ? Peut-être serait-il devenu un autre saint Paul, à en juger par le zèle qu’il a mis à prêcher une erreur déplorable. Mais, patience ! cette vérité qu’il a en vain cherchée, et dont la privation lui faisait désirer le néant, nous espérons qu’un jour il la contemplera à loisir, et qu’il sera tout heureux alors d’en finir avec son nirvana… Oui, les préceptes moraux du bouddhisme, ceux du moins qui se rapportent au premier échelon de la sagesse, sont d’une admirable pureté, et la grande et sympathique figure de Çakya-Mouni demeure une des apparitions les plus merveilleuses des temps antiques.

Il n’en reste pas moins qu’il a fait fausse route, qu’il a été dupe d’une véritable hallucination ; qu’un système ayant pour mobile le dégoût de la vie et pour couronnement le non-être est vicieux dans son essence ; que cette morale si élevée, enfin, est tout simplement contradictoire, puisqu’elle a pour idéal un état de passivité complète, d’indifférence à l’égard de tout ce qui existe, êtres et choses, bonheur et vertu, souffrances et joies, et qu’elle vise en fin de compte à se perdre dans un nihilisme absolu.

Les savants européens qui portent cette religion aux nues et voient en elle la preuve triomphante que la foi à l’immortalité n’est pas un besoin instinctif de l’âme humaine, disent-ils le fond de leur pensée ? Oh ! que Bouddha doit leur paraître naïf ! Que de peines, que d’efforts surhumains pour obtenir la grâce du néant ! Traîne-t-il assez les choses en longueur ! S’il avait eu un peu de bon sens (je me mets à la place des modernes), il eût fait moins de métaphysique et employé un procédé plus simple et plus court, bien connu en Occident, recommandé par les Stoïciens et d’autres, pratiqué aux époques de décadence, même par les Caton ; il eût rassemblé ses disciples et leur eût tenu ce discours une fois pour toutes : « Mes chers amis, séchez vos larmes ! Si vous souffrez, suicidez-vous ; si vous ne souffrez pas, jouissez de vos restes ; mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » On est surpris que l’idée ne lui en soit pas venue. Comment ! Voilà un homme de cœur et de génie qui passe six ans de son âge mûr à se martyriser le corps et à se torturer l’esprit dans la solitude,… pourquoi ? pour gagner le ciel ? On l’eût compris ; d’autres peuples le font bien ! Pour trouver un remède contre la mort ? un élixir de longue vie ?… non, pour trouver un remède contre l’immortalité ! pour arriver à se persuader à lui-même qu’il ne vivra pas aux siècles des siècles, pour extirper du cœur des hommes la croyance à l’éternité !

Ce n’est donc point par conviction, mais en désespoir de cause, que le Bouddha fut conduit à son dogme du nirvana. Et notez que ce dogme implique la réalité d’un au-delà, bien loin de la nier : son seul but est d’empêcher que cette vie future ne se prolonge indéfiniment. Aussi les méchants ont-ils tout à craindre après leur mort ; le néant ne sera la récompense que des hommes vertueux qui auront fait mourir toutes leurs passions. Vous vous étonnez qu’une morale aussi pure que celle du réformateur indou ait pu germer sur le sol de l’athéisme ? L’explication s’offre d’elle-même. Çakya-Mouni, quoique athée, n’était nullement impie ; son incrédulité n’était pas absolue, du moment qu’il retenait encore un des éléments les plus précieux de la religion de tous les peuples, la croyance à un monde invisible en relation avec celui-ci, pour rendre à chacun selon ses œuvres. Ce n’est pas à bon droit qu’on invoque un tel système en faveur du principe de la « morale indépendante, » puisque la loi du devoir y trouvait une sanction positive après la mort.

Qu’on cesse donc de faire étalage de ces « trois ou quatre cent millions » de nos semblables qui ne croient point à la vie éternelle ! La vérité est que cette religion a tout fait pour se débarrasser du cauchemar de la vie future, et qu’elle n’y a pas réussi entièrement. Que devons-nous en conclure, sinon que le bouddhisme est la démonstration la plus éclatante de notre thèse : la croyance à l’immortalité est un besoin inhérent à la nature humaine.

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