Apologie du Christianisme

2.3.3 Le niveau supérieur ou la terre des momies

Non seulement les Egyptiens croyaient au monde invisible, mais aucune nation de l’antiquité n’a affirmé avec plus d’énergie sa foi à la survivance de l’homme dans les « demeures éternelles » et à la rétribution à venir. Leur préoccupation constante est la pensée de la mort, ou plutôt de la condition des âmes au lendemain de la mort, car toutes les actions humaines ont leur contre-coup inévitable dans l’existence ultra-terrestre, et seront pesées à la balance du jugement. Telle est leur conviction intime, et c’est peut-être ce qui donne à leurs mœurs un caractère de modération, d’honnêteté et de moralité relatives. Révérant l’autorité, honorant la famille, ils ont, avec le culte des traditions et des souvenirs, le respect de la femme et l’amour des enfants. Laborieux, industrieux, prudents, patients, économes, ils affectionnent par-dessus tout l’ordre et la régularité ; leur esprit est essentiellement conservateur. Ils ont la passion de la durée, et c’est la seule qu’ils aient jamais eue, ou du moins c’est la passion maîtresse qui chez eux a absorbé les autres : à l’inverse des Indous de la troisième période, ils ont soif d’éternité.

Quand le défunt pénètre dans les régions infernales, Osiris, le juge suprême, lui dit : « Ne crains pas, en m’adressant la prière pour l’éternelle durée de ton âme. » Ce mot est significatif. Les Egyptiens attendent et espèrent, non la vie éternelle, au sens biblique du terme, mais la durée éternelle, notion qui n’implique nullement après cette vie un mode supérieur d’existence. Il ne faut donc pas vanter outre mesure la qualité de leurs espérances immortelles, ni s’imaginer que le monde visible est à leurs yeux celui des vaines apparences, des ombres qui passent, et le royaume d’outre-tombe la demeure des véritables vivants. Cette supposition, émise naguère par sympathie, est trop optimiste. La perspective de l’autre monde, tel que les Egyptiens le représentent dans leurs mythes, n’a pas de quoi les réjouir. Leur conception de l’au-delà est très différente de celle qui avait cours en Grèce, mais on ne peut dire qu’elle la surpasse en vertu consolatrice.

Gens pratiques avant tout, peu enclins aux grandes envolées, ils prisent moins que les Hellènes la faculté pensante et ne songent guère à la valeur intrinsèque de l’esprit : ils n’oublient jamais ses attaches matérielles. N’ayant pas l’idée que l’âme puisse être immortelle par essence, abstraction faite du corps, et ne connaissant pas le Dieu vivant qui, par un acte souverain, est capable de ressusciter les morts comme il a créé tous les êtres, ils sont privés également des ressources de l’idéalisme grec et des avantages du réalisme hébreu. Tout l’effort de leur spéculation tend à maintenir la continuité entre ce qui était et ce qui sera, à rapprocher de façon ou d’autre les éléments séparés par la mort, et ils tâtonnent dans les ténèbres à la recherche de l’unité brisée.

Ils statuent entre l’âme du décédé et sa dépouille inanimée un lien si étroit, une dépendance si complète, que le sort de la première n’a vraiment plus rien d’enviable :

« Chaque progrès de la décomposition (du cadavre) lui enlevait quelque chose d’elle-même : sa conscience s’atténuait graduellement jusqu’à ne lui laisser qu’une forme inconsistante et vide, enfin effacée quand plus rien ne restait du cadavre… L’usage s’établit donc de mener les morts à la montagne et de les confier à l’action préservatrice des sables ; puis on chercha des procédés artificiels pour obtenir à volonté cette incorruptibilité de la larve humaine sans laquelle la persistance de l’âme n’est qu’une agonie prolongée inutilementd. »

d – Maspéro, ouv. cité, p. 112.

Ils ont foi à la vie future « plutôt par une horreur instinctive de l’anéantissement que par un désir raisonné de ne point périr. Le regret du monde lumineux que l’âme avait quitté troublait sans trêve son existence inerte et morne. » Aussi l’anéantissement était-il tenu pour le châtiment final réservé aux méchants. N’est-il pas curieux de constater que le même sort futur, l’extinction totale de la personnalité, était considéré en Inde comme le souverain bien et en Egypte comme le pire des malheurs ? Toutefois, avant leur annihilation, les réprouvés de la terre des momies avaient à souffrir mille tortures. Ils entraient dans le corps d’animaux immondes, ou, sous la forme d’esprits malfaisants, ils revenaient ici-bas inquiéter les hommes et s’attacher à leur perte !

Le juste lui-même, parce qu’en sa qualité d’homme il avait été nécessairement pécheur, ne pouvait arriver à la béatitude sans avoir traversé bien des épreuves, soutenu de terribles combats contre des animaux fantastiques, dont il ne triomphait qu’en s’armant de formules sacramentelles et en prouvant sa science des choses divines, c’est-à-dire son initiation.

On peut dépeindre les Egyptiens d’un trait en nommant les pyramides, ces sépulcres grandioses, monuments de leur foi et symboles de leur génie. Tandis que les Grecs songent moins à durer qu’à devenir, moins à éterniser ce qui est qu’à atteindre ce qui doit être, l’idéal des riverains du Nil est toujours la permanence. Evidemment, ils aspirent à l’immuable. Ils ne se soucient guère du confort de la vie présente, mais ils ne reculent devant aucun sacrifice pour se construire des tombeaux où ils puissent reposer à leur aise, une fois trépassés, et qui leur offrent toutes les garanties de bien-être et de stabilité.

De là aussi l’immobilisme de leur civilisation. Moulés sur des types conventionnels et invariables, leurs beaux-arts sont restés stationnaires de siècle en siècle, et, parmi les rares documents que nous ayons de leur littérature, le plus fameux est encore un Rituel funéraire. Platon, qui s’autorise de leur exemple pour bannir de sa « république » la poésie et les divertissements profanes, parle d’eux en ces termes :

« En Egypte, il est défendu aux peintres et aux autres artistes de rien innover dans leur art, ni de s’écarter jamais des règles établies. Aussi y trouve-t-on des ouvrages de peinture ou de sculpture faits depuis dix mille ans, qui ne sont tous ni plus ni moins beaux que ceux d’aujourd’hui, et qui sont travaillés sur les mêmes règles : vrai chef-d’œuvre de législation et de politiquee. »

eLes lois, liv. II.

Le ton de l’éloge mis à part, la description est exacte. C’est la liberté, la spontanéité, l’initiative qui ont manqué aux Egyptiens. Raides et compassés, emprisonnés dans les formes sacerdotales, ils ressemblent déjà de leur vivant à des momies entourées de bandelettes. Fascinés par la perspective du tombeau et, en quelque sorte, paralysés à sa vue, ils ont ignoré le progrès. Chose singulière, aux deux antipodes du continent asiatique, les deux plus anciens empires ont eu le même destin, et cela pour des causes inverses ! En Chine, tout élan est arrêté, tout progrès suspendu, parce que le regard oblique vers la terre, et ne sait ni viser au-dessus, ni plonger au delà. Sur les bords du Nil, la vie présente est absorbée par les visions d’outre-tombe : il ne vaut pas la peine de rien changer à ce qui est quand le sépulcre est déjà ouvert. Les extrêmes se touchent ; le défaut engendre les mêmes résultats que l’excès.

L’âme ardente de Moïse, qui savait cela mieux que nous pour l’avoir constaté de ses yeux, en a-t-elle été douloureusement saisie ? Il paraît s’en être souvenu plus tard, alors qu’il fut chargé de l’éducation des tribus de Jacob, et il n’eut garde de les pousser dans la même voie. On s’est souvent étonné, et non sans raison, de l’absence presque totale d’allusions à la vie future dans les premiers livres de l’Ancien Testament ; et, certes, de la part d’un législateur qui avait grandi à la cour des Pharaons, cette lacune est trop étrange pour n’être pas intentionnelle. C’est bien vers l’avenir qu’il dirige les regards de son peuple, mais cet avenir se déploiera sur le théâtre de l’histoire ; c’est bien de religion qu’il lui parle, mais d’une religion qui s’adresse aux vivants et non point aux morts ; c’est sur la terre et pour la terre qu’il fonde l’édifice de l’ancienne Alliance. Israël n’a d’existence que par rapport au Messie, et aussi longtemps que cette pensée prophétique n’est pas suffisamment enracinée dans son sein, il serait dangereux pour sa mission historique et prématuré pour sa foi de le laisser fixer son regard sur les mystères de l’autre monde.

*

Arrivés au terme de cette revue des religions humaines, quelle sera notre appréciation finale ? Longtemps les chrétiens se sont montrés injustes envers le paganisme antique. Ne le trouvant pas digne d’un examen approfondi, il leur était facile de le condamner en bloc et de n’y voir qu’un amas de doctrines menteuses et de pratiques perverses. « On pensa qu’il était aussi nécessaire de croire que les autres religions venaient du diable que de croire que la nôtre est venue de Dieu. » (Dr G. M. Grant.) Mais ce dédain était celui de l’ignorance ; et aujourd’hui que, grâce aux magnifiques découvertes dont s’honore notre siècle, les vieilles civilisations sortent de la poussière où elles dormaient depuis des milliers d’années, il se produit en sens inverse une réaction qui ne laisse pas d’être excessive. On n’est pas loin « d’adorer ce qu’on avait brûlé » et d’effacer toute ligne de démarcation entre la religion biblique et ses rivales ; tendance généreuse peut-être, mais à laquelle il n’est pas permis de sacrifier les droits de la vérité.

Il importe, croyons-nous, de distinguer dans le paganisme entre la piété des individus et les systèmes traditionnels. L’Evangile est à la fois très sévère pour ceux-ci et très bienveillant pour ceux-là. Tout en niant que les faux dieux puissent sauver, il ne réprouve nulle part les âmes sincèrement pieuses, ni ne conteste qu’elles soient les objets de la faveur divine. « En toute nation celui qui craint Dieu et pratique la justice lui est agréable. » (Actes 10.35) Scipion l’Africain commençait chaque journée en implorant Jupiter avec ferveur et lui attribuait ensuite tout le mérite de ses victoires : avait-il tort de se sentir exaucé ? Si les Indous n’avaient jamais éprouvé l’efficacité de la prière, auraient-ils eu l’idée d’en élever le rite, Brahma, au rang du Dieu suprême ? La mère affligée à qui Jésus dit un jour : « O femme, ta foi est grande ! » était une « Syro-phénicienne » qui le voyait sans doute pour la première fois. Une pauvre négresse, entendant parler du Christ, s’écria : « C’est lui ! je le connais, mais j’ignorais son nom. » Donc, respectons le mystère de la vie intime : la prière du cœur n’est jamais inutile devant Celui qui sonde les reins et ne fait point acception de personnes. »

Il est certain, en outre, que la Providence « ne s’est pas laissée sans témoignage parmi les nations » et que son gouvernement général a présidé à leur évolution religieuse. De là vient qu’au milieu de la nuit païenne on voit percer çà et là d’admirables rayons qu’on croirait descendus du ciel ; qu’en dépit de l’idolâtrie envahissante l’image de Dieu brille encore, et souvent d’un très vif éclat, et que, du sein des orgies qui ont souillé les autels, retentit parfois une protestation éloquente et indignée. J’admets que les grands hommes dont nous avons esquissé la pensée ont fait ici-bas une œuvre providentielle ; que la réforme religieuse qui porte le nom de Zoroastre a dû son impulsion première à une influence d’en haut ; que Socrate et Platon ont paru à l’heure voulue pour donner son suprême essor à la spéculation des Hellènes ; j’admets que, malgré son athéisme, le Bouddha a été suscité pour être l’incarnation vivante du génie de son peuple, dont il a poussé à ses dernières limites l’erreur fondamentale par son idéal à rebours et élevé les beaux côtés à leur plus haute puissance dans sa morale noble et pure. J’admets que Con-fucius était, pour ainsi dire, prédestiné à résumer en sa personne le caractère et les aspirations du Céleste empire. J’admets, enfin, que l’Esprit de Dieu a plané sur le chaos du paganisme et que ces héros de la pensée, à la vue desquels on s’étonne que l’homme puisse être à la fois « si grand… et si petit ! » ont à leur manière préparé les voies à l’Evangile.

Mais le paganisme, dans ce qu’il a de meilleur, n’est que l’épanouissement naturel du divin que chaque homme porte en soi ; il nous montre l’homme à la recherche de Dieu et impuissant à le retrouver. Il est parfois l’expression vibrante des besoins infinis de notre être ; mais il n’a donné pleine satisfaction ni au sentiment religieux, ni aux postulats de la conscience, ni aux droits du cœur. Nous y avons observé de précieuses vérités ; mais la vérité, au singulier, nous ne l’y avons découverte nulle part. Elle y est partout à l’état fragmentaire, à l’état de membra disjecta, partout mutilée et tronquée, par conséquent faussée. Elle renferme encore, si l’on veut, des matières organiques, on sent qu’elle a eu la vie, mais surtout on sent qu’elle a vécu : c’est un corps en décomposition.

En somme, Dieu a laissé les païens faire leurs expériences, et, comme dit saint Paul, « marcher dans leurs propres voies, » en attendant de se manifester à eux par l’Evangile. S’il a exaucé leurs prières individuelles dans certains cas, il ne les a point favorisés d’une révélation spéciale, ayant une valeur collective et une portée universelle. Les croyances n’ont de vertu salutaire que dans la mesure où elles sont inspirées d’en haut, par ce Verbe divin qui est à la fois force et lumière, parce qu’il est vie. Voilà ce qui manque aux systèmes païens les meilleurs et ce qui fait, en revanche, le caractère saillant de l’Ecriture sainte.

Ces religions, dit Henry Drummond, peuvent être les développements de l’homme naturel, mental ou moral… Ce qui donne au christianisme seul, parmi toutes les religions de l’humanité, l’étrange marque de la divinité, c’est l’infusion d’une nouvelle vie, d’une qualité ne ressemblant à rien autre chose dans la nature f.

fLes lois de la nature dans le monde spirituel, 3e édit. française, p. 137. Paris, Fischbacher, 1891.

Là, l’évolution nous éloigne du but et descend toujours j plus bas ; ici, elle s’élève toujours plus haut et aboutit enfin à nous rouvrir le ciel. Le résultat de notre enquête sur l’histoire des religions a pour vrai symbole ce cri de détresse, entendu par l’apôtre dans sa vision de Troas : « Viens nous secourir ! » (Actes 16.9.)

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