Apologie du Christianisme

5.2.2 Les origines de l’homme

« Au commencement Dieu créa un homme et une femme, » dit Jésus-Christ, s’en référant à la Genèse. (Marc 10.6) Le récit mosaïque dépeint l’événement par un double trait qui en fait sentir toute la portée :

Dieu créa l’homme à son image. (Genèse 1.27) Cette première notice, plusieurs fois soulignée, donne le ton à tout le récit. Elle marque la qualité distinctive de ce futur roi de la création. Apparu le dernier sur la terre, il est supérieur à tous les êtres qui l’ont précédé. Doué, non seulement de sensibilité et d’intelligence comme les animaux, mais de conscience et de liberté, d’un esprit capable de se connaître et de se posséder, de discerner le bien et le mal, et, par conséquent, de s’élever à la sainteté, il est seul revêtu des prérogatives de l’être moral et de la dignité de fils de Dieu.

L’Eternel Dieu souffla dans ses narines une respiration de vie, et il devint âme vivante. (Genèse 2.7) L’accent est sur l’opération divine, non sur le résultat, car le mot « âme vivante, » en hébreu, s’applique aussi aux animaux. Avoir le souffle de la vie, c’est être animé, c’est avoir une âme (anima). Mais la question est de savoir ce que cette âme vaut. Se confond-elle avec la vie de la chair ou est-elle capable de s’en distinguer ? Est-elle servie par les sens ou asservie par eux ? esclave d’une force aveugle ou maîtresse d’elle-même ? L’âme est de deux sortes, suivant que la matière est son but ou simplement son moyen. Il y a une âme matérielle et une âme spirituelle. Or, demander quelle est sa nature, c’est demander quelle est son origine, car on est toujours fils de son père. Au caractère exceptionnel et unique de l’être humain, « fait à l’image de Dieu, » correspond le mode particulier de sa création. Le chapitre second de la Genèse confirme et complète le premier. Les plantes et les animaux étaient issus de la terre au commandement de Dieu : « Que la terre les produise ! » Quand il s’agit de l’homme, le Créateur semble se recueillir et délibère avec lui-même (Genèse 1.25) ; puis, l’ayant formé de la poussière de la terre, «  il souffle dans ses narines une respiration de vie. » C’est donc par le souffle divin, par une communication directe de l’Esprit de Dieu lui-même, que cet être nouveau, semblable aux autres physiologiquement, reçoit les attributs spécifiques qui font de lui un homme.

Remarquons, toutefois, que la Bible ne dit rien des procédés mis en œuvre pour organiser le corps humain, ni du temps qu’a duré son élaboration. L’homme n’en serait pas moins « formé de la poussière, » si ce travail préparatoire s’était prolongé pendant des siècles, et il n’en serait pas moins fils de Dieu en vertu de l’inspiration finale qui a scellé l’acte de sa création.

I

Ici se pose la question si vivement débattue à notre époque : la doctrine de l’évolution est-elle compatible avec le christianisme ?

Il ressort des considérations précédentes qu’il n’est pas possible de répondre sommairement par un oui ou par un non. Si les disciples de Darwin s’étaient tenus strictement à l’observation des phénomènes physiques, sans empiéter sur les faits d’un autre ordre ; s’ils avaient gardé vis-à-vis de la religion cette attitude de respectueuse neutralité qui convient à la science et qui fut d’abord celle du chef de l’école, les débats eussent été plus paisibles et partant plus féconds. Malheureusement, les naturalistes ont proclamé si haut qu’il fallait opter entre la foi de l’Eglise et la doctrine transformiste, ils ont fait sonner si fort le glas funèbre de toute croyance positive (qu’on relise la « préface » de la première traduction française de l’Origine des espèces de Darwin !), que leur témoignage scientifique lui-même a paru suspect et qu’ils ont soulevé les énergiques protestations de la conscience. En vain traitaient-ils de « cléricaux » tous leurs adversaires ; il ne s’agissait point de cela, mais bien de l’âme humaine qui se révoltait.

Aux enfants terribles du parti, qui posaient audacieusement cette thèse : « L’homme est issu de l’animal, donc la vie spirituelle est une chimère, » on a répondu en retournant la thèse : « La vie spirituelle est un fait d’expérience immédiate, donc l’homme n’est pas issu de l’animal. » Engagée dans ce chassé-croisé, il est clair que la discussion ne pouvait aboutir. De part et d’autre on oubliait que les faits sont des faits, qu’une fois sérieusement constatés ils s’imposent, et qu’on n’a plus, dès lors, qu’à s’incliner de bonne grâce. On a méconnu que chaque sphère a ses lois, son mode d’activité, et que ces lois ne préjugent en rien les faits d’un autre ordre.

Que l’homme ait pour ancêtre l’animal, cela rend-il superflue l’action de la sagesse éternelle ? Tous les savants et toutes les découvertes possibles ne sauraient entamer le fait moral aux yeux d’un homme qui a le sentiment du devoir. Solidement fixé sur ce point d’appui, il habite un sommet inaccessible aux hasards de la science et aux fluctuations de la pensée. Vous comptez lui prouver un jour que physiquement il descend du singe ? Et puis, après ? Ses expériences passées en seront-elles moins certaines ? Sera-t-il, dès cette heure, mort au devoir ? Est-ce que sa vie morale en sera moins réelle, moins nécessaire ? S’il a le cœur simple et droit, soyez sûrs qu’il trouvera une solution digne de lui.

En voici une, par exemple, qui, pour être originale, n’en mérite pas moins l’attention. Un brave instituteur demandait un jour à l’un de ses élèves : « Pourquoi devons-nous aimer les animaux ? » L’enfant répondit sans sourciller : « Parce qu’il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! » Dans sa naïveté charmante, la réponse de cet humble écolier ne renferme-t-elle pas une critique aussi fine que profonde des deux partis extrêmes ? Il admet, sans le savoir, l’idée transformiste : se hâte-t-il de faire table rase de toute croyance positive ? Darwiniste en histoire naturelle, il est chrétien dans la conclusion. Il ne se croit point obligé de ravaler l’homme au niveau de la bête, mais plutôt d’élever la bête à la hauteur de l’homme. Loin de nier la loi morale, il en prend occasion de l’affirmer plus nettement que jamais ; seulement il en élargit les cadres, il en étend les applications. Si l’animal est notre frère, ce n’est pas une raison de nous abrutir, c’en est une de rendre enfin justice à ce parent d’un nouveau genre et de le traiter avec tous les égards dus à son rang… Etant donné le point de vue, le raisonnement est parfaitement correct. Le jeune moraliste est parti du connu pour arriver à l’inconnu ; et, sous ce rapport, il pourrait servir de modèle à ceux dont la méthode est inverse, à ceux qui concluent d’un fait inconnu — la vraie nature de l’animal — à la négation d’un fait universellement connu, la nature spirituelle de l’homme.

Qu’est-ce que l’animal, en effet, sinon un des êtres les plus mystérieux de la création ? L’instinct, ce pouvoir étrange dont il est doué, cette idée fixe qui agit comme un aiguillon sur ses organes et le domine sans qu’il en ait conscience, cette force à la fois intelligente et aveugle qui semble d’autant plus infaillible qu’elle est plus irréfléchie ; cette divination occulte qui, depuis que le monde est monde, instruit les abeilles dans l’art de composer leur miel et guide les oiseaux dans leurs migrations lointaines : l’instinct est-il quelque chose d’intelligible et de rationnel ? Que d’étonnantes industries dans lesquelles les animaux sont passés maîtres tôt après leur naissance ! Maçons, tisserands, chasseurs, virtuoses, ils excellent dans une foule d’arts et métiers sans avoir fait d’apprentissage. En vérité, leur cerveau est comme un livre scellé qui renfermerait à son insu de merveilleuses pensées, connues de l’auteur seul.

Il est donc entendu que, si nous discutons la possibilité de concilier le transformisme avec l’Evangile, nous écartons d’entrée le dogme matérialiste, déjà réfuté, qui sacrifie tout à l’idole du néant,… y compris la raison même, puisqu’en affirmant que le singe a produit l’homme sans le concours d’une puissance supérieure qui lui en aurait donné la virtualité, il s’inscrit en faux contre l’axiome : « L’effet n’est pas plus grand que la cause ; le contenant est plus grand que le contenu. » On dit que ce principe est constamment violé dans l’histoire, où « de petites causes produisent souvent de grands effets ? » Oui, en apparence, comme il suffit de peser sur un bouton pour éclairer toute une ville a giorno ! Mais a-t-on le droit, au nom d’une illusion d’optique, de faire le procès à une loi de l’esprit humain… ou à Galilée ? Cette loi est mathématiquement vraie, et l’on ne peut y porter atteinte sans ébranler les fondements de toute vérité.

La doctrine de l’évolution se légitime-t-elle en regard de la foi chrétienne par le seul fait qu’on admet l’action du Créateur à l’origine des choses ? Tel est le problème. Nous ne demandons pas s’il est possible d’être en même temps évolutionniste et chrétien, puisqu’il existe des savants en chair et en os qui se glorifient d’être l’un et l’autre. Nous demandons si ce n’est point de leur part une inconséquence, s’il n’y a pas, sans qu’ils s’en doutent, une contradiction interne au fond de leur pensée ? Tout dépend, nous semble-t-il, des limites qu’on assigne à l’évolution et de la manière dont on formule cette hypothèse. En principe, nous ne trouvons rien d’inconcevable dans l’idée que tous les végétaux du globe, quelle que soit leur diversité actuelle, soient dérivés d’une seule et unique cellule primitive, car la vie organique des plantes est partout la même ; il n’y a entre elles que des différences de forme ou de degré.

A la rigueur, bien qu’il nous faille un acte énergique de bon vouloir pour nous représenter que la mouche et l’éléphant procèdent d’un même aïeul, notre esprit s’accommoderait encore de la supposition que toutes les espèces animales sont nées d’une souche commune : après tout, elles ne sont que de la matière animée ; qu’elles aient le sang froid ou le sang chaud, qu’elles habitent le fond des mers ou le sommet des montagnes, un même sang circule dans leurs veines.

Mais, quand on nous somme d’aller plus loin, de suivre le système jusqu’au bout, il s’élève en nous une protestation involontaire qui pourrait bien être celle de la raison et non d’un préjugé. Ne voyez dans l’espèce qu’une variété plus fixe que les autres, soit ! Rendez-en la notion aussi élastique, aussi souple qu’il vous plaira ; mais rien ne vous autorise à l’élargir au point de la détruire, en effaçant les bornes qui séparent les divers règnes de la nature. Dire que les animaux sont sortis des plantes, et celles-ci des minéraux, par voie de transformations continues, c’est prétendre que la totalité des êtres de l’univers ne constitue, en définitive, qu’une seule espèce. Nous retombons dans le monisme.

Or, entre le monde inorganique et le monde organique, il y a un abîme infranchissable. Entre la vie végétale et la vie animale, il y a de nouveau une différence qualitative qui empêche absolument qu’on ne passe de la première à la seconde par des gradations infinitésimales. Il ne s’agit plus, comme dans l’intérieur d’un même règne, des manifestations diverses d’un principe unique, des métamorphoses d’une force toujours identique à elle-même. Il s’agit de deux modes d’existence irréductibles l’un à l’autre et impliquant des facteurs entièrement dissemblables. On a beau nous parler du protoplasme des plantes, de leur irritabilité et de leur « sensibilité ! » Il ne faut pas jouer sur les mots : une « sensation, » pour être réelle, doit être sentie, et le premier être qui a eu de telles impressions n’a pu hériter de la plante cette faculté qu’elle ne possédait point. Si l’on nous oppose l’adage : Natura non facit saltus, nous dirons avec M. le Dr Appia : « Je l’accepte, mais j’ajoute : Ubi saltus, non natura fecit. » En d’autres termes : un principe tout nouveau surgit-il, « c’est ici le doigt de Dieu ! »

Le hiatus est plus profond encore entre l’homme et l’animal. Ce dernier a de l’intelligence, mais elle ne s’élève jamais jusqu’à la raison. C’est à dessein que nous soulignons l’article. Enoncée en ces termes généraux : « Les bêtes sont-elles douées de raison ? » la question prête à l’équivoque. Mettez-vous l’article ou ne le mettez-vous pas ? Tout est là. J’admets qu’elles peuvent avoir un certain degré de raison, si l’on entend par ce mot la faculté de raisonner, d’établir entre les sensations des rapports de cause à effet. Mais je leur refuse l’article, parce qu’elles ne se rendent pas compte de leurs opérations intellectuelles. Elles n’ont pas la raison, dans le sens où l’homme la possède. Elles n’ont pas cette faculté philosophique, impliquée dans la conscience de soi, et qui fait que l’enfant lui-même ne peut connaître son moi sans se poser le problème ontologique, sans toucher le mystère infini. Elles n’ont pas cette faculté maîtresse qui, se réfléchissant elle-même, découvre ses propres lois, les analyse, les pénètre, les formule, pour les appliquer ensuite avec une précision presque infaillible à tout l’ensemble des phénomènes ; cette faculté d’abstraction, en vertu de laquelle l’homme a inventé les mathématiques et surpris les secrets de l’admirable mécanisme qui fait mouvoir les corps célestes ; cette faculté de penser, enfin, qui s’est créé dans l’art de la parole un instrument digne d’elle.

En outre, les bêtes sont toujours telles que la nature les a faites. Qu’on les appelle tigre ou mouton, qu’elles soient altérées de sang ou pleines de sollicitude pour leur progéniture, elles ne méritent ni éloge ni blâme : elles font tout simplement leur métier. Types de férocité, emblèmes de dévouement, elles nous peignent nos propres sentiments comme de vivantes allégories ; on les dit même susceptibles de dégradation, de se vouer, par exemple, au parasitisme sous l’influence d’un milieu qui encourage leur paresse, mais elles ne sont que le symbole ; l’homme seul possède la réalité. Il a ce redoutable privilège de pouvoir se dénaturer et s’avilir.

La constitution de notre esprit suppose donc une relation exceptionnelle avec la cause première, une affinité originelle avec Dieu ; en sorte que la formation de l’homme, né de la poudre et animé d’un souffle d’en haut, a du être le résultat de deux opérations distinctes. Peu importe qu’elles aient été simultanées ou successives ; peu importe que l’homme animal ait été tiré du sol par voie médiate ou immédiate, par création directe ou par suite des évolutions antérieures de la vie organique. L’homme ne serait point l’homme si l’Esprit créateur n’avait, par un acte spécial, introduit dans son âme matérielle un germe supérieur, une étincelle divine.

« Rien n’est impossible à Dieu, » répliqueront les croyants qui ont adopté sans réserve le transformisme. S’il a ordonné tous les êtres en déposant leur germe dans le cosmos par un seul acte initial, si son plan éternel a fixé d’avance toute la hiérarchie des créatures, afin qu’elles apparussent à tour de rôle et au temps marqué, chacune à son rang et selon ses caractères, sa sagesse, disent-ils, n’en est que plus merveilleuse !… Tout cela est superbe en théorie, quand on s’en tient aux généralités ; mais, dès qu’on cherche à se faire une idée positive de ce processus ininterrompu, son fonctionnement devient inintelligible. Je conçois mieux l’idée de la création instantanée de l’ordre universel ; cette opinion, soutenue par l’ancien rationalisme et qui s’est glissée jusque dans l’un de nos plus beaux cantiques :

Oh ! que de l’Eternel la parole est féconde !…
Il dit : les éléments, le ciel, la terre et l’onde
   Du néant sortent à la fois,…

cette opinion donne la plus haute idée de la puissance de Dieu, mais elle a le grave défaut d’être en contradiction avec les faits, aussi bien qu’avec la Genèse. La science et la Bible sont d’accord sur ce point, c’est que la création a été progressive, ce qui ne veut point dire continue. Mode instantané, mode progressif, mode continu… L’avouerai-je ? mise en présence de ces trois modes, ma foi chrétienne se tourne instinctivement vers le second, et je songe, avec La Bruyère, que les « extrémités » sont de l’homme et que les tempéraments sont de Dieu. La création « instantanée » est peut-être rationnelle, mais elle n’est que cela ; elle rappelle trop le Dieu du déisme, ne se souciant du monde que pour lui donner la « première chiquenaude ! » Quant à la création « continue, » l’impression spontanée et très subjective que j’éprouve à son endroit est celle du malaise : j’ai une vague sensation d’émanatisme et de panthéisme, il me semble voir mon Dieu se perdre, se dissoudre dans la confusion des choses, et je me réfugie bien vite dans la troisième conception, qui est celle de la Bible et, jusqu’à preuve du contraire, celle de la science. Ici, du moins, je retrouve un Dieu qui m’est toujours accessible, aussi bon que sage, aussi fidèle que puissant, parce que c’est le Dieu du progrès, qui procède par étapes et ne cesse point d’agir… Mon sentiment se trompe-t-il ? Je vais essayer de m’en rendre compte.

Si le matérialisme pèche à son point de départ, en niant le monde spirituel, au moins est-il conséquent avec lui-même dans son explication de l’univers ; ses prémisses étant posées, tout le reste en découle fatalement : les divers étages de la nature sont le développement de la même force aveugle, et, chez l’homme aussi bien que dans le caillou, il ne voit que des « sécrétions » de la matière. L’évolutionnisme chrétien a des difficultés qui lui sont propres. Peut-on concevoir que les germes préexistants de tous les êtres organisés aient été mêlés au chaos par la main du Créateur ? Quelle a dû être leur forme, leur état, alors qu’ils étaient répandus partout dans l’immense nébuleuse ? Faut-il se les figurer distincts de la matière, comme des atomes particuliers au sein de la masse ? Alors c’étaient des molécules vivantes, plutôt que de vrais atomes, indivisibles par définition. Et l’on s’étonne que, ballottés sans trêve ni repos par le flux et le reflux des bouleversements cosmiques, tantôt suspendus aux confins glacés de l’éther, tantôt plongés dans la fournaise de milieux incandescents, ils aient supporté tant de chocs sans en être broyés ni meurtris. On admire que de nouvelles interventions divines n’aient pas été nécessaires pour les préserver de mille naufrages, et qu’ils aient pu conserver leur identité et leur énergie vitale pendant les millions de siècles qu’ont duré leurs effroyables aventures. Et l’on est saisi d’une véritable émotion en songeant que les virtualités de nos âmes humaines, nos personnalités en germe ont été soumises à de si terribles épreuves à travers la longue série de leurs métempsycoses… Assurément, ce n’est pas ainsi que les choses ont dû se passer : notre capacité de croire… sans voir et sans comprendre ne va pas jusque-là.

Tournons-nous vers une supposition moins compliquée. Les principes organiques ne sont pas entrés dans la circulation de la masse chaotique à l’état de molécules spéciales, mais confondus avec elle, de sorte qu’ils n’étaient pas distincts de la matière elle-même. Dieu a communiqué à celle-ci, dès l’origine et une fois pour toutes, le pouvoir de produire toutes les combinaisons possibles et d’engendrer tous les êtres quelconques. Il n’y a pas eu des atomes doués de vie à côté d’autres frappés de stérilité, mais une égale distribution des puissances physiques, chimiques et psychiques sur tous les points de l’espace. Dès lors, sauf erreur, voici la conséquence, bien autrement grave, à laquelle nous aboutissons : la vie et la sensibilité sont des propriétés de la matière au même titre que les forces du monde inorganique, puisqu’elles n’en sont pas plus distinctes que l’attraction ou l’électricité. Tout est mouvement, tout est vie, tout est virtuel, tout est divin dans la nature ; la conscience de soi est le résultat d’une heureuse combinaison d’atomes ; l’esprit est disséminé partout dans l’étendue sous une forme latente ; il n’y a plus de différence essentielle entre les êtres, mais des degrés successifs dans l’échelle indéfinie de leurs transformations. Les uns montent, les autres descendent, quitte à recommencer plus tard une phase ascendante suivie d’un nouveau déclin ; et de même que nous voyons les plus glorieux retourner en poussière, rien n’empêche qu’un beau jour, dans certaines conditions données, ce que nous prenons pour des choses inertes ne révèle des facultés actives qu’on ne soupçonnait pas.

Dira-t-on que les êtres se particularisent en raison même du processus vital, et qu’une fois constitués ils ne peuvent plus s’échanger les uns dans les autres ? La réponse nous semble peu valable, du moment que cette « individuation » n’est qu’un phénomène transitoire. Ces constructions organiques sont d’autant plus fragiles qu’elles sont plus compliquées, et il arrive forcément tôt ou tard que la matière se retrouve dans son état antérieur, où elle portait en puissance la création entière. Elle ne saurait perdre jamais les énergies vitales qu’elle possédait à l’origine ; elle en est inséparable, et ce qu’elle a fait une première fois, elle est destinée à le faire encore, à le refaire indéfiniment aux siècles des siècles, à moins que Dieu n’intervienne par un miracle pour la stériliser ou l’anéantir.

Nommez cela phénoménisme universel ou panthéisme de la substance, il n’importe ! Quoi qu’en dise un des représentants les plus distingués de l’évolutionnisme chrétien, M. Armand Sabatier, professeur à Montpellier, le savant auteur de l’Essai sur la vie et la mort, et de conférences très suggestives sur L’immortalité, l’intuition biblique est décidément abandonnée, et nous en revenons à la philosophie de l’Inde : tout est dans tout. Dieu lui-même, en effet, n’est-il pas entraîné par la logique du système dans le fleuve du devenir ? Si l’esprit de l’homme, fait à son image, ne se distingue plus essentiellement de la matière, n’est-ce pas la preuve que l’Esprit divin est immanent à tous les êtres, que le monde est une diffusion de son essence, et que Dieu est le Grand Tout envisagé dans son unité ?

L’idée de la pluralité des actes créateurs, mise en rapport avec les grandes articulations du cosmos, nous paraît donc inhérente à la conception évangélique. Le spiritualisme chrétien est invinciblement réfractaire à la théorie transformiste, érigée en dogme absolu ; mais il ne lui est point hostile, que je sache, en tant qu’elle se renferme dans les limites de chaque règne de la nature.

En principe, il ne condamne pas même l’hypothèse qui rattache le corps humain aux espèces antérieures par un lien organique. En principe, disons-nous ; car, en pratique, on sait que cette hypothèse n’est pas sans danger et qu’une fois admise elle risque d’absorber tout, y compris le surnaturel et Jésus-Christ lui-même. Les théologiens qui l’ont adoptée ont une tendance presque irrésistible à nier tout élément de « discontinuité, » toute intervention spéciale de Dieu dans l’histoire. Les mots de chute et de rédemption n’ont alors plus de sens. « La théorie de l’évolution rend le miracle inutile, » a écrit M. Auguste Sabatier, doyen de la Faculté protestante de Parisg. Or, du moment qu’on s’en fait une arme contre le christianisme positif, cette théorie cesse d’être neutre, et il devient nécessaire de lui demander ses titres. Voilà pourquoi nous devons résumer l’état de la question. Sans être vitale à nos yeux, celle-ci rentre subsidiairement dans nos travaux de défense, comme ces « terrains d’approche » d’où peut dépendre le sort d’une forteresse, quand ses défenseurs en livrent insouciamment les abords aux manœuvres souterraines de l’ennemi. Les évolutionnistes chrétiens sont des « nôtres, » et nous en bénissons Dieu ; mais ne ressemblent-ils pas à ces imprudents défenseurs ?

gEsquisse d’une philosophie de la religion, p. 89. Paris, Fischbacher, 1897.

II

On prétend que l’homme est sorti de l’animal par évolution naturelle. Est-ce une vérité désormais acquise ? Il nous semble que les faits recueillis jusqu’à ce jour sont loin encore de le prouver. C’est un système qu’on échafaude à grand renfort de conjectures et qui laisse entrevoir de profondes lacunes à sa base. Il serait trop long ; d’énumérer toutes les pièces du procès. On nous parle d’organes rudimentaires et inutiles dont seraient pourvus certains êtres, de types intermédiaires qui marqueraient la transition d’une espèce à l’autre ; on insiste sur la ressemblance de l’homme et du singe, puis on avoue que la race simienne n’a pu produire la nôtre directement ; on reconnaît que, pour combler entre elles la distance, il a fallu un ou deux chaînons intermédiaires auxquels on donne le nom d’anthropoïdes. Rien n’est plus curieux que la généalogie de l’homme, reconstituée par l’imagination scientifique de Hæckel. Il compte 22 stages successifs, à commencer par les monères, premières cellules vivantes, produites par une combinaison d’atomes dont la rencontre eut lieu par hasard et « dans des conditions qui ne se sont peut-être présentées qu’à cette époque. » Nous abrégeons l’énumération :

« Au 17e degré, la généalogie de l’homme s’élève au kangourou, parmi les marsupiaux. Au 18e, il devient lémurien, l’âge tertiaire commence. Au 19e, il devient catarrhinien, c’est-à-dire un singe à queue, un pithécien. Au 20e, le voilà anthropoïde, durant toute la période miocène environ. Au 21e, c’est l’homme-singe, il n’a pas encore le langage ni le cerveau correspondant par conséquent. Au 22e, enfin, l’homme apparaît tel que nous le connaissons, du moins dans ses formes inférieuresh. »

hAnthropologie, par le Dr Topinard, p. 547. Paris, C. Reinwald, 1884.

Et M. Topinard d’ajouter :

« Ici s’arrête l’énumération. M. Hæckel oublie le 23e degré, celui dans lequel se manifestent les Lamarck et les Newton ! »

Ces anthropoïdes, on nous les décrit avec complaisance, et lorsque nous demandons qu’on nous en montre au moins un exemplaire, on nous répond que c’est une espèce totalement disparue aujourd’hui : il ne s’en fait plus !… Mais, s’il est vrai qu’avant l’apparition de l’homme la transmutation des espèces ait été pratiquée sur une immense échelle, d’où vient que nous n’en sommes plus les témoins ? pourquoi aurait-elle cessé avec les temps historiques ? « C’est que l’homme est né d’hier, » répondent les représentants de la science. L’évolution insensible d’une espèce à l’autre a nécessité des périodes d’une longueur incalculable.

Pour le dire en passant, les millions d’années ne coûtent rien aux adhérents du transformisme. Comme si le temps était par lui-même un principe actif, capable de changer une pierre en végétal, un animal en homme ! On lui fait jouer un rôle vraiment fabuleux, et l’on se dit à part soi que le Cronos des Grecs, père de tous les êtres et de Jupiter lui-même, qui tour à tour engendre et dévore ses enfants, n’était autre que « le Temps sans bornes. » Attribuer un pouvoir occulte et prodigieux à des êtres naturels ou fictifs, mais… c’est proprement ce que le dictionnaire appelle superstition ! Assisterions-nous peut-être à l’éclosion d’une nouvelle mythologie ?

Ensuite, est-il bien certain que les transformations de la nature organique se soient effectuées avec une excessive lenteur et d’une manière uniformément continue ? Plusieurs savants affirment le contraire, entre autres Oswald Heer dans son bel ouvrage sur Le monde primitif de la Suisse :

« Les nouvelles espèces, dit-il, gardaient inaltérable leur caractère à travers des milliers d’années. Le temps durant lequel les espèces ont gardé avec persistance leurs formes déterminées a donc été plus long que le temps de leur transformation. »

Arnold Guyot, le savant ami d’Agassiz et célèbre géographe de New-Jersey, dont les Américains ont honoré la mémoire en appelant de son nom un des glaciers de l’Alaska, dit de son côté :

« On ne peut prouver que les grands pachydermes qui apparaissent tout à coup sur la scène à l’époque tertiaire soient les descendants des reptiles de la période précédente. Le lien qui les unit est d’une nature immatérielle.… Nous devons reconnaître un plan, dont la conception est admirable et l’exécution parfaitei. »

iLa création, ou la cosmogonie biblique à la lumière de la science moderne, p. 195. Lausanne, Arthur Imer, 1885.

Cette « apparition subite » des pachydermes n’est-elle pas d’autant plus significative qu’il s’agit d’êtres d’une organisation puissante et d’un rang supérieur ?

Au reste, accumulez tant que vous voudrez les milliards de siècles ; nos réclamations n’en deviendront que plus pressantes, car enfin vos anthropoïdes n’ont pu s’évanouir en fumée, ils ont dû laisser quelque trace, sinon parmi les vivants, du moins parmi les morts. Vous exhumez les débris fossiles de bien d’autres espèces disparues ; les hommes-singes ne sauraient faire exception. Si la durée de l’histoire compte à peine en regard des interminables périodes pendant lesquelles ont vécu les anthropoïdes, qu’on se figure le nombre d’individus mixtes qui ont dû se succéder sur la terre ! Et la terre les a si bien engloutis qu’on n’en retrouve pas le moindre vestige. D’ici à quelques années, à moins de découvertes inattendues, ils risquent fort de passer à l’état légendaire. Il est vrai que M. Topinard s’écrie avec l’accent d’une ferme espérance :

« En voyant le chemin parcouru et les trouvailles faites depuis une quinzaine d’années, on ne saurait désespérer… D’un instant à l’autre nous pouvons être mis en sa présence sous la forme d’un squelette échoué sur quelque rive du temps. »

L’espoir de l’auteur s’est presque réalisé en 1892. M. Dubois, médecin militaire au service de l’armée néerlandaise, a découvert à Java, dans le terrain quaternaire, des ossements fossiles qu’il dit présenter un mélange fort curieux de caractères humains et simiens. Malheureusement, il ne s’agit que d’un fragment de crâne, d’un fémur et d’une dent ! Un squelette entier de ce pithecanthropus erectus ferait mieux notre compte. C’est, d’ailleurs, ce qu’on a répondu à ce savant au (septembre 1895).

La foi si ferme de M. Topinard n’est pas encore changée en vue, et, en attendant, la question des origines de notre race est loin d’être éclaircie par la science. Il manque des anneaux essentiels à la prétendue chaîne qui nous relie à l’animalité. La doctrine de l’évolution, féconde en ce qu’elle a ouvert des horizons nouveaux, bien qu’elle date de l’antiquité païenne, demeure une ingénieuse hypothèse dont l’avenir dira le triomphe ou l’insuccès ; mais que d’épreuves encore n’a-t-elle pas à subir avant de mériter, même dans les limites restreintes que nous avons posées, son diplôme de vérité scientifique !

Le témoignage de savants chrétiens, tels que Guyot et Oswald Heer, paraît-il sujet à caution, parce qu’ils joignaient la foi (religieuse, s’entend) à la science ? Nous avons celui de leurs adversaires. M. Topinard, quoique fervent disciple de Darwin et matérialiste pur sang, laisse échapper cet aveu :

« Les preuves directes manquent au transformisme. En ce qui concerne l’homme, c’est évident, mais les preuves de sentiment, comme disait Geoffroy Saint-Hilaire, abondent. Le transformisme s’impose comme une nécessité, tout est « comme si » les choses s’étaient ainsi passées. Ou l’homme est né de rien, comme par enchantement, ou il provient de ce qui existait auparavant. »

A la bonne heure, nous ne sommes plus sur le terrain expérimental : c’est affaire de sentiment ! Et nous constatons avec une agréable surprise que le « sentiment » de l’auteur n’est pas favorable au dogme de la génération spontanée ou « par enchantement. »

Au congrès d’archéologie préhistorique de Moscou, Virchow a formulé comme suit les derniers résultats de la science :

« C’est vainement que nous avons cherché le fameux anneau qui manque dans la chaîne qui rattache l’homme au singe ou aux autres espèces animales… L’examen attentif des races dites primitives a démontré qu’elles sont exactement organisées comme la nôtre, si même elles ne lui sont pas supérieures en certains cas… Les Weddahs de Ceylan et les indigènes des îles Andaman ont longtemps été désignés comme microcéphales, mais une étude plus attentive a montré une différence profonde entre leur tête et celle des races véritablement microcéphales : c’est sa régularité parfaite en dépit de ses proportions réduites. »

De là le nom de nanicéphales (têtes de nain) adopté par Virchow pour désigner cette catégorie d’êtres humains. Puis il concluait :

« Ainsi, sur tous les points d’attaque, nous sommes repoussés, quand il s’agit d’élucider la question des origines. Toutes les recherches entreprises en vue d’établir une continuité dans le développement progressif de l’espèce sont restées inutiles. Nous n’avons pas trouvé de pro-anthropos, d’homme-singe, et l’anneau qui manque est resté un mythe. »

On le voit, — et il n’est pas superflu de le répéter bien haut par le temps qui court, — l’évolutionisme n’est toujours qu’une hypothèse. On s’est trop hâté d’en faire un des dogmes de l’orthodoxie scientifique. Cette hypothèse a certainement une part de vérité, mais il serait au moins téméraire de l’ériger en système, en philosophie générale de la nature, puisqu’elle ne réussit pas à rendre compte du développement de la vie sur notre globe. Les faits invoqués en sa faveur, organes rudimentaires, types transitoires, phénomènes d’adaptation, mettent en relief l’unité de pensée qui a présidé à la formation des êtres, mais s’expliquent peut-être suffisamment par elle. Le monde est mieux qu’une mosaïque faite de pièces rapportées ; c’est un organisme à la fois un et multiple, une composition savante, où l’harmonie éclate au sein de la diversité.

La nature est habile ouvrière : déroutant les calculs des théoriciens, elle sait unir sans confondre et distingue sans séparer. Entre les parties de son œuvre, elle ménage les transitions avec tant d’art que vous hésitez à fixer la limite. Elle a rassemblé tous ces membra disjecta en un seul corps et se garde bien de laisser le squelette à nu : elle a jeté un voile sur ces laideurs, elle a dissimulé ces angles sous les palpitations de la chair, elle a mis de l’aisance dans ces jointures ; et le tissu dont elle a enveloppé tout cet ensemble d’organes est d’un travail si fin et si serré, a des formes si souples et si moelleuses, que votre œil soupçonne à peine le mécanisme de la charpente. Pour voir celle-ci à l’œuvre et en surprendre les secrets, il vous faudrait manier le scalpel de la vivisection ; alors la logique triompherait, mais au prix de la vie elle-même.

On dit que l’animal est presque l’homme… Oui, comme le poignet est presque la main, comme le cou est presque la tête ! « Presque empêche de mentir, » dit le proverbe. Le mot « presque » nous suffit. Essayez, si votre imagination en est capable (la nôtre ne l’est pas), de vous représenter la nature sans le règne animal. Quel dépouillement ! Sans les oiseaux pour égayer nos bois et sillonner l’espace, sans le papillon aux ailes brillantes, sans le bourdonnement des insectes, sans l’effervescence de mouvement et de vie dont le luxe inouï s’étale chaque printemps, le spectacle serait monotone et triste comme un paysage d’hiver, et la belle saison, rendant le contraste plus sensible, ajouterait encore à cette impression les amertumes de l’ironie.

Et quelle privation pour l’homme, s’il n’avait sous ses ordres les animaux domestiques, auxiliaires de son labeur, compagnons de ses jeux, et dont plusieurs lui servent de nourriture ! N’y aurait-il pas un douloureux lapsus, un vide immense entre la terre et lui ? La Providence a voulu combler cette lacune. En donnant à l’homme l’empire du monde, elle a établi une échelle des êtres et forcé la matière à s’élever jusqu’à lui. Tout royaume a sa hiérarchie, même sous le régime de l’omnipotence. Au-dessous de la famille régnante, qui a droit de vie et de mort sur tous ses sujets, il n’y a pas que des serfs attachés à la glèbe, il y a des officiers, des intendants, de grands dignitaires.

De même, il était convenable que le roi de la création visible eût dans son voisinage immédiat, entourant le pied de son trône, tout un cortège d’êtres vivants, doués comme lui de mouvement et de sensibilité. Les animaux ont en commun avec l’homme d’incontestables privilèges. Ils lui sont même supérieurs à certains égards : ils ont les sens plus exercés, un odorat plus fin, une vue plus perçante, des membres plus agiles et plus forts ; mais ils paient cet honneur par des charges correspondantes. Ils subissent les conséquences de leurs relations avec la couronne : associés aux plaisirs du maître, ils ont part aussi à ses douleurs ; ils ont le bonheur de vivre, mais ils sont condamnés à mourir.

On peut donc leur rendre justice sans les humanifier, comme le font certains naturalistes modernes. Il suffit de reconnaître qu’ils touchent à l’homme d’aussi près que possible dans ce qu’il a de terrestre.

Eluder le surnaturel quand on cherche à expliquer l’origine de l’homme, est une tentative plus malaisée que les savants ne l’avaient supposé ; car il n’y a d’autre alternative que le miracle… ou le singe. Aussi les penseurs qui condamnent la seconde opinion tout en repoussant la première, sont-ils dans un singulier embarras. Cet état d’esprit, qu’on n’avoue pas aisément, n’est peut-être point rare. Nous en trouvons l’expression caractéristique clans la préface des Considérations sur l’histoire de M. Ch. Dollfus :

« Nous ne savons rien, dit-il, de l’origine de notre espèce, si ce n’est qu’elle a surgi après de nombreuses transformations du globe devenu le théâtre de son activité, à la suite d’une succession d’êtres et de milieux qui ont amené les conditions propres à son avènement. Et de quelque côté que nous nous tournions, vers le miracle ou vers la nature, le problème toujours se représente.

Si c’est tout formé, à l’état adulte, que l’homme est entré en scène, nous sommes en face d’un coup de théâtre qui bouleverse toutes les notions de développement et de continuité que nous impose l’expérience ; si c’est par voie de développement que les premiers rudiments de l’homme ont apparu, comment a-t-il pu vivre et grandir sans l’aide d’une espèce préexistante autre que la sienne ? Que je consente à voir dans le singe mon ancêtre, le singe le moins éloigné de l’homme n’en restera pas moins à une distance infinie : l’histoire les sépare. N’est-ce rien ? C’est tout l’homme, au contraire. Il me faut une cause de l’histoire que le singe le plus perfectionné est impuissant à me fournir ; s’il me la fournissait, il aurait lui-même engendré une histoire et produit une civilisation : or, jusqu’à ce jour, nous ne connaissons point de civilisation simienne…

Le singe n’explique pas l’homme, il n’explique pas même le singe, car d’où vient le singe lui-même ? Qu’on sépare les espèces à leur naissance, ou qu’on les enchaîne en les déduisant les unes des autres par génération ou croisement, leur origine demeure un problème. »

Ainsi, l’auteur ne se sent aucun attrait pour ce qu’il appelle ailleurs la « superstition darwinienne. » Mais, s’il est très fort contre l’origine simienne, a-t-il la même force contre le miracle ? Sa seule objection est que l’acte créateur « bouleverserait toutes les notions que nous impose l’expérience. » Et c’est tout ?… Or, il est loisible d’appliquer textuellement ces mots à la descendance du singe non moins qu’à l’origine surnaturelle, car, dans tous les cas, l’homme a pour père quelqu’un qui n’est pas l’homme, quelqu’un qui n’a pu l’engendrer suivant les lois naturelles que nous connaissons par l’expérience ; et, puisque vous appelez cela un miracle, autant valait substituer purement et simplement le mot miracle au mot problème, et dire : « De quelque côté que nous nous tournions, son origine demeure un miracle. » Que faire ? Obligé de renoncer au miracle contre nature, il faut bien revenir au miracle surnaturel.

Mais, cette création soudaine ! cette improvisation de l’homme tombant du ciel comme Minerve armée de toutes pièces ! mais ce « coup de théâtre, » enfin ! Cette dernière expression, trop significative pour n’être pas accentuée à dessein, est impropre même dans le point de vue de l’auteur. Il ne convenait guère de l’employer, après avoir dit que « notre espèce a surgi à la suite d’une succession d’êtres et de milieux qui ont amené les conditions propres à son avènement. » Vous l’entendez : la nature avait mis des éternités à lui préparer son futur séjour, à organiser les matériaux de sa demeure ; elle s’était parée pour le recevoir ; il était attendu, pressenti, prophétisé ; l’œuvre était achevée, il n’y manquait rien… Pardon, il y manquait l’essentiel : à ce corps il manquait une âme, à ce palais un hôte qui en fût digne, à ce royaume il manquait un roi ; l’homme devait être le couronnement de l’édifice. Rien donc de plus naturel que son apparition surnaturelle. Ce qui serait étrange, inconcevable, c’est qu’elle n’eût pas eu lieu : sans lui, la nature était décapitée.

Dès lors, il nous semble qu’en bonne logique M. Dollfus aurait dû se déclarer franchement en faveur de l’idée traditionnelle : Dieu créa l’homme à son image, idée qui sera toujours la plus conforme aux meilleurs instincts de l’âme humaine. L’auteur, cependant, ne se prononce pas. En avait-il le droit ? Ayant posé l’alternative, n’était-il pas tenu de choisir ? Et après avoir réduit à néant la seconde théorie, pouvait-il autrement que d’épouser la première ? Une fin de non-recevoir était-elle à sa place ? Et surtout quand on a le dessein de faire la philosophie de son histoire, est-il permis de rester neutre sur la question de l’origine de l’homme ? Qu’il soit fils de Dieu ou fils du singe, est-ce chose indifférente quand on cherche la clef de ses destinées ? Il n’y a que le premier pas qui coûte, mais apparemment il coûte un peu cher. Concédez-nous ce miracle initial, et nous risquons fort d’avoir raison sur toute la ligne : le premier anneau de la chaîne est habituellement suivi des autres.

Malgré tous ses efforts, la science moderne n’a pas encore réussi à expliquer l’apparition de l’homme par le simple jeu des forces de la nature, et la conception chrétienne du problème des origines demeure absolument intacte.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant