Apologie du Christianisme

Livre Sixième
Le surnaturel

6.1 La religion sans le surnaturel

Avant d’aborder en face la question du surnaturel, il convient d’entendre la profession de foi de ceux qui le rejettent au nom de la raison comme une excroissance inutile. Nous ne parlons, il va sans dire, que des penseurs sérieux, qui ne sont point hostiles à la religion. Il ne manque pas de rationalistes sincèrement pieux qui se sentent attirés vers l’Evangile et ne lui marchandent pas leur admiration, mais sont tenus à distance par son appareil miraculeux comme par un obstacle insurmontable.

Quelle est donc leur théologie ? Qu’ont-ils à nous proposer en échange du christianisme biblique ? Il vaut la peine d’examiner attentivement leur credo, car enfin nous ne sommes pas chrétiens pour l’amour d’un système, ou pour le plaisir de croire à des choses extraordinaires, à des dogmes mystérieux et à des prodiges inouïs. Il s’agit de savoir ce que devient la religion dans le meilleur des cas possibles, alors qu’elle est dépouillée du surnaturel. S’il est vrai qu’elle peut s’en passer, qu’elle n’a pas à souffrir de ce retranchement, que, simplifiée de la sorte, elle n’a pas moins de vertu vivifiante, et peut satisfaire pleinement aux immortels besoins de notre âme, de nos cœurs et de nos consciences, avons-nous le droit d’exiger davantage ?

Il ne s’ensuivrait pas ipso facto que la négation du surnaturel fût justifiée, puisque les phénomènes de cet ordre échappent par essence aux constatations scientifiques ; mais la question perdrait beaucoup de son importance ; elle cesserait d’être vitale et n’aurait plus qu’un intérêt philosophique. Malheureusement, comme un Protée insaisissable, le rationalisme est « ondoyant et divers » au point de vue des croyances. Loin de présenter un corps de doctrines bien déterminé, il offre d’innombrables nuances depuis les confins du panthéisme jusqu’au théisme le plus positif. Son unité réside moins dans ses affirmations que dans sa tendance critique, moins dans sa foi que dans sa méthode : il n’admet qu’une autorité, la raison, terme d’une élasticité singulière, sous lequel on découvre, non seulement les lois fondamentales de la pensée, mais plus souvent encore le sens commun, c’est-à-dire en fin de compte le sentiment subjectif ou même le tempérament individuel, ce qui explique la divergence énorme des résultats : Quot capita, tot veritates !

Nous distinguons pourtant, au milieu de cette bigarrure, deux types principaux ; l’un, qui se rapproche le plus du christianisme, est ce qu’on nomme la « religion naturelle ; » l’autre, qui ne conserve guère de l’idée religieuse que l’aspiration vers un suprême idéal, c’est la « religion de l’Infini. » Peut-être verrons-nous que ces deux formes de doctrine, si dissemblables d’aspect, sont moins hétérogènes qu’on ne pourrait le croire, et qu’avec plus de conséquence dans la méthode la première tomberait facilement — ou s’élèverait, tout dépend du point de vue ! — au niveau de la seconde.

6.1.1 La religion naturelle

I

Nous trouvons dans l’Emile de J.-J. Rousseau, livre IV, le plaidoyer le plus éloquent, sinon le plus complet, que possède la littérature française en faveur de la religion naturelle. C’est un discours justement célèbre que la Profession de foi du vicaire savoyard. Chaleur communicative, clarté de l’exposition, noblesse du style, puissance dialectique, telles sont les qualités maîtresses qui font de ces pages les meilleures peut-être de cet écrivain de génie.

Mais il n’a pas su pénétrer au cœur même du christianisme ; il n’en a qu’une intelligence très superficielle, en sorte que la plupart de ses objections portent à faux ou n’atteignent que des interprétations qui, pour être populaires, n’en sont pas moins erronées. En voici un exemple pris au hasard :

« Un Dieu, dit-il, qui commence par se choisir un seul peuple et proscrit le reste du genre humain, n’est pas le père commun des hommes ; celui qui destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures, n’est pas le Dieu clément et bon que ma raison m’a montré. »

Cette double accusation prouve que l’auteur n’a rien compris au plan du salut. Si elle frappe à bon droit les idées étroites de certains Juifs et de certains chrétiens, la religion révélée est bien innocente de cet exclusivisme cruel ; car le Dieu de saint Paul, qui « veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Timothée 2.4), est le même qui disait à Abraham : « Toutes les familles de la terre seront bénies en ta postérité. » Cependant, Rousseau s’efforce visiblement d’être impartial, et nous devons relever avec éloges la modération relative de ses jugements. Sa controverse n’aboutit pas à l’incrédulité frondeuse, mais à un « doute respectueux » et à un « scepticisme involontaire. » Il faut surtout lui savoir gré du magnifique hommage qu’il rend à Jésus-Christ et qui se termine par cette phrase classique :

« Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. »

Qu’est-ce, alors, qui l’a empêché d’être chrétien ? La réponse, hélas ! n’est que trop aisée : c’est l’injustifiable bonne opinion qu’il avait de lui-même, c’est son incurable orgueil. Si jamais homme eut des motifs de s’avouer pécheur, de s’humilier et de se repentir, de reconnaître sa faiblesse morale, d’implorer la miséricorde et l’assistance divines pour tâcher de devenir meilleur, c’est bien l’auteur des Confessions. Or, il ne craint pas de se décerner un brevet de vertu en face du Dieu dont il a outragé la loi sainte, et il est prêt à réclamer les jouissances du paradis comme la récompense due a ses mérites.

« Je bénis Dieu de ses dons, dit-il, mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je ? qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ?… Non, ce vœu téméraire mériterait d’être plutôt puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire : pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ?… Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse ; je le fais parce que je le veux ; lui demander de changer ma volonté, c’est lui demander ce qu’il me demande ; c’est vouloir qu’il fasse mon œuvre et que j’en recueille le salaire… Si je fais une bonne action sans témoins, je sais qu’elle est vue, et je prends acte pour l’autre vie de ma conduite en celle-ci. »

Avait-il peut-être réussi à se corriger de ses défauts, pour oser s’exprimer de la sorte ? Nullement, puisque dans la même page il constate à regret, mais sans aucun remords, qu’il est asservi aux penchants inférieurs de sa nature, ou, comme il les désigne par euphémisme, aux « illusions des sens. » « Elles ont beau me séduire, s’écrie-t-il ; en les suivant, je les méprise ! » Et pourquoi, s’avilissant lui-même, n’est-ce pas lui-même qu’il méprise ? C’est qu’il trouve un moyen commode de se disculper :

« Elles dureront autant que ce corps mortel qui les cause… J’aspire au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux. »

Croit-il donc à la fatalité du mal ? Nous venons de voir le contraire. Il y croit si peu que, dans cette même page encore, il explique nettement les habitudes vicieuses par de fréquents abus de liberté :

« Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur volonté ; qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles ! Sans doute il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir. »

Et il ne songe pas qu’il signe sa propre condamnation ! Avouer qu’on était libre au début et qu’on est maintenant l’esclave de ses passions, n’est-ce pas s’avouer pécheur et indigne ? N’est-ce pas confesser qu’on est à la fois responsable de sa misère et impuissant à s’en guérir ? N’est-ce pas reconnaître l’urgent besoin qu’on a d’une conversion radicale et d’une divine délivrance ?… Mais voilà ! il en coûterait trop à l’orgueil de pleurer sur ses fautes, et il en coûterait trop à la chair de renoncer à de coupables liens ! L’esclave qui aime ses chaînes malgré tout, se garde bien d’appeler le libérateur.

La seule excuse de Rousseau est qu’il fut l’enfant de son siècle, l’enfant terrible, si l’on veut, mais enfin le produit composite et presque passif d’un siècle de lassitude et de révolte, de délire et d’effondrement. Peu d’âmes ont été aussi compliquées que la sienne : sceptique et dévot, idéaliste et sensuel, mobile et entêté, audacieux et timide, ombrageux avec ostentation et astucieux sans le savoir, il ne fallait rien de moins que son sentimentalisme maladif, trait dominant de son caractère, pour abriter tant de contrastes à son ombre équivoque et indulgente. Nous n’oublions pas que, presque seul parmi ses contemporains, et c’est, déjà beaucoup, il a été en France le vaillant défenseur des idées spiritualistes, de la croyance au Dieu personnel, au libre arbitre et à l’immortalité. Mais les services qu’il a rendus ne nous obligent pas à taire la vérité qui ressort de notre étude : c’est que la « religion naturelle, » du moins en ce qui concerne le « grand citoyen de Genève, » n’est que trop naturelle, en un sens, puisqu’elle semble calculée pour plaire à « l’homme naturel, » qui ne veut pas rompre avec ses idoles.

II

La « profession de foi du vicaire savoyard » était un exposé oratoire sans prétention scientifique. Un philosophe éminent du dix-neuvième siècle, Jules Simon, s’est fait le champion des mêmes idées en dogmaticien habile et convaincu. On ne peut lire son gros volume sur la « religion naturellea, » où il donne aux principes de celle-ci leur forme savante et achevée, sans être pénétré d’admiration pour cet homme de bien, parvenu à l’âge le plus avancéb sans avoir jamais failli à ses convictions spiritualistes ni cessé de travailler pour toutes les bonnes causes : respect à cet auteur, qui a su joindre aux brillantes qualités de l’écrivain le profond sérieux du moraliste et la ferveur du croyant ! Ce n’est pas lui qu’on pourra jamais confondre avec les ennemis de la foi, puisqu’il combat avec vigueur les doctrines matérialistes et panthéistes, et joint ses armes aux nôtres contre l’irréligion et l’incrédulité. Il aime et honore le christianisme, dont il parle souvent en termes bienveillants et sympathiques, ce qui fait penser au mot de l’Evangile : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. »

aLa Religion naturelle, par Jules Simon. Paris, Hachette ; 4e édit., 1857.

b – Il est mort le 8 juin 1896.

Il y a d’autant plus d’intérêt à examiner l’état d’âme et le credo d’un semblable écrivain, à rechercher les motifs qui l’arrêtent en dehors des parvis. Sa parfaite loyauté rend notre tâche facile, car, loin de dissimuler les embarras de sa pensée, il nous raconte ingénument les perplexités où le jette sa dialectique.

Jules Simon est un disciple d’Aristote christianisé : cette appréciation résume toutes nos critiques. Il est à la fois trop religieux pour s’en tenir au déisme glacé du penseur grec, et trop rationaliste pour devenir chrétien. Son livre est un vaillant effort pour ramener l’équilibre entre sa conscience et sa raison, pour concilier les impérieux besoins de sa nature spirituelle et les décrets impitoyables de sa logique ; mais nous n’oserions dire que l’effort ait abouti. Le philosophe et le croyant, cheminant côte à côte, se font tort mutuellement et ne parviennent à s’entendre qu’au moyen de compromis ou à la faveur de secrets paralogismes ; de sorte que le résultat de ce long dialogue, où ils semblent parler tour à tour, fait moins l’impression d’une synthèse que d’un amalgame quelque peu artificiel.

La religion naturelle est définie : « Une sorte de résumé populaire des doctrines spiritualistes les plus universellement adoptées. » (p. XIX.) Et quelles sont ces doctrines ? Voici, nous paraît-il, le passage où l’auteur formule sa profession de foi dans les termes les plus concrets et les plus explicites :

« Il y a un Dieu tout bon et tout-puissant, qui a créé le monde et qui le gouverne. Ce Dieu nous a mis ici-bas pour nous éprouver par la douleur et le sacrifice et nous préparer à la vie immortelle et bienheureuse qu’il nous garde au delà du tombeau. Voilà, par ces grands dogmes, la religion naturelle fondée : nous connaissons notre origine, notre loi et notre fin. Ce Dieu, qui nous a créés par sa volonté toute-puissante, nous a traités en père, puisqu’il nous a faits immortels et qu’il nous a donné, avec la liberté, l’amour et l’intelligence. (p. 315.) »

Ainsi, le Dieu personnel, la création, la liberté morale, la Providence et l’immortalité, tels sont les éléments positifs, infiniment précieux, des croyances de Jules Simon.

Mais, à la vue de cette richesse même, un scrupule nous saisit : cette religion est-elle aussi « naturelle » qu’on le prétend ? La raison l’eût-elle inventée toute seule ? Cet ensemble harmonieux de vérités capitales est-il le produit spontané de l’âme humaine ? Pour voir celle-ci à l’œuvre, alors qu’elle est livrée à ses propres ressources, il faut étudier les traditions des peuples qui n’ont jamais été en contact avec l’Evangile ; il faut observer les croyances de l’antiquité païenne, ainsi que nous l’avons fait. Et qu’avons-nous rencontré dans cette inspection rapide ? Des rayons épars mêlés à beaucoup d’erreurs, des aspirations incohérentes, parfois de remarquables pressentiments ; mais rien de catégorique sur les points les plus essentiels, rien de précis sur « notre origine, notre loi et notre fin ; » rien sur la vraie nature de nos rapports avec Dieu, c’est-à-dire sur la question principale à laquelle toute religion est censée fournir la réponse ! En reprenant l’une après l’autre les « doctrines spiritualistes » mentionnées tout à l’heure, on verra aisément que dans leur forme actuelle, pleine de clarté et de vigueur, le monde en est redevable à la Révélation.

Tous les peuples ont cru à l’existence de la Divinité ; mais, la Bible à part, aucune religion n’a été franchement monothéiste avant l’ère chrétienne. La doctrine de la création, cette pierre angulaire du spiritualisme, cette donnée initiale de l’Ecriture sainte, brille en général par son absence dans les autres systèmes, et c’est l’Evangile qui l’a accréditée au milieu des hommes. Jules Simon, tout en reconnaissant que les écoles philosophiques ne l’ont enseignée qu’à partir de notre ère, cherche à établir qu’elle a pu exister indépendamment du christianisme. Veut-on savoir quelles sont ses preuves ? Il n’en a qu’une, qu’il trouve dans ce mot de Lucrèce : Ex nihilo nihil. Ce poète « a nié la création, donc il la conçoit ! » L’argument n’est pas seulement unique, il est surtout singulier !… Comme s’il en résultait que cette doctrine est une vérité naturelle ! Que dirait M. Jules Bois, qui en attribue l’invention à « la race sémitique et misogyne, » et lui fait un grief de nous l’avoir inoculée ?

Parlerons-nous du dogme de la Providence ? De rares païens, Cicéron par exemple dans son De natura deorum, en ont eu quelque intuition, mais combien obscure et timide et incomplète ! Les hommages de Jules Simon à la Divinité tutélaire qui gouverne les événements de notre vie et nous prépare pour le ciel, ne sont-ils pas un écho distinct du « Sermon sur la montagne, » dont il cite même tel passage ?

Et la vie future ! Ce qui fait le prix d’une croyance, ce n’est pas son étiquette, mais sa qualité, son contenu ; le mot importe moins que la chose. Nous avons vu que les bouddhistes eux-mêmes croyaient à une survivance après la mort ; mais elle était pour eux un tel épouvantail, que leur idéal était de s’en débarrasser par tous les moyens possibles pour se réfugier dans le nirvana. Tant que l’homme n’a eu pour guide que son instinct, il a cru invinciblement au monde à venir, mais il l’a moins désiré que redouté. Dès que la réflexion s’est emparée du problème, elle en a fait ressortir les difficultés et a introduit le doute dans la croyance, tout en dissipant les folles terreurs. L’attente certaine, mais superstitieuse et sombre, a cédé le pas à une espérance favorable, mais hypothétique. La vie future, s’il est permis d’y croire, sera sans doute meilleure que celle-ci : voilà sur ce sujet le bilan de la sagesse humaine. Là où l’instinct hésitait, elle affirme ; là où l’instinct affirmait, elle hésite.

Et ce n’est pas seulement Socrate, c’est Descartes lui-même, le père du rationalisme moderne, qui l’a reconnu sans détours :

« Je confesse que par la seule raison naturelle, a-t-il écrit, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espérances, mais non point aucune assurancec. »

cL’avenir des idées cartésiennes, par M. Fouillée, Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1893.

D’où vient donc, aux partisans de la religion naturelle, celle ferme attente d’un au-delà réparateur, sinon du fait que « Jésus-Christ a mis en évidence la vie et l’immortalité ? » Ils ne peuvent nier que leur triomphant espoir n’ait sa source dans la joyeuse nouvelle qui retentit en Judée le surlendemain de la mort du Christ : « Dieu l’a ressuscité des morts, nous en sommes témoins ! »

Et que dirons-nous de ce beau nom de « père, » sous lequel notre auteur se plaît à désigner son Dieu ? Peut-on y méconnaître l’accent distinctif de la parole évangélique ? A-t-il emprunté cette notion aux religions « naturelles, » ou la doit-il peut-être aux déductions de sa philosophie ? Ni l’un ni l’autre. Le christianisme seul s’est élevé à cette hauteur, et il y est arrivé sans labeur et sans recherche, par le simple jeu de sa sève intérieure. Or le dogme de la paternité divine embrasse et explique tous les autres. Il sert de lien et de couronne aux divers articles de cette religion que vous qualifiez de « naturelle. » C’est parce que Dieu est « notre Père » qu’il a été notre Créateur, qu’il nous a formés à son image, qu’il nous a doués de liberté, qu’il s’occupe de chacun de nous et nous destine à la vie éternelle. Retranchez cette doctrine du Dieu-Père, tout le reste s’écroule, ou du moins se démembre et se voile de ténèbres : nous ne sommes plus sûrs de rien, ni de notre origine, ni du sens de la vie, ni de notre avenir ; et nous voilà étreints par le doute sur les points qu’il nous importait le plus de connaître. C’est donc, ô religion soi-disant naturelle ! c’est une notion foncièrement chrétienne qui communique à tes dogmes leur réalité et leur substance. Fille ingrate et rebelle, tu as renié l’Evangile des apôtres, et sans lui tu n’existerais pas !

Jules Simon n’essaie guère de le contester. Il va même jusqu’à dire que « la philosophie spiritualiste est tout imprégnée de christianisme. » Dès lors, où est l’avantage de la religion naturelle ? Qu’est-ce qui lui appartient en propre ? Je vois bien la portée militante du nom qu’on lui donne, le caractère agressif qu’il lui prête par la force des choses, en dépit de ses partisans les moins « combatifs ; » je vois bien qu’elle équivaut à une protestation contre le « surnaturel. » Mais, du moment qu’elle a hérité du christianisme, la religion surnaturelle par excellence, le meilleur de son contenu, sa protestation ne semble-t-elle pas entachée d’arbitraire et comme frappée de nullité ? Et le titre dont on la décore n’est-il pas usurpé ? Est-ce un procédé équitable de transporter chez soi des fruits savoureux cueillis dans le champ du voisin et de les faire admirer à ses amis comme s’ils provenaient du sol qu’on a cultivé soi-même ? L’originalité de cette religion est donc purement négative, et ses négations mêmes sont inculpées par les choses qu’elle affirme.

On dira peut-être : « Toujours est-il que ses doctrines sont naturelles, approuvées par la raison, et il suffit qu’elles le soient pour que nous ayons le droit de les professer ; chacun prend son bien où il le trouve ! » Assurément ces doctrines sont naturelles, puisqu’elles sont les plus conformes aux besoins de notre nature morale. Mais qui ne voit que cet aveu renferme le plus magnifique éloge qu’on puisse faire du christianisme et une forte présomption en faveur de sa divinité ? Comment ! Il se trouve que les religions « naturelles » sont moins naturelles que celle qui proclame le plus hautement son origine surnaturelle ! La sagesse humaine, tant sous la forme naïve des cultes populaires que sous la forme savante des philosophies, s’est montrée moins humaine que celle qui se prétend divine ! N’est-ce pas la preuve que celle-ci n’a pas trop présumé d’elle-même, et qu’ayant touché juste dans ses résultats elle a vu clair dans son principe ? On ne concevrait pas que, née d’une illusion colossale, elle eût seule donné au monde la vérité salutaire ; tandis que, si elle a pour auteur le Dieu qui a fait les hommes, il est tout simple qu’elle ait su discerner l’homme vrai à travers les oripeaux de l’homme dégénéré, et qu’elle ait tout ensemble « diagnostiqué » le mal et appliqué le remède.

III

Non seulement la religion naturelle n’a pas le droit de se dire « naturelle, » mais elle n’est pas même une religion, un moyen pratique d’unir l’homme à Dieu. Ce jugement paraîtra sévère, mis en regard de paroles comme celles-ci :

« Nous nous reposons sur la croyance en Dieu avec confiance et sécurité, comme on s’appuie sur l’amour et la protection d’un père, (p. 5.) Au moment où le monde nous abandonne et nous fuit, nous nous retrouvons en présence du seul ami qui ne trompe jamais, de Celui dont le nom est la Justice ! (p. 326.) Savoir l’aimer par-dessus toutes choses, est le plus grand de tous nos bonheurs, (p. 317.) »

Ces citations, qu’il serait facile de multiplier, témoignent d’une piété vivante et profonde ; mais, si elles expriment les sentiments individuels d’un auteur tout pénétré d’optimisme chrétien, il ne s’ensuit pas que ces sentiments-là tiennent à l’essence de la religion naturelle, ni qu’elle soit capable de les produire. Ils sont les fruits d’un arbre dont elle a coupé les racines, baignées des larmes du Rédempteur. S’il est possible à des esprits d’élite, dont l’heureux tempérament n’a peut-être jamais connu l’amertume des défaillances morales, de s’assimiler le suc de tous les systèmes par le seul effort de la pensée, d’autres n’ont pas ce privilège. Vous affirmez que Dieu est pour nous un Père ? Prouvez-le-moi autrement que par de bonnes paroles, car je suis malade à la mort, et il me faut des faits, non des théories !

Vous l’avez dit : « Il y a dans les âmes comme un besoin violent de se rattacher à Dieu. » (p. XX.) Pourquoi « violent, » sinon parce que ce besoin rencontre dans le sentiment du péché un obstacle majeur qui l’exaspère ? Que direz-vous aux âmes qui se sentent justement condamnées et, comme Adam, ont peur de l’Eternel ? Comment ferez-vous pour me rendre la liberté et le courage de m’approcher de lui, pour dissiper mon trouble et apaiser mes remords ? Me direz-vous avec indulgence :

Vos scrupules font voir trop de délicatesse !…

Quoi donc ? Vouliez-vous être parfaits ?… Ne pouvez-vous en conscience vous contenter à moins ? (p. 188.) L’existence du mal est la condition nécessaire de l’être créé. (p. 189.)

Alors, ma conscience proteste : « Arrière de moi, Satan, tu m’es en scandale ! » Pallier le mal ? m’inciter à me blanchir sous de vains prétextes ?… Ah ! je n’y suis déjà que trop enclin ! Vous flattez mon vieil homme… De grâce, taisez-vous, consolateurs fâcheux ! Vous ébranlez ma vie morale, et par contre-coup ma foi religieuse, jusque dans ses fondements.

Et pourtant, il semble parfois que Jules Simon ait entrevu ce que la situation a de tragique et qu’il va proclamer l’urgence du secours. Mais aussitôt il se ravise et reprend son olympienne sérénité. Après avoir dit : « C’est le cœur qui est gangrené, c’est le cœur qu’il faut guérir, » il ajoute : « Elevons un nouveau stoïcisme pour servir de digue à une nouvelle décadence ! » (p. XXIX.) Oh ! que les philosophes ont de peine à deviner leurs semblables ! Jugeant des autres d’après eux-mêmes, ne comprenant pas que leur haute culture intellectuelle fait d’eux, en quelque manière, une caste à part, isolée du reste de l’humanité, ils s’imaginent que le pauvre monde n’a qu’à vouloir pour pouvoir, à rentrer en soi pour retremper sa vertu ; et ils ne voient pas que c’est au dedans que la vertu manque et que la guerre est allumée.

C’est bien de « stoïcisme » qu’il s’agit ! La prière du péager : « O Dieu, sois apaisé envers moi, qui suis pécheur ! » voilà le cri qui monte au ciel de toutes les régions du globe à travers les âges, le cri dont les cultes les plus divers se font les interprètes et appellent l’exaucement. « Vous ne voyez, disait Jean-Jacques par la bouche du vicaire savoyard, vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle : il est bien étrange qu’il en faille une autre ! » Ce qui est plus étrange encore, c’est qu’on donne le nom de « religion » à un système d’où la notion du péché est absente et qui évite le mot lui-même avec une sorte d’affectation ; c’est qu’une religion qui se dit « naturelle » ignore le besoin le plus universel et le plus poignant de notre nature, le besoin de réconciliation et de salut, de pardon et de délivrance.

Ce n’est pas tout. Supposons cette difficulté vaincue, et effaçons par la pensée le sentiment du péché. Nous sommes malheureux, mais non coupables ; « éprouvés par la douleur et le sacrifice, » mais sans remords. Notre âme est libre de s’envoler dès ici-bas vers le ciel sur les ailes de la foi et de l’espérance ; elle est digne de frapper à la porte du sanctuaire : la « religion naturelle » offre-t-elle à notre piété un Dieu plein d’amour, avec qui nous puissions entretenir des relations filiales ? Ecoutons :

« Si l’on pouvait se représenter Dieu comme un père incessamment occupé du bonheur de ses enfants, jouissant de leurs joies et souffrant de leurs peines, attentif à leurs besoins de chaque jour, et modifiant, pour y pourvoir, les lois générales,… la prière serait à la fois possible, utile, efficace. Mais, dans ce tableau si touchant de la sollicitude divine, beaucoup de traits sont en dehors de la vérité. Ils ne rapprochent Dieu de nous qu’à la condition de le dégrader… Si Dieu modifie sa volonté, il n’est pas immuable… Ce Dieu, si bon en apparence, n’est qu’un ouvrier imparfait dont l’œuvre a besoin à chaque instant d’être réparée, (p. 329.) »

Il est donc inutile de le prier. On peut lui adresser des hommages, mais non pas des requêtes. On peut l’adorer et le bénir ; mais, lui demander de soulager nos infortunes, de diriger nos pas, de nous préserver du mal, de fortifier nos corps et nos âmes, cela n’est pas permis ! Nous pouvons penser à lui, méditer ses perfections infinies ; mais intercéder pour nos frères, pour nos amis, pour nos parents, implorer son secours, le supplier d’avoir pitié de ceux qui souffrent ou luttent sans espoir, nous adresser à lui comme des enfants à leur père, lui dire tout, nos vœux, nos désirs, nos larmes, nos misères, nos besoins, il y faut renoncer comme à une superstition aussi absurde que profane, car « c’est tomber dans le paganisme que de croire aux oscillations de la volonté divine. » (p. 247.)

Et nos louanges d’expirer sur nos lèvres, notre foi de replier ses ailes, nos élans de se refroidir ! Comment voulez-vous que je croie à l’amour d’un Dieu pareil ? L’amour est une communication de soi-même ; il est dans sa nature de répondre à son objet, de se donner à lui, de partager son existence, de le suivre partout avec sympathie ; et puisqu’un tel mouvement d’affection est incompatible avec la majesté de Dieu, l’amour est une perfection qu’il n’a jamais eue et qu’il faut retrancher de sa couronne.

S’il n’est, malgré nos vœux, qu’un Etre insaisissable
Qui laisse, bras croisés, le temps suivre son cours ;
S’il refuse à nos cris l’aumône d’un secours,
Et s’il nous foule aux pieds comme des grains de sable,
Jamais rayon d’amour en cet Etre n’a lui.
Si, pouvant nous sauver, il voulut n’en rien faire.
Ou si, voulant peut-être, il n’a pu,… je préfère
Le ver à ce dieu-là : l’homme vaut mieux que lui !

Cessez donc désormais de lui appliquer ce nom de Père, qui n’a plus qu’une valeur dérisoire. Quand l’Evangile nous dit : « Demandez, et vous recevrez ; cherchez, et vous trouverez ; heurtez, et l’on vous ouvrira, » c’est bien un Père qui nous tient ce langage. Mais un Dieu qui ne sort de son repos que pour nous dire : « Ne me demandez rien, car vous n’obtiendrez rien ; ne me priez jamais, car je ne bougerai pas ! » quel père que celui-là !… Encore s’il l’avait dit ! Voilà des milliers d’années que la créature humaine s’obstine à l’invoquer et persévère malgré tout dans son espoir d’être exaucée… Et cet immense concert de soupirs et de plaintes, de cris de détresse et d’ardentes prières a retenti dans le vide ! Que dis-je ? spectateur impassible et muet, Celui qui a créé le monde a tout entendu, et il n’a pas même envoyé un ange pour nous épargner un plus long supplice en mettant fin à nos décevantes clameurs !… Seule, la « religion naturelle » s’est chargée d’un tel message : faut-il l’en croire sur parole ?

Mais, dit-elle, il nous reste l’adoration et la louange. Et pourquoi les maintenir ? Elles n’ont plus aucun sens, ni pour l’homme qui s’y livre, ni pour Dieu qui en est l’objet. A quoi bon lui rendre un culte ? Indifférent à notre sort, serait-il touché par nos hommages, flatté par notre encens ? Sourd à nos appels, serait-il jaloux de notre silence, honoré par nos offrandes, aigri par nos dédains ? Insensible à nos douleurs, est-il sensible à notre ingratitude, ému par notre reconnaissance, offensé par notre froideur, atteint par nos blasphèmes ? Que lui font les pauvres mortels, et qu’importe à sa béatitude notre affection ou notre haine ?

On répond que, s’il peut très bien se passer de notre culte, nous ne pouvons nous passer de le lui rendre, parce qu’il a mis en nous un impérieux besoin de l’adorer et de le servir. Soit ; mais le besoin d’invoquer son secours n’est-il pas plus pressant encore, dans notre état de faiblesse et de déchéance ? Abstraitement, sans doute, il est possible de distinguer entre la requête et l’action de grâces ; et il est certain que dans le ciel, quand tous nos vœux seront comblés, la seconde dominera et peut-être absorbera la première. Mais, les séparer comme deux choses opposées en principe, dont l’une serait commandée et l’autre défendue, les disjoindre dès ici-bas, n’est-ce pas pousser un peu loin le talent de dissection ? Est-ce pratiquement faisable ? Où commence l’une et où finit l’autre ? Puis-je bénir Dieu pour le passé sans l’implorer pour l’avenir ? le remercier de ses bienfaits sans m’humilier de mes fautes et sans l’appeler à mon aide ? Si la prière est, comme on l’a si bien dit, une « respiration de l’âme, » un entretien intime et cordial, plein de confiance et d’abandon, elle suppose évidemment une alternance de demandes et de réponses, un échange mutuel. Se figure-t-on les fidèles se mettant à genoux avec la ferme résolution de n’adresser à Dieu que des hommages et faisant effort pour tenir parole ? mêlant à leur insu, en raison même de leur ferveur, des vœux personnels à leurs louanges, puis refoulant à grand’ peine les supplications et les intercessions qui se pressent sur leurs lèvres ?… Qu’est-ce que le culte y gagnerait en onction et en sincérité ? On devine plutôt ce qu’il aurait de contraint et de formaliste.

L’attitude que nous invite à prendre la religion « naturelle » est tellement contre nature, qu’elle est intenable pour Jules Simon lui-même. Quand il n’est pas sur ses gardes, quand sa foi n’est pas comprimée par la main de fer du philosophe, il s’oublie jusqu’à convertir ses oraisons en demandes positives :

« Je puis, dit-il, élever ma pensée et mon cœur vers Dieu, le remercier de ses bienfaits, et lui demander la seule grâce qui importe, la grâce de marcher toujours dans la voie droite, (p. XXX.) Une ardente prière pour demander à Dieu l’occasion et la force d’agir en homme de cœur, voilà ce qui est à la fois sage, respectueux et utile, (p. 377.) »

Touchantes distractions dont on ne peut que le féliciter ! Il aura beau dire que l’exaucement de ses vœux n’entraîne aucune modification dans le cours des choses, qu’ils n’ont rien d’intéressé, qu’ils tendent à la gloire de Dieu et ne font que traduire l’oraison modèle : « Ta volonté soit faite ! » il suffit que sa prière ait le ton d’une requête pour être en contradiction avec les principes qu’il a posés ; car, ou bien Dieu lui eût accordé quand même les « grâces » qu’il demande, et sa prière est inutile ; ou sa prière est « utile, » et il en attend des bénédictions qu’il n’eût pas obtenues sans elle. Donc, elle agit sur Dieu et détermine en lui un certain mouvement. L’être infini reçoit une impulsion de l’être fini : que devient alors son « immutabilité, » telle qu’elle est formulée par l’auteur ?… Nous reverrons ce sujet quand nous traiterons de la possibilité du miracle ; pour l’heure, achevons de peser à la balance une « religion » qui prétend se passer du surnaturel.

Si cette religion est trop aride pour contenter les âmes croyantes, trop pauvre pour nourrir la piété individuelle, à plus forte raison est-elle impropre à alimenter la piété collective, à rapprocher les hommes dans un même sentiment d’adoration et à les grouper en un seul corps au nom de la foi commune. Incapable de les unir à Dieu, elle sait encore moins les unir les uns aux autres. Ce caractère d’impuissance n’a pas échappé à l’auteur de la Religion naturelle, qui le constate franchement et le déplore :

« C’est ici, dira-t-il à propos du culte, que la religion naturelle ne donne pas à l’humanité tout ce que l’humanité lui demande ; car, inventer un culte, cela ne se peut ; et nier l’utilité d’un culte, cela ne se peut davantage. (p. 372.) »

Mais, parler de la sorte, quand on a reconnu d’autre part que « le sentiment religieux est peut-être le plus puissant de tous les liens sociaux » (p. 327), n’est-ce pas prononcer la condamnation irrévocable du système ? Une religion qui avoue n’être qu’une quantité négligeable au point de vue social a-t-elle mieux à faire qu’à donner sa démission ? Consentir à ce rôle insignifiant n’est-ce pas abdiquer ? N’est-ce pas se montrer inférieure aux autres religions et renoncer à l’espoir de les supplanter jamais ? Celles du paganisme lui-même ont bien su se créer des formes extérieures, s’incarner dans des symboles populaires, devenir des institutions nationales et, en cette qualité, jouer un rôle des plus actifs dans le développement de la vie des peuples. D’où vient qu’elles aient marqué leur sillon dans le passé comme des facteurs historiques de premier ordre ? C’est que, nées des entrailles de l’humanité, elles étaient, celles-là, vraiment naturelles : c’est que, nonobstant leurs erreurs, il y avait en elles un germe vital, un principe organique ; c’est qu’elles ont été des productions spontanées du sentiment religieux, et non le résultat factice d’une opération intellectuelle.

Au contraire, la religion raisonnable qu’on nous propose n’est qu’un extrait alambiqué des données bibliques : c’est le christianisme coupé à mi-hauteur, séparé de sa tige et du sol qui l’a porté, et déposé dans un vase artificiel comme un bouquet de fleurs odorantes, dont il ne reste bientôt qu’un pale résidu ; c’est l’Evangile dépouillé de ce que saint Paul appelait sa « divine folie, » c’est-à-dire de sa sève et de sa vertu vivifiante, l’Evangile réduit à la mesure du sens commun, revu et corrigé par des philosophes aux intentions excellentes, mais qui, en réalité, ne connaissent ni la misère de l’homme ni les richesses de Dieu. Dans de telles conditions, l’effort le plus sérieux devait aboutir à une conclusion modeste :

« La religion naturelle, qui n’est au fond qu’une partie de la philosophie, ne donne que ce qu’elle peut donner. Ses obligations ne se mesurent pas aux besoins de la société, mais à la force de l’esprit humain, (p. 346.) »

IV

Voyons donc la « force de l’esprit humain » s’exerçant sur le divin problème ! Voyons où conduit logiquement la méthode de notre penseur.

Il affiche au point de départ l’intention de ne prendre pour guide que sa raison et de n’accueillir que des doctrines démontrées par elle. Non qu’il rejette ou déclare faux tout ce qu’il ne comprend pas, — il est trop sage et pieux pour cela, — mais elle est sa seule autorité : « J’enseigne, dit-il, au nom de la raison, la plupart des vérités que le christianisme enseigne au nom de la révélation. » (p. XVIII.) La raison est donc pour lui une source positive de connaissance religieuse et la norme suprême de la vérité. Il est d’autant plus regrettable qu’il ne l’ait nulle part analysée ou clairement définie : avant de mettre à l’œuvre cet instrument unique du travail, n’était-il pas urgent de le démonter pièce à pièce pour en montrer les divers rouages et le secret mécanisme, afin d’éviter les surprises ? Les lecteurs, se fiant au programme, pensent qu’ils vont assister à une démonstration rationnelle de « la plupart des vérités du christianisme, » mais ils s’aperçoivent bientôt qu’il n’en est rien, et que, lorsqu’il s’agit d’établir ces vérités, le philosophe se récuse et laisse parler l’homme.

Veut-il prouver l’immortalité ? Ce n’est guère à sa raison qu’il a recours ; et pour cause ! qu’en sait-elle ?

« Puisque nous avons besoin de savoir si l’homme est immortel, dira-t-il, demandons-le à l’homme lui-même. Interrogeons d’abord son cœur… C’est le cœur qui est le fond de la vie. (p. 276.) Nous portons en nous une force qui, en même temps qu’elle nous dirige vers le bien, nous contraint à reconnaître l’existence de la vie future, c’est la conscience, (p. 283.) »

Voilà qui ne ressemble pas mal à ce que nous avons appelé les « postulats de la conscience » et les « droits du cœur. » Veut-il démontrer la Providence ? Sur le terrain métaphysique il se heurte à d’insurmontables difficultés, qu’il signale sans atténuation : comment la concilier avec la liberté ? La raison chancelle devant l’éternel problème de la prescience. Et surtout, comment le gouvernement divin est-il compatible avec l’existence du mal ? Le monde n’est-il pas un champ de bataille, et l’histoire un tissu d’iniquités et d’horreurs ? Ce fait incontestable est sans doute un motif de plus pour croire à la vie future, car la justice réclame à tout prix un au-delà : « Nous serions réduits à des probabilités voisines de la certitude, si le mal n’existait pas. » (p. 280.) Mais, ici, la preuve se change en objection, l’argument devient un obstacle… Comment croire à la Providence ? Notre écrivain estime avec beaucoup de sens que ce dogme n’est que le prolongement de celui de la création, dont il est inséparable et qui lui sert de garantie :

« La création, dit-il, nous répond de la Providence, (p. XXVIII.) Si vous admettez une fois la création, ne soyez donc plus en peine ni de la liberté ni du mal. (p. 191.) »

C’est très bien ; mais alors prouvez la création elle-même ! Ce fait initial, auquel tous les articles du credo rationaliste sont, pour ainsi dire, suspendus comme la chaîne à son premier anneau, est-il du moins solidement établi par le raisonnement ? Lisez plutôt :

« Si Dieu a voulu le monde, il l’a souhaité, il a souhaité l’imparfait. C’est pour lui, au dire des panthéistes, une déchéance. En effet, la logique leur donne raison. Nous n’affirmerons pas qu’il en soit ainsi, mais nous avouons qu’il paraît en être ainsi, (p. 103.) Cette difficulté est grave, tellement grave qu’à notre avis elle doit être plutôt écartée que résolue, (p. 99.) On ne peut imaginer comment une cause parfaite a pu se porter à créer, je ne dis pas ce monde, mais un monde. Ce problème est l’unique problème. C’est celui de la création, (p. 190.) Nous regardons ce problème comme insoluble, (p. 201.) »

Et tant d’autres passages de la même teneur, revenant tous à ce refrain : logiquement, la création ne doit pas être ! Jules Simon l’admet néanmoins, parce que son sentiment religieux et moral l’y oblige non moins que son bon sens, mais c’est une réelle souffrance pour sa raison, disons mieux, pour son rationalisme. Et alors, je le demande, qu’est-ce qui l’autorise à nier le surnaturel ? De quel droit vient-il nous contester l’exaucement de nos prières ? Les arguments qu’il invoque en faveur de la Providence sont également valables en faveur des dogmes qu’il combat. Il dit que Dieu ne change jamais ! Nous le croyons aussi, et nous pouvons lui retourner ses propres paroles :

« Ne vaut-il pas mieux reconnaître que l’immutabilité et l’action peuvent coexister en Dieu, quoique nous ne comprenions pas comment il peut créer le mouvement sans y tomber ? N’avons-nous pas déjà, quand il ne s’agissait que de la création, subi la nécessitéd d’admettre que l’unité crée le multiple sans cesser d’être l’unité ?… Pourquoi reculer chaque fois qu’une nouvelle difficulté apparaît ? (p. 219.) »

d – C’est nous qui soulignons.

Et voici un aveu plus significatif encore :

« A s’en tenir aux termes rigoureux de la spéculation, on serait forcé de dire que Dieu que connaît que lui-même et n’agit point au dehors. Mais le monde existe, Dieu l’a produit volontairement ; il faut donc de toute nécessité souffrir cette dérogation à la rigueur des principes, (p. 232.) »

Or, n’est-il pas évident que cette première « dérogation, » à supposer que c’en soit une, en entraîne d’autres et les justifie d’avance ? Qu’est-ce qui empêche l’auteur d’aller plus loin dans la voie des concessions ? C’est qu’il n’admet l’acte créateur qu’à son corps défendant, malgré les résistances de sa logique, et que, forcé d’être inconséquent, il voudrait l’être le moins possible.… Si seulement ce « moins possible » servait à quelque chose ! Mais il est à la fois insuffisant pour satisfaire l’âme humaine et inacceptable philosophiquement. Est-ce là une position tenable ? Notre écrivain peut-il se soustraire à l’obligation de monter ou de descendre, d’élargir son point de vue ou de le rétrécir ?

Que penser de cette méthode prétendue rationnelle, qui le jette dans une impasse dès les premiers pas ? On souffre soi-même de le voir se débattre vainement entre les axiomes de sa dialectique spéculative, qui conçoit Dieu d’une telle manière que la création devient un hors-d’œuvre ou un contre-sens, et les aspirations de sa piété, qui a soif d’un Dieu vivant et paternel. « Tant pis pour ceux qui ont soif ! » diront les logiciens à outrance.… Nous préférons dire avec Jésus : « Heureux ceux qui ont soif ! » Heureux ce penseur qui a fait effort pour croire, et n’a pas voulu sacrifier son âme à la belle ordonnance d’un système ! Sa philosophie est caduque ; mais, lui du moins, il aura pu dire : « Avant tout je suis homme ! » et presque : « Je suis chrétien ! »

S’il n’avait été qu’un philosophe, un « intellectuel » à la façon de Schérer et de tant d’autres, il eût dit à sa raison : « Sois intrépide jusqu’au bout ! Ne t’inquiète ni des droits du cœur ni des postulats de la conscience ; va droit ton chemin et broie mon âme, s’il le faut, sur ton char de triomphe ! » Il aurait lâché l’un après l’autre les dogmes que retient encore, par habitude plus que par conviction, la religion dite naturelle : création, Providence, immortalité ; il eût renoncé à rien affirmer sur la cause première, sinon son existence, à lui attribuer une qualité quelconque de peur de l’amoindrir ; et il eût fait halte un instant auprès de son grand maître Aristote, dont le nom revient sous sa plume avec une prédilection marquée, et avec lequel il a une secrète affinité.

Mais, comment s’arrêter là ? Est-il possible à un moderne de s’attarder longtemps à la théologie du sage grec ? Cette Divinité transcendante et impassible, qui ne connaît pas le monde qu’elle produit sans le vouloir et sans y penser, n’est-elle pas plus contradictoire que toutes les autres ? Ce Dieu tellement un qu’il ne peut songer qu’à son moi, et qui, par conséquent, ne peut avoir qu’une seule idée, qu’il roule éternellement en lui-même, ou plutôt qu’il ne roule pas du tout, puisqu’en lui tout est immobile, tout est pétrifié, n’est-il pas une chimère inintelligible ? Et le dualisme sans fin qui en résulte entre ces deux êtres parallèles, Dieu et le monde, qui n’entrent jamais en contact réel, n’est-il pas intolérable pour la pensée ?

La raison, consultée seule, vise à l’unité irrésistiblement, et elle sera d’autant plus satisfaite que cette unité sera plus uniforme, plus absolue, plus mathématique. Vous êtes contraint de statuer une cause première ? Pourquoi la séparer du monde ? Ne faut-il pas une relation entre la cause et l’effet ? L’effet n’est-il pas contenu dans la cause, et la cause présente dans l’effet ? Combien ne serait-il pas plus simple, au point de vue de la raison pure, de supprimer complètement la dualité et de dire que Dieu et le monde ne font qu’un, ne sont que les deux faces d’un même Tout ; que Dieu, c’est le monde envisagé dans son unité, comme le monde est Dieu considéré sous l’angle de la diversité ; en un mot, que Dieu est l’âme du monde, l’Infini se déployant dans la vie universelle ! Elevez-vous à la hauteur de cette conception que plusieurs trouvent sublime ; rassemblez toutes les forces de votre âme, imagination, sentiment esthétique, et tout le mysticisme dont vous disposez ; essayez de vous recueillir à la pensée de cet Etre mystérieux qui n’a de nom dans aucune langue, mais qui, animant toutes choses, est voilé partout et partout présent dans les phénomènes : vous aurez la religion de l’Infini.

Voilà le terme où Jules Simon n’eût pas manqué de se fixer, s’il avait été plus rigoureux dans sa méthode. Elaguez de sa doctrine tout ce qui procède d’une autre source que de son rationalisme spéculatif, tous les éléments qui font disparate avec son dogme favori de l’immutabilité divine, il ne vous restera que la notion vague et abstraite de l’Etre infini. Ce n’est point de notre part une supposition gratuite : à presque toutes les pages de son livre, on sent que c’est bien là le vrai courant de sa pensée. Quand il écrit par hasard que « Dieu nous a faits à son image » (p. 138 et 280), c’est l’homme, le croyant qui parle. Mais le philosophe paraît, et, de son verbe intraitable, il se hâte de corriger ce langage trop humain : pour lui, le vrai Dieu n’a rien de l’homme ! (p. 364)

« Notre soin principal, dit-il, est d’établir que, faute d’analogie avec nous et avec le monde, la cause première nous est nécessairement inaccessible, (p. 213.) Il faudrait pour parler de lui une langue dont les mots ne fussent pas applicables aux créatures, (p. 43.) C’est même par un abus manifeste que nous employons les mots d’être, de penser, de sentir, de vouloir, tantôt en parlant de Dieu et tantôt en parlant de nous-mêmes ; car ces mots ne peuvent pas avoir le même sens dans les deux cas… Souvenons-nous que cela veut dire seulement qu’il est la cause parfaite et inconnue de ce que nous appelons l’être, la pensée, l’amour, et la volonté, (p. 82.)

Ainsi, le Dieu personnel s’évanouit dans l’Inconnaissable, et le déisme conséquent va se perdre aux confins du panthéisme.

Ah ! que nous préférons le criticisme de M. Renouvier, qui, orientant la philosophie en sens inverse, n’a pas craint, déjà en 1872, d’exprimer ce souhait qui avait l’air d’une bravade, et à la réalisation duquel il a travaillé dès lors sans relâche :

Nous aimons mieux espérer que notre philosophie s’attachera à un criticisme définitivement conscient de lui-même et n’excluant, au nom des arguments d’une fausse science, aucune légitime croyance ; que notre religion inclinera plutôt à l’anthropomorphisme avoué qu’au dogme inintelligible de l’Infini et au culte de l’absolue.

eL’esprit germanique et l’esprit latin (Critique philosophique, 1872, tome I.)

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