L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE IV
Quinze jours pour connaître Jésus

De l'Atlantique jusqu'à la Mésopotamie, de Tingi (Tanger) jusqu'au fond de l'Egypte, la Pax romana étend son égémonie, son omnipotence, sa protection.

Sur son île de Capri, dans le raffinement de l'une des douze villas qu'il a fait édifier pour abriter ses débauches, Tibère, le vieil empereur, vit ses derniers jours. Mis de force au pouvoir par Auguste, il avait suscité beaucoup d'espoirs. Peu à peu, l'exercice sans frein du pouvoir absolu a perpétué partout les soupçons et la peur. Protégé par une garde aux mille yeux, il adresse à son ministre Séjan, exécuteur à Rome de ses basses œuvres, une rafale d'arrêts de mort dont s'épouvante le sénat. Quand l'empereur impitoyable passera-t-il de vie à trépas ?

Est-ce de Capri ou de Rome que Vitellius, légat de Syrie, a reçu l'instruction de mettre fin aux empiètements du roi Arétas ? On a laissé trop aisément les Nabatéens prendre Philadelphie, occuper Gérasa, annexer Gamala. Qu'ils accentuent maintenant leur pression sur Damas, voilà qui frôle l'insupportable.

En mars 37, se réglant sur la logique militaire de Pompée, les légions de Vitellius approchent de cette ville qui tremble entre la menace nabatéenne et le péril romain. Pour apaiser Arétas, les Damascènes ont fait savoir que la monnaie romaine allait cesser d'avoir cours dans la ville. Pour se protéger de Vitellius, ils ont mis Damas sur le pied de guerre, renforcé ses défenses, fermé ses portes. Sans doute Saul s'y est-il glissé au dernier moment.

Empêtré dans sa version qui veut ignorer les trois années passées par Saul en Arabie, Luc montre son héros reprenant ses prédications à Damas comme s'il n'était parti que de la veille. Il dépeint ses auditeurs juifs de plus en plus exaspérés par l'affirmation réitérée de « Jésus, Fils de Dieu ». Comprenons-les, ces juifs : personne n'a jamais laissé entendre que le Très-Haut pouvait avoir un fils. Pas un mot chez les Prophètes, pas un verset dans le Livre saint ! Scandale.

Et les chrétiens de Damas ? La logique veut que, depuis trois ans, ils se soient multipliés et que le récit des persécutions menées par le Tarsiote ait été transmis, naturellement amplifié, aux nouveaux convertis. Loin de croire à un Saul sûr de lui, nous le voyons hanté par son exécrable réputation et ne sachant visiblement que faire de lui-même.

« Ces juifs se concertèrent pour le faire périr. Saul eut alors connaissance de leur complot. Ils allaient jusqu'à garder les portes de la ville, jour et nuit, pour vouloir le tuer[1] » : voilà ce que Luc croit savoir. La version de Paul est tout autre : « A Damas, l'ethnarque du roi Arétas faisait garder la ville pour m'arrêter[2]. » Dans l'Empire romain, le titre d'ethnarque désignait un gouverneur de province. L'envoyé d'Arétas était donc un important personnage. Selon la tradition nabatéenne, les régions conquises ou contrôlées devenaient des districts autonomes confiés, la plupart du temps, à des membres de la famille royale. Que l'ethnarque d'Arétas fasse garder la ville confirme l'étendue des griefs nourris par le roi à l'encontre de Saul et montre en même temps que les Nabatéens contrôlaient Damas.

[1] Actes 9.23-24.

[2] 2 Corinthiens 11.32.

La petite phrase de Paul éclaire l'épisode d'un jour nouveau : l'hostilité des juifs ne fut pas la cause essentielle du péril qu'il a encouru. C'est à l'éthnarque qu'il a voulu se soustraire. La suite du récit ne permet aucune hésitation : « C'est par une fenêtre, dans un panier, qu'on me laissa glisser le long du rempart, et ainsi je lui échappai. »

L'histoire du panier a fait florès. Elle figure dans tous les guides de voyage, on la trouve dans la bouche des accompagnateurs de toutes langues qui montrent, sur les remparts, les vestiges d'une tour carrée dont les fondations — d'énormes pierres — subsistent aujourd'hui encore. Ils répètent à qui mieux mieux :

— C'est par là que l'on a descendu saint Paul dans un panier !

« Il surgit des eaux divines saisi d'un tel feu, dit de Paul Jean Chrysostome, qu'il n'attendit même pas l'enseignement d'un maître. » A ce point de son histoire, le feu brille de son absence. Saul ne cesse de déconcerter. Impatient de nature, il montre trop de patience. Après l'Evénement, on l'attendait à Jérusalem : il passe en Arabie. On voudrait, à Damas, que le messager du Christ fit face : il s'enfuit dans un panier. En ce temps-là, Saul de Tarse serait-il l'homme le plus seul au monde ?

Je sens le lecteur de plus en plus intrigué par tous ces textes qu'il lit : est-on sûr de leur authenticité ? De quelle manière sont-ils parvenus jusqu'à nous ?

Dans le Nouveau Testament, les textes canoniques sont disposés dans un ordre immuable : l'Evangile selon saint Matthieu, l'Evangile selon saint Marc, l'Evangile selon saint Luc, l'Evangile selon saint Jean. Viennent ensuite les Actes des Apôtres, puis les Epîtres de saint Paul, les Epîtres d'autres apôtres, enfin l'Apocalypse. Nous tirons de cette disposition une idée toute faite : la publication des Evangiles doit être antérieure aux Actes et à l'apostolat de Paul. Erreur. Le lecteur le sait : au moment de l'Evénement, aucun texte évangélique n'a encore été diffusé. Il s'en faudra de longtemps.

Que quelques-uns des témoins de la vie de Jésus aient conservé par écrit certains de ses propos, on ne peut l'exclure. A condition que cela ait été rédigé après coup. La notion de notes prises sur-le-champ, familière à notre époque, ne correspond en rien aux conditions de l'écriture antique. Au Ier siècle, écrire est un métier exercé par des professionnels qui s'enorgueillissent de leur nom : les scribes. Ils ont acquis leur science à la suite de longues études et, pour l'exercer, exigent un salaire. Le scribe est seul à pouvoir rédiger sans faire de brouillon. Il se sert parfois — plus rarement qu'on le croit — de tablettes de cire sur lesquelles, à l'aide d'un stylet, il grave ce qu'on lui commande d'écrire. Dès que l'on veut aborder un texte plus long — les Epîtres de Paul par exemple —, il faut disposer d'un matériel dont la description est venue jusqu'à nous : une planchette sur laquelle on fixait des godets renfermant de l'encre ; un stylet à pointe sèche qui marquait les alignements ; un grattoir pour effacer.

Le scribe fabrique ses propres encres : noir à partir de noir de fumée, rouge à partir d'une terre ocre. Ses plumes — calames — proviennent de joncs ou de roseaux. Outre la tablette de cire, il a le choix entre le papyrus et le parchemin, coûteux l'un et l'autre. Sorte de papier avant la lettre, le papyrus se compose de bandes tirées de la tige d'une plante récoltée en Egypte et juxtaposées pour obtenir des feuilles de vingt à quarante centimètres de côté. Chaque face peut être utilisée. Le parchemin, plus cher mais plus solide, n'est autre que la peau d'animal — mouton, chèvre, antilope — que l'on a tannée et blanchie. Michel Quesnel, dont l'étude sur le sujet fait référence, conclut qu'« un tel matériel permettait d'écrire environ trois syllabes à la minute soit soixante-douze mots à l'heure »

Imagine-t-on les apôtres transportant un tel attirail dans leur besace et s'en servant, à l'étape, pour donner une forme écrite aux paroles de Jésus ? Issus presque tous des milieux les plus simples, la plupart ne savent ni lire ni écrire. Ils auraient éclaté de rire si quelqu'un avait affirmé le contraire. Ils n'auraient pas songé à discuter, en revanche, si on les avait présentés comme maîtres en transmission orale. C'était alors le lot général : en apprenant par cœur les versets de la Loi, les enfants juifs fortifiaient leur mémoire jusqu'à l'hypertrophie. Les apôtres en sont la meilleure preuve.

La datation des Evangiles et des Epîtres de saint Paul a fait l'objet de travaux innombrables. On se rassemble aujourd'hui autour d'années dont il faut reconnaître qu'elles sont convaincantes mais approximatives. C'est après la mort de Pierre et de Paul que Marc, entre 65 et 70, a rédigé son Evangile, le premier ; le deuxième attribué à Matthieu, l'un des Douze, primitivement écrit en hébreu et adapté en grec par un auteur inconnu, a vu le jour dans les années 80, de même que celui de Luc qui n'a pas connu Jésus mais s'est livré à une enquête approfondie auprès des témoins de sa vie ; le dernier, l'Evangile de Jean, probablement le plus jeune des apôtres, monument de l'esprit, profondément différent des autres, est le résultat d'une très longue maturation. On en situe la rédaction vers les années 90.

Il faut en venir à la question qui — légitimement — nous préoccupe le plus : comment ces textes ont-ils pu nous être transmis ? Si l'existence des Epîtres de Paul est attestée en 150, aucun manuscrit de la même époque ne nous est parvenu. Le premier manuscrit des Evangiles, le Vaticanus, est daté de 331. Un tel espace de temps nous inquiète. Si les premiers documents concernant Louis XIV voyaient le jour aujourd'hui seulement, serions-nous assurés de leur véracité ? Trois siècles entre la rédaction des Evangiles et le premier manuscrit qui les rassemble, voilà qui est énorme ! Beaucoup de croyants en restent obsédés.

Ils ont tort. Leur inquiétude devrait concerner tous les grands textes de l'Antiquité, qu'ils soient grecs ou latins. Entre le temps où Euripide écrivait et celui où sont apparues les premières copies que nous connaissons, seize siècles se sont écoulés. Pour Sophocle, Eschyle, Aristophane, Thucydide, quatorze siècles. Pour Platon, treize. Pour Démosthène, douze. Pour Térence, sept. Pour Virgile — le plus favorisé —, quatre. Soutiendra-t-ton que les œuvres de Sophocle ne sont pas de Sophocle mais d'un moine faussaire du Moyen Age ?

Longtemps il en est allé de même pour l'Ancien Testament que nous ne connaissions que par des copies tardives. Ce n'est plus le cas : la découverte, après la Deuxième Guerre mondiale, des manuscrits originaux de la mer Morte, a fait surgir de longs passages de la Bible. A peu de chose près, ils sont identiques aux copies tardives. De quoi rassurer les plus sceptiques.

J'ajouterai qu'une collection de papyrus grecs, copiés autour de l'an 200 — les Papyrus Chester Beatty —, nous restitue une Bible presque complète, y compris les Epîtres de Paul[3].

[3] Chester Beatty Library.

Le processus de la survie des textes antiques est clair. Il faut savoir que la seul Epître aux Romains sur papyrus devrait couvrir un rouleau de trois à quatre mètres de long. La fragilité extrême du support de ces textes les a peu à peu fait disparaître. Les derniers survivants ont dû périr sous la main des moines quand ils les recopiaient sur parchemin.

Paul mourra avant d'avoir pu lire un seul Evangile. On a peine à en croire ses yeux quand on trouve ces phrases dans une de ses Epîtres : « Voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur et que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il était livré, prit du pain, et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites cela en mémoire de moi. Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi[4] »

[4] 1 Corinthiens 11.23-25.

Intégrées à l'Evangile, ces lignes de Paul sont maintenant prononcées chaque jour au cours de toutes les célébrations eucharistiques. Dans le monde entier.

Quand Saul va-t-il admettre qu'il est temps de connaître le Fils de l'Homme dans sa réalité terrestre ? Ne voit-il pas que sa foi claudique sur une jambe unique ? Il lui manque toujours d'avoir écouté ceux qui ont vu Jésus, qui se trouvaient là quand on lui a conduit la femme adultère destinée à la lapidation et l'ont entendu prononcer ces mots : « Que celui qui n'a jamais péché lance la première pierre. » Il lui manquera la réponse de Jésus à sa mère quand, à Cana, elle lui a demandé de mettre fin à la confusion des hôtes qui manquaient de vin : « Femme, mon heure n'est pas venue. » Il lui manquera de savoir que Jésus, en fils affectionné, à quand même changé l'eau en vin. Quand Saul va-t-il se décider à s'informer là où il faut.

Un texte plutôt obscur de Paul nous inquiète : il lui aurait fallu attendre trois ans pour regagner Jérusalem. Trois ans ajoutés aux trois années d'Arabie ? Aussi embarrassés que nous, les spécialistes sont parvenus à une explication vraisemblable : les trois ans devraient se compter à partir de l'Evénement ; ils engloberaient l'exil en Arabie et les deux séjours à Damas[5]. Nous respirons et, satisfaits, emboîtons le pas au voyageur qui se met en route.

[5] Voir le raisonnement convaincant de Jürgen Becker. Le monumental travail scientifique de celui-ci ne peut que susciter l'admiration et, de ma part, la gratitude.

Car il marche vers Jérusalem, Saul. Enfin.

La voilà donc cette ville, tout à la fois redoutée et regrettée, immuable en ses murailles de pierres, cœur de la nation juive où se retrouvent, aux mêmes jours, aux mêmes fêtes, tous ceux qui accourent en son Temple adorer l'Eternel. Des centaines de milliers de pèlerins chantent et prient toujours dans l'enceinte sacrée. Emplis du Très-Haut, ils s'en retournent en scandant l'hymne mille fois répétée : « C'est l'Eternel qui veille sur notre départ, lui qui protège notre retour. Mon secours vient de l'Eternel qui a fait la terre et les cieux. »

Le Saul un peu las qui regagne la ville de David ne peut que ressentir l'intensité de ses forces vives, la vigueur de cette religion millénaire et, en contrepartie, la fragilité de ceux qui croient en Jésus. Ce qu'il ignore, c'est que le flux immense des pèlerins qui s'en retournent chez eux abrite désormais un invisible courant. Telles familles qui regagnent « la Mésopotamie, la Judée et la Cappadoce, le Pont et l'Asie, la Phrygie, la Pamphilie, l'Egypte et la Libye cyrénaïque » — belle énumération de Luc[6] ! — emportent avec elles le secret confié à un parent, un ami, un inconnu : le Messie est venu sur terre. Cette « expansion spontanée » prolonge la dispersion qui s'est opérée après l'exécution d'Etienne. A l'image de Philippe, les chrétiens hellénistes ont cherché refuge loin de Jérusalem ou regagné à la hâte leur pays d'origine. A leur tour, ils ont répandu l'histoire de ce Messie crucifié qui, mis au tombeau, est ressuscité le troisième jour.

[6] Actes 1.9.

Ainsi se confirme peu à peu la prophétie de Jésus adressée aux Douze au jour de l'Ascension : « Vous êtes mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, jusqu'aux extrémités de la terre. »

Luc montre Saul tentant, à Jérusalem, de se réunir aux fidèles, « mais tous avaient peu de lui, n'arrivant pas à le croire vraiment disciple[7] ». Ici, pour la première fois, entre en scène un personnage que l'on retrouvera à de multiples étapes de la vie de Paul. Les Actes le présentent ainsi : « Joseph, surnommé Barnabas[8] par les apôtres, était un lévite[9] originaire de Chypre. » Il va introduire Saul auprès des apôtres. Sur cette rencontre dont nous attendions tout, nous n'aurons droit, de la part de Paul, qu'à une sèche allusion : « Je suis monté à Jérusalem pour faire la connaissance de Céphas et je suis resté quinze jours auprès de lui, sans voir cependant aucun autre apôtre, mais seulement Jacques, le frère du Seigneur[10]. »

[7] Actes 9.26.

[8] Littéralement : l'homme du réconfort.

[9] Membre de la tribu de Lévi voué au service du Temple.

[10] Galates 1.18-19.

Quinze jours seulement pour connaître Jésus ! « Incroyable mais vrai », proclamaient les petits journaux que je lisais dans mon enfance. On ne saurait mieux dire. Nous ne doutons pas que les soins de la communauté aient absorbé le temps de Pierre et Jacques, mais tout de même !

Qu'a pu apprendre Saul en si peu de jours ? Des paroles de Jésus que Pierre, à force de les répéter, sait par cœur ? Le parcours du Seigneur en Galilée et en Judée esquissé à grands traits ? Les premières phases d'une théologie balbutiante, les progrès de la nouvelle communauté, les obstacles qu'elle rencontre. La conversion qu'il a obtenue — lui, Pierre — en baptisant le centurion romain Corneille. Un païen ! L'ex-pêcheur du lac de Tibériade a-t-il tenté de parler de ses amis et de lui-même, jetant leurs filets pour courir à la suite de cet inconnu que d'emblée ils avaient reconnu ? Rien de tout cela ne semble avoir intéressé Saul. Adepte avant la lettre de l'histoire non événementielle, les détails ne le concernent pas.

Dans les Epîtres de saint Paul, le Christ flamboie à chaque page ; Jésus passe inaperçu. Pas une allusion aux paraboles que les gens simples écoutaient si avidement. Pas de discours sur la montagne, pas de pêches miraculeuses, rien des guérisons, rien sur ce Temple d'où furent chassés les marchands et où le fils de Marie prêcha avant d'être crucifié. Pour Paul, « Dieu en Christ réconciliait le monde avec lui-même, ne mettant pas leurs fautes au compte des hommes, en mettant en nous la parole de réconciliation[11] ». Jésus n'a pas besoin de biographie.

[11] 2 Corinthiens 5.19.

Non seulement Paul reconnaît qu'il n'a vu, au cours de ces quinze jours, que Pierre et Jacques, mais il tient à être cru : « Ce que je vous écris, je le dis devant Dieu, ce n'est pas un mensonge. » S'il renforce de la sorte l'affirmation, c'est pour imposer l'idée — essentielle à ses yeux — qu'il n'avait pas besoin d'en voir d'autres.

Il ne faut pas négliger pourtant sa rencontre avec Jacques. Même si l'on ne veut pas prendre au pied de la lettre ceux qui à l'époque — pratiquement tous — le nomment « frère du Seigneur », son appartenance à la famille de Jésus ne fait guère de doute. Son influence se révélera considérable, non seulement sur la première Eglise mais aussi, paradoxalement, sur les pharisiens non convertis qu'édifiera sa piété rigoureuse dans le judaïsme. Quand la primauté de Pierre s'amenuisera, Jacques prendra la tête des disciples de Jésus. On le désignera comme « premier évêque des Hébreux ». Le cas de ce chrétien acharné à rester pleinement juif sera pesé par Paul quand il devra lui-même arrêter son choix. Le jour viendra où il le trouvera sur sa route, acharné à anéantir les effets de sa mission. Infortunée religion qui, à peine née, va se diviser et se combattre elle-même.

On voit Saul, à la fin de son court séjour, ayant pris peu à peu de l'assurance et se promenant dans les rues avec Pierre et Jacques. Ce qui ne manque pas de choquer fortement les chrétiens qui l'aperçoivent. A plusieurs reprises, il tente de s'expliquer auprès de ces gens si clairement hostiles : « Il s'entretenait avec les hellénistes et discutait avec eux ; mais eux cherchaient à le faire périr[12]. » Ils n'ont pas oublié. Ce qu'il redoutait est arrivé : sa réputation de persécuteur lui est devenue une tunique de Nessus. Par chance, tous ne lui veulent pas de mal : ayant appris qu'on lui réservait un mauvais parti, le pire peut-être, « les frères le conduisirent à Césarée[13]  ». Information à ne pas négliger : de Césarée, Paul va être « renvoyé par l'Eglise à Tarse ». Echec à Damas, échec à Jérusalem, échec à Césarée, c'est beaucoup.

[12] Actes 9.29.

[13] Actes 9.30.

Pour être équitable, cherchons le sens, en langue grecque, du verne renvoyer. Exapostellein peut signifier « éloigné » mais, dans la Septante et d'autres textes contemporains, il prend le sens d'« envoyé en mission ». C'est ce que semble évoquer Paul quand il écrit : « Je me suis rendu dans les régions de Syrie et de Cilicie[14]. » Dans ce cas, les faits se déduiraient d'eux-mêmes : Saul, s'étant rallié Pierre et Jacques, aurait obtenu d'eux une sorte de mission apostolique à excercer dans les provinces voisines de sa ville natale. Tarse ferait figure de base de départ.

[14] Galates 1.21.

Aucun texte ne nous informe de l'accueil de ses parents : bras grands ouverts, larmes de bonheur, inquiétude face à cet étrange ayant-vu-Dieu ? Assez vite, il se sera remis à tailler et coudre des tentes dans l'atelier paternel : on l'imagine mal vivre aux crochets de ses parents. On peut même supposer que son père vieillissant lui aura confié des responsabilités accrues. On croit le voir discuter de détails de livraison, de prix à tenir, ou tout simplement — nous sommes en Orient — en train de marchander.

L'un de ses biographes le dépeint, pendant ces trois années, « parcourant sa province pour vendre ses marchandises et annoncer l'Evangile, un peu comme les colporteurs de bibles qui, dans le sud américain, faisaient office de charlatans ou de vendeurs d'élixirs[15]. » Est-ce alors que s'est esquissé l'unicité d'un destin, l'éventualité de se faire en même temps artisan et prédicateur d'Evangile ?

[15] Jean-Robert Armogathe.

Une fois encore, il fait naître en nous un malaise. Même si, de temps à autre, il quitte Tarse pour prendre contact avec quelque communauté embryonnaire, ces années de retrait en famille, dans la position la plus « bourgeoise » qui soit, voilà ce que l'on a beaucoup de mal à expliquer. L'Evénement ne bouillonne-t-il plus dans son esprit, dans sa mémoire, dans son cœur ? De la table familiale aux soucis de son travail, a-t-il fini par n'y plus penser, sans toutefois le rayer délibérément de sa mémoire, comme on le fait d'un livre que l'on range dans sa bibliothèque en sachant que, le cas échéant, on pourra s'y référer ? La question reste entière : pour quelles raisons Saul s'éternise-t-il à Tarse ?

Depuis que Tibère est mort en 37 — enfin —, un empereur fou règne à Rome : Caligula. Arrière-petit-fils d'Auguste, fils du populaire Germanicus et d'Agrippine, fils adoptif et successeur de Tibère, reconnu sans difficulté par le sénat et par l'armée, son déséquilibre naissant lui a suggéré l'idée de s'offrir à l'adoration de ses sujets comme le « Nouveau Soleil ». Peu à peu cette bizarrerie s'est muée en folie furieuse. Non seulement il a fait sénateur son cheval préféré, mais il a pris les juifs en haine. En Orient, l'antisémitisme impérial va trouver un foyer de choix. Un impitoyable pogrom ravage, en 38, Alexandrie, ville juive par excellence. A Antioche, on quadrille le quartier juif, on tue et on pille. Les tensions entre l'autorité romaine et la communauté juive atteignent leur paroxysme quand Caligula — en 40 — exige que l'on dresse sa statue dans l'enceinte du Temple de Jérusalem. Un an plus tard, un tribun de la garde prétorienne abattra le fou dans son palais.

De peur d'être massacré à son tour, son oncle Claude — épileptique, bègue, dénué de toute volonté — s'est tapi dans une cachette du même palais. Découvert par les prétoriens, il est sur-le-champ proclamé empereur. Les disciples de Yahweh vont pouvoir respirer : un édit de Claude confirme aux juifs d'Alexandrie la liberté de pratiquer leur religion et fait connaître à ceux d'Antioche sa volonté de tolérance : leurs droits seront inscrits sur des tables de bronze. Disposant de ses propres chefs, la communauté juive d'Antioche jouit désormais d'une législation particulière protégeant les droits familiaux et les règles du culte, sans néanmoins que ses membres soient reconnus à part entière.

Dans le même temps, les conversions au christianisme se multiplient. Elles vont poser des problèmes, non seulement à la hiérarchie juive de plus en plus irritée, mais au sein même de la nouvelle communauté des disciples de Jésus.

Après la tourmente qui a suivi la lapidation d'Etienne, une partie notable des chrétiens hellénistes chassés de Jérusalem s'est en effet réfugiée à Antioche. Tout porte à croire que c'est l'un des Sept, Nicolas, qui y a fondé une communauté chrétienne. Prudents, ses membres n'ont d'abord « annoncé la Parole » qu'aux seuls juifs. Ils ont bientôt remarqué que nombre de païens affichaient un intérêt insolite pour la religion de Moïse. Plus étonnant encore : il ne s'agit pas de cas exceptionnels. Ces gens sont assez nombreux pour que l'on commence à leur donner un nom : les « craignant-Dieu ».

Pour comprendre ce que cette appellation signifie, il faut imaginer un « Grec » qui, depuis l'enfance, a vécu dans le culte des dieux de l'Olympe et, au moment de leur offrir des sacrifices, n'a toujours eu que l'embarras du choix. Il nomme les mêmes dieux tantôt en grec, tantôt en latin : Zeus ou Jupiter, Dionysos ou Bacchus. Il s'adresse à cette famille multiple avec l'agilité d'esprit que lui procure une culture ancestrale. Tous y passent : Junon, Hermès, Vénus, Eros, Apollon, Aphrodite, Mars, Minerve. Notre homme connaît tout de leur existence ou de leur rôle dans la nature, de leurs mérites, de leurs vices — car ils en ont —, de leurs affrontements, de leurs amours, de leur progéniture. Rien de plus séduisant, de plus attachant, de plus propre à susciter le rêve mais notre Grec commence à se lasser des exploits de ces dieux trop humains. De là à s'en éloigner, il n'aurait qu'un pas à franchir mais, par fidélité, il n'a pas voulu y songer. Cela jusqu'au jour où on lui a chuchoté à l'oreille que des gens de la ville croyaient en un Dieu unique. Unique ? Ce grec s'est récrié mais a montré de la curiosité. Qui est-il, qu'a-t-il fait, ce Dieu ? On lui répond qu'il a créé l'univers et tout ce qui vit. Il veille sur les hommes, les préserve des embûches qui les menacent, les récompense s'ils font le bien et les châtie s'ils font le mal. Le Grec n'y croit guère. Il demande qui sont les fidèles de ce Dieu-là. On lui répond : les juifs. Comme tout le monde, le Grec connaît leur existence mais où peut-on les voir ? Dans une synagogue. Il arrive que le « craignant-Dieu » — qu'il vaudrait mieux dénommer : « cherchant-Dieu » — franchisse le seuil de la maison privée où s'assemblent les juifs : l'idée d'un lieu édifié dans le seul but d'y prier ensemble n'est pas encore implantée dans leur mentalité.

Découvrant dans ce milieu insoupçonné un terreau propice, les chrétiens vont se hasarder à y recruter. Ils réussissent au-delà de toute espérance. Aux « craignant-Dieu » prêts à se faire juifs pour découvrir le Dieu unique, ils proposent Jésus, Dieu et homme, juifs mais infiniment plus proche que les personnages de la Bible que jusque-là ils tentaient d'aborder. Le raisonnement est simple : inutile de passer par le judaïsme pour rejoindre ce Jésus. Allez à lui directement.

Le problème des conversions de païens déborde les simples questions d'obéissance aux rites. Il oblige à une option fondamentale : depuis leur petite enfance, les fidèles d'origine juive de Jésus ont obéi à la Loi. Qu'en sera-t-il des païens qui demanderont le baptême en ignorant tout de cette Loi ? A-t-on le droit d'admettre des « gentils » dans l'Eglise du Christ ? Cette redoutable question va être posée aux anciens de Jérusalem contrôlés par le sourcilleux Jacques. Est-il permis de vivre en contact avec des Grecs, Scythes ou autres, tous gens qui n'ont pas été circoncis ? Comment tolérer que des disciples de la Loi, en partageant leurs repas, risquent de toucher des viandes d'animaux tués hors des règles ?

L'éloignement exagérant la portée du débat, tout cela, annoncé à Jérusalem, commence à dégager une odeur de souffre aux yeux de Jacques et des siens. Pas de temps à perdre : pour y regarder de près, il faut envoyer à Antioche un « enquêteur » de toute confiance. On le trouve. C'est Barnabas, celui-là même qui a introduit Saul auprès de Pierre et de Jacques. « Homme droit, rempli d'Esprit Saint et de foi », on ne l'a pas seulement retenu en raison de son origine cypriote qui le rend proche d'Antioche par la distance mais, surtout, à cause de sa connaissance des mentalités antiochiennes.

A peine arrivé, Barnabas se met au travail. Il ne veut pas reconsidérer les conversions que l'on a obtenues des païens mais il tient — pour percer à jour la sincérité des engagements — à rencontrer chaque nouveau chrétien. Chez les païens convertis d'Antioche, Barnabas découvre une foi profonde qui l'enchante : « Quand il vit sur place la grâce de Dieu à l'œuvre, il fut dans la joie et il les pressait tous de rester du fond du cœur attachés au Seigneur[16]. » Il constatera vite que, dans cette ville immense, la tâche est au-dessus de ses forces.

[16] Actes 11.23.

Que faire ?

Que lui soit alors revenu le souvenir de ce Saul si complexe, haï par tant de gens mais qui, à Jérusalem, l'avait ému, voilà qui semble évident. Il s'informe : qu'est-il devenu ? Il est retourné à Tarse où il fabrique des tentes ; on lui a confié une vague mission de délégué apostolique. Qui la lui a délivrée ? Pierre et Jacques. Barnabas n'en doute plus : il tient l'homme du destin. Luc relate cela en sept mots : parce que, pour lui, l'affaire coule de source : « Barnabas partit alors chercher Saul à Tarse. »

Laissons courir notre imagination. Arrivée de Barnabas à Tarse. Enquête pour découvrir la maison de Saul. La porte à laquelle il frappe. Renvoyé par la mère à l'atelier. Couleur locale. Les morceaux de tente que Saul assemble ou le marché qu'il traite. Hésitation respective au moment de se reconnaître ; comme on change ! Le tour intéressant qu'à pris la calvitie de Saul. Naturellement tu couches à la maison. Mais non. Mais si. Les parents. Les petits plats dans les grands. Exposé de Barnabas. Silence. Quelques larmes de la mère à l'idée de perdre de nouveau son fils. Le vieux monsieur la fait taire. Silence. Question de Saul, lourde de sens : quand partons-nous ? Demain.

Qui prouvera que cela ne s'est pas passé ainsi ? Les grandes entreprises commencent souvent petitement. J'aime le commentaire de l'historienne Marie-Françoise Baslez : « La chance lui vint d'Antioche et de Barnabé. »

Excellente occasion de rendre à Barnabas le nom sous lequel il est devenu saint.

Saul a trente-cinq ans. Il marche.

Barnabé marche.

Comment leurs propos ne concerneraient-ils pas — avant tout — le débat fondamental d'Antioche ? Logiquement tout aurait dû porter le Tarsiote, élève du tolérant Gamaliel, vers les hellénistes. Or ceux-ci, depuis l'affaire d'Etienne, le haïssent. La réponse de Saul aux questions qu'à pu lui poser Barnabé n'a pas dû se faire attendre : sa rencontre avec Jésus a fait de lui un chrétien sans annuler rien de sa judaïté. L'essentiel qu'il en a retenu et l'ordre qu'il a reçu sont de faire connaître à tous les hommes que le Fils de Dieu a été crucifié pour racheter les fautes de tous les hommes. Exclure les païens pour quelque raison que ce soit serait une grande faute. Barnabé peut compter sur un frère qui, imprégné de culture grecque, formé par l'artisanat et le négoce, se trouvera partout à l'aise pour annoncer le Christ.

Quand on marche, on n'échange pas des idées générales. On s'informe, on informe. On parle l'Hérode Agrippa Ier, que son compagnon de débauche Galigula a fait roi en lui attribuant la Palestine du Nord, la Galilée et la Pérée auxquelles Claude a ajouté la Judée et la Samarie : le royaume du grand-père Hérode le Grand reconstitué ! Dans son zèle à se faire apprécier par des sujets rétifs, Agrippa s'est mis à pourchasser les chrétiens. Jacques, fils de Zébédée, est « mort par l'épée » : le premier apôtre à verser son sang. De nouveau Pierre a été arrêté mais — Barnabé est prêt à en jurer — un ange lui a ouvert les portes de sa prison. Libre, il a fait avertir Jacques, frère du Seigneur, ainsi que les Anciens. Ils se sont mis en lieu sûr.

Agrippa ? Alors qu'en avril 44 il prononçait un discours à la tribune royale, l'« ange du Seigneur le frappa[17] ». Flavius Josèphe n'a pas eu vent de la même mort : « Il entra au théatre à l'aurore, vêtu d'une robe entièrement en argent et d'un tissu admirable... Alors il fut pris de maux d'intestin et mourut trois jours plus tard. » Luc ajoute que « dévoré par les vers, il expira. » Il n'y va pas de main morte, l'ange du Seigneur de Luc.

[17] Actes 12.23.

Et puis, voici Antioche.

Se préoccupe-t-il, Saul, du passé de la ville qu'il trouve ? Ce n'est pas son genre. Quel intérêt pour lui qu'Antioche ait été fondée trois siècles plus tôt pas Séleucos Ier, dit le Vainqueur, qu'elle soit devenue la capitale de l'Empire séleucide, que treize souverains y aient régné jusqu'en 64 av. J.-C., époque où Pompée a dépouillé Antiochos XIII de son trône ? Le génie séleucide a tiré un parti magnifique d'une position unique sur la Méditerranée. Très vite, la ville a attiré les négociants, les commerçants, les armateurs, les banquiers. Aussi est née la plus cosmopolite des cités, ruisselante de richesses et de passions extrêmes. Au IIe siècle av. J.-C., l'Empire séleucide rayonnait déjà de la Grèce à l'Hindou Kouch. Rivale d'Alexandrie, Antioche comptait cinq cent mille habitants. Au Ier siècle de notre ère, quand Saul la rejoint, elle n'a que peu changé.

Bien difficile pour le Tarsiote d'appréhender les contradictions d'une telle ville. Evoquant Séleucie, le port d'Antioche, Juvénal s'indignait d'y voir, chaque année, s'embarquer des « êtres corrompus » nés d'une « pourriture séculaire » prêts à s'abattre sur Rome pour l'infecter. Cette entrée en matière sans ambiguïté inspirera Renan. Des sources dont aucune ne lui a échappé, il a tiré d'Antioche une description saisissante. Nous la voyons, cette « ville de courses, de jeux, de danses, de processions, de fêtes, de bacchanales » où règnent « un luxe effréné, toutes les folies de l'Orient, les superstitions les plus malsaines, le fanatisme de l'orgie ». Sur la grande avenue qui traverse la ville de part en part, roulent « les flots d'une population futile, légère, changeante, émeutière, parfois spirituelle, occupée de chansons, de parodies, de plaisanteries, d'impertinence de toutes espèces. » Renan devine là « comme un enivrement, un songe de Sardanapale » où se déroulent « pêle-mêle toutes les voluptés, toutes les débauches, n'excluant pas certaines délicatesses. »

Prenons garde au manichéisme : dans la ville de toutes les folies, on lit et admire Aristote, on représente Aristophane et Euripide, les écoles les plus cotées du Proche-Orient, les bibliothèques regorgent d'ouvrages. De loin, on vient admirer les temples où l'on prie.

Que l'un des débats les plus décisifs de l'histoire du christianisme se soit engagé dans un tel cadre et un tel climat, voilà qui nous laisse, vingt siècles après, incrédules. Pourtant cela fut.

Le premier sujet d'étonnement de Saul à Antioche a sûrement été de découvrir le nom que ses frères en Jésus portaient désormais : « C'est à Antioche que, pour la première fois, le nom de chrétiens fut donné aux disciples[18]. » De quelque croyance que l'on se réclame, on ne peut que ressentir de l'émotion en voyant surgir un mot appelé à un si prodigieux avenir et qui renfermera tant de foi, de sainteté, d'esprit de conquête dans le meilleur et — parfois — pire sens du terme. La source du mot est le grec christianos, formé sur Christos : le Christ. Etrangement, ce sont les milieux non chrétiens qui l'ont forgé. Les intéressés qui se désignaient jusque-là comme frères, saints, croyants, disciples, la Voie semblent l'avoir accueilli sans réticence puisqu'ils se sont empressés de l'adopter. Le biographe se sent soulagé de pouvoir écrire enfin chrétien sans périphrase, avertissement, guillemets ou note explicative.

[18] Actes 11.26.

Peut-être devons-nous voir désormais Saul à travers les mosaïques et les peintures qui, vraisemblablement nées de portraits plus anciens, nous livrent l'image invariable d'un homme au regard dominateur, maigre, chauve, le front large et une barbe taillée en pointe.

Sent-il que l'avenir de l'Eglise du Christ est en train de se jouer ? De toute part elle s'organise. A Antioche, c'est à un groupe de cinq hommes exemplaires qu'il revient — à côté de « l'Assemblée » — de diriger la communauté. Au milieu de telles autorités, Saul figure seulement comme un disciple zélé. Bien que recommandé par Barnabé, il doit faire ses preuves. Les disciples d'Etienne sont loin d'avoir oublié leur persécuteur de Jérusalem. Les autres savent-ils seulement ce qui lui est arrivé sur le chemin de Damas ? Saul a dû, pendant une durée assez longue, renoncer à s'en targuer : s'exposer à des doutes — logiques et vraisemblables — sur l'Evénement lui eût été insupportable. Ses lettres le démontrent : il se sent toujours dans la dépendance immédiate du Christ. De cette certitude, il ne déviera plus.

Durant une année entière, Saul vit avec Barnabé en communauté charismatique, jeûnant et priant en compagnie de « permaments » de l'Eglise locale. Il prêche dans les synagogues mais aussi — voilà qui est nouveau — ailleurs dans la ville. Une tradition, longtemps évoquée à Antioche, l'a montré parlant du Panthéon et notamment à des auditeurs romanisés. Il enseigne plus volontiers qu'il ne baptise. De jour en jour, de mois en mois, Barnabé peut se convaincre de l'excellence de son choix. Que Saul ait subi profondément son influence ne fait aucun doute, non plus que l'amitié qui les unira si longtemps. L'un et l'autre restent célibataires alors que d'autres parmi les têtes de l'Eglise — tels Pierre et Jacques — sont mariés. Barnabé, pourtant issu d'une riche famille de Chypre, s'obstinera, comme Saul, à travailler de ses mains pour ne pas être à la charge de la communauté. Sur la liste des cinq principaux membres de la communauté chrétienne d'Antioche, Barnabé a droit à la première place, Saul à la dernière.

Est-ce parce qu'il cherche éperdument la lumière que Saul va être frappé par ce que d'aucuns désigneront comme un encouragement manifeste, d'autres comme le plus insolite des rappels à l'ordre . « Cela vous tombe dessus », disent ceux qui en ont été l'objet. La vision que reçoit Saul le marquera à jamais. Se refusant par humilité à s'exprimer à la première personne du singulier, il l'évoquera plus tard en ces termes : « Je connais un homme en Christ qui, voici quatorze ans — était-ce dans son corps ? je ne sais, était-ce hors de son corps ? je ne sais, Dieu le sait — cet homme-là fut enlevé jusqu'au troisième ciel[19].

[19] La tradition juive a retenu de cinq à dix ciels. Sept est le chiffre le plus courant. On situait généralement le paradis au troisième ciel.

« Et je sais que cet homme — était-ce dans son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait — cet homme fut enlevé jusqu'au paradis et entendit des paroles inexprimables qu'il n'est pas permis à l'homme de redire. Pour cet homme-là, je m'enorgueillirai, mais pour moi, je ne mettrai mon orgueil que dans mes faiblesses. Ah ! si je voulais m'enorgueillir, je ne serais pas fou, je ne dirais que la vérité ; mais je m'abstiens, pour qu'on n'ait pas sur mon compte une opinion supérieure à ce qu'on voit de moi, ou à ce qu'on m'entend dire. Et parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour m'éviter tout orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange de Satan chargé de me frapper, pour m'éviter tout orgueil. Mais il m'a déclaré : “Ma grâce te suffit ; ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse.” Aussi mettrai-je mon orgueil bien plutôt dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ.

« Donc, je me complais dans les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions, les angoisses pour Christ !

« Car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort.[20] »

[20] 2 Corinthiens 12.2-10.

A ceux qui vont répétant que les bénéficiaires de visions n'en rapportent que des pauvretés, quelle réponse.

Une écharde dans la chair. L'expression a fait couler des flots d'encre. Toutes les maladies qui peuvent frapper un corps humain ont été proposées : arthrose, tendinite, sciatique chronique, goutte ; tachycardie, angine de poitrine ; démangeaisons, prurit, gale, anthrax, furoncle, hémorroïdes, fissure anale ; eczéma, lèpre, zona ; peste, rage, fièvre de Malte, érysipèle ; gastralgie, colique ; maladie de la pierre ; otite chronique, sinusite, trachéo-bronchite ; rétention d'urine, urétrite ; paludisme, filariose, teigne ; céphalée, gangrène, suppuration, abcès, hoquet chronique, convulsions ; épilepsie.

Dernière hypothèse à la mode — mais s'agit-il d'une maladie ? —, l'homosexualité. Que choisir ? Comme Paul a traversé victorieusement des épreuves sans nombre et n'a trouvé la mort, à un âge respectable, que sous l'épée du bourreau, il faut exclure les maladies qui tuent à coup sûr : la peste, la lèpre, la rage, la gangrène ; celles qui l'auraient trop affaibli pour qu'il pût poursuivre longtemps sa mission : l'angine de poitrine, le paludisme, la suppuration, voire un hoquet comparable à celui dont souffrira Pie XII. Plus simplement, il faudrait revenir au sens du mot et à ce qu'il suggère. Une écharde est un corps quelconque, particulièrement de bois, entré dans la peau par l'accident et qui peut susciter, lors de certains mouvements, une vive douleur. En l'occurrence il faut imaginer une écharde restant en place durant une vie presque entière. La plupart des noms évoqués n'entrent pas dans ce cadre. Restent au premier rang les douleurs arthritiques ; si dans les films de Chaplin, les rhumatisants font rire, ceux qui en souffrent ne s'en amusent jamais. Certaines arthrites se révèlent de véritables martyres ; au temps de Paul rien ne pouvait les soulager. On peut y ajouter les coliques néphrétiques récurrentes. Une lettre de Paul fait allusion à une maladie qui l'a immobilisé plusieurs mois. Il ne s'agit pas de l'écharde. Les maladies sont occasionnelles, l'écharde est permanente.

L'écharde ne doit pas masquer l'essentiel : l'homme qui a traversé la vision qu'il évoque dans la Deuxième Epître aux Corinthiens en sort touché jusqu'au fond de l'âme. Les grands mystiques ont trouvé des mots rares pour relater la faveur dont ils ont été l'objet.

Soyons-en sûrs : la vision est venue à point nommé. Un nouveau Saul est né. Alors que la plupart des chrétiens de la première génération estiment que le plus important, pour un juif converti, est de persuader les autres juifs de se rallier au Messie, Saul confirme son autre ambition : faire connaître le message du Christ à ceux qui ne sont pas juifs.

Entre juifs christianisés, on discute toujours. Ceux qui refusent de transiger avec la Loi accentuent leur désaccord avec ceux qui veulent à tout prix s'ouvrir au monde. De part et d'autre, on se crispe, on s'acharne. Saul s'affirme comme l'un des plus ardents parmi les « libéraux ». L'affrontement va trouver son terrain de prédilection : la circoncision.

Que la question doive être posée, le camp de Barnabé et Paul n'en disconvient pas. Simplement il s'interroge : les païens qui demandent le baptême n'ont pas été circoncis comme le veut la Loi. Faut-il, avant de les recevoir parmi les fidèles de Jésus, les livrer à la lame du rabbin quelque soit leur âge, vingt, trente, quarante ans ? Ces païens y répugnent. Va-t-on priver le Christ de la foi dont ils témoignent ?

Chacun campe sur ses positions.

Un jour que Barnabé, Syméon, Lucius de Cyrène, Manaen et Saul sont réunis pour célébrer le culte du Seigneur, ils perçoivent ensemble un ordre qu'ils sentent venu d'ailleurs. Il est clair : Réservez-moi donc Barnabé et Saul pour l'œuvre à laquelle je les destine.

« Alors, après avoir jeûné et prié, et leur avoir imposé les mains, ils [Syméon, Lucius et Manaen] leur donnèrent congé. Se trouvant ainsi envoyés en mission par le Saint-Esprit, Barnabas et Saul descendirent à Séleucie, d'où ils firent voile vers Chypre[21]. »

[21] Actes 13.3-4.

Pour la deuxième fois, Barnabé va donc jouer un rôle essentiel dans la vie de Saul. Après l'avoir tiré de sa retraite de Tarse, il va le conduire dans le pays qu'il connaît le mieux parce qu'il y est né : Chypre.

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