LA RÉVOLUTION DE LA CROIX

CHAPITRE VI
Le ventre qui enfanta Néron

Empereur depuis trois mois seulement, Néron se voit déjà — à la fin de l'année 54 — confronté à un événement d'une gravité exceptionnelle : l'Arménie, enjeu économique de premier ordre et sous le contrôle de Rome depuis soixante-dix ans, s'échappe brusquement du giron romain.

De nombreux produits orientaux — la soie, les épices, les métaux précieux — ne peuvent parvenir à destination que par des voies surveillées par les Parthes. D'où un équilibre instable qui, en 20 av. J.-C., a conduit Parthes et Romains à reconnaître entre eux une frontière intangible. Renonçant à faire de l'Arménie une province romaine et préférant, à sa tête, soutenir des princes « amis » — encouragés d'ailleurs par la présence de plusieurs cohortes cantonnées sur l'Euphrate —, Rome a pu croire à un modus vivendi idéal[1]. Une série de conflits dynastiques comme en connaît l'Orient va soudain compromettre tout l'équilibre.

[1] Eugen Cizek, Néron (1982).

En ce temps, Vologèse Ier est roi des Parthes. Sur l'Arménie règne Mithridate, « appuyé par nos forces », dit Tacite cette fois à l'aise dans l'euphémisme. Fils du roi de Hibères — ne pas confondre avec les Ibères d'Espagne —, Radamiste le chasse du pouvoir en lui jurant qu'il n'attentera pas à sa vie « par le fer ni par le poison ». Il tient parole en le faisant étouffer sous des couvertures. Ce qui ne peut manquer de frapper Vologèse : « Pensant que l'occasion se présentait d'envahir l'Arménie que possédaient ses ancêtres et dont un roi étranger s'était emparé par un acte honteux, il rassemble des troupes et se prépare à installer son frère Tiridate sur le trône[2]. »

[2] Annales, XIII, 2.

L'affaire s'engage conformément au plan du roi de Parthes. Radamiste et ses Hibères sont chassés sans combat. Las, par la faute d'un hiver rigoureux et de provisions insuffisantes, une épidémie fond sur la population et oblige Vologèse à abandonner les positions conquises. Radamiste regagne l'Arménie et, fort content de lui, s'y assoit. Pas pour longtemps. Une insurrection des Arméniens l'en chasse. « Radamiste n'eut comme recours que la rapidité des chevaux qui les emportaient lui et sa femme. » Vologèse ne perd pas de temps : occupant de nouveau le terrain, il installe une deuxième fois Tiridate sur le trône.

A cette insulte délibérée, le jeune Néron va-t-il réagir ? A Rome on en a douté : « On se demandait comment un prince qui venait juste de terminer sa dix-septième année pourrait soutenir un tel poids ou le repousser et quel secours on pouvait attendre d'un prince gouverné par une femme » et, qui plus est, lancé dans « une guerre assurée par ses précepteurs[3] ».

[3] Annales, XIII, 6.

Or Néron prend sa décision comme s'il abattait une arme sur un ennemi. Inactives depuis longtemps, des légions romaines campent toujours en Orient. Il les mobilise, réquisitionne la jeunesse des provinces voisines, noue des alliances avec les souverains de la région. Quand il ordonne de jeter des ponts sur l'Euphrate, le but devient clair : envahir le territoire des Parthes. Il n'hésite pas davantage quant au choix du commandement et le confie à Corbulon, connu pour ses brillantes victoires en Germanie. La guerre va durer plusieurs années. Corbulon viendra successivement à bout de Tiridate et de Vologèse. Même si la solidité et la science de Burrus sont passées par là, le choix de la conduite à tenir appartient tout entier à Néron.

L'empereur travaille. On le sait dans Rome et cela plaît. Avant de signer un édit ou un jugement, il en prend longuement connaissance et, s'il s'agit d'une sentence qui lui semble injuste, il refuse de la ratifier. S'adressant à Néron dans un texte célèbre, Sénèque se souviendra : « Au moment de châtier deux brigands, Burrus, ton préfet, homme exceptionnel, né pour t'avoir comme prince, [...] en vint à insister. Alors qu'il te présentait le parchemin contre son gré et qu'il te le remettait contre ton gré, tu écriras : “Je voudrais ne pas savoir écrire !”[4]. »

[4] De la clémence.

Si de telles réactions avaient été connues hors du palais impérial, l'impression se serait partout répandue de l'accession au trône d'un prince plein de sagesse dont on ne pouvait attendre que du bien. L'influence de Sénèque, très forte à cette époque, s'est trouvée doublée de celle de Burrus. En apparence acquis à la cause d'Agrippine, ce dernier se révèle soucieux de protéger le jeune empereur contre la propension au crime qui pourrait naître de l'exemple maternel.

Agrippine a vu Claude, son époux, se plier docilement à ses exigences multiples. Que son fils — son fils ! — agisse autrement, elle ne veut même pas l'imaginer. Se considérant comme étant seule au pouvoir, elle le montre par sa volonté d'éliminer ceux qui pourraient faire obstacle au règne de Néron. Elle a acculé naguère au suicide le frère cadet de Marcus Junius Silanus, homme d'âge mûr, de mœurs irréprochables, alors consul d'Asie. Et si ce Marcus, mettant en avant sa descendance directe d'Auguste, allait vouloir se venger ? Arrière-petit-fils du fondateur de la dynastie, en réunissant autour de lui un parti, il pourrait chercher à détrôner Néron. Agrippine tient en horreur l'idée seule d'une telle entreprise. Pour y parer, elle n'innove en rien : les exécuteurs de Marcus Julius Silanus seront ceux-là — P. Celer, chevalier romain, et l'affranchi Hélius — qui ont introduit le poison dans le cèpe de Claude. L'affaire se déroule également au cours d'un repas. On présente le poison au proconsul, « d'une façon tellement évidente, dit Tacite, que personne ne s'y trompa ». On emportera le cadavre.

La vindicte de l'incroyable mère se tourne alors vers Narcisse, sa bête noire. Elle le soupçonne d'avoir conservé des lettres de Claude pouvant la compromettre. Cependant qu'il poursuit sa cure en Campanie au-delà des limites fixées par la médecine et ne manifestant — on le comprend — aucune intention de regagner Rome, Agrippine le fait jeter en prison. Après et avant tant d'autres, on le contraint à se donner la mort. Peut-être l'affaire se fit-elle « contre le gré[5] » du jeune empereur.

[5] Annales, XIII, 1.

Au moment où Narcisse disparaît de notre histoire, il n'est pas exclu de le gratifier d'une certaine sympathie à l'égard des chrétiens de Rome. L'épître que saint Paul adresse aux Romains contient des saluts à « ceux de la maison de Narcisse, qui sont dans le Seigneur ». Certes, il devait exister plus d'un Narcisse à Rome ; seuls les puissants disposaient d'une « maison ».

Deux ans après l'accession de Néron au trône impérial, Sénèque publiera un essai procurant à l'historien l'accès inespéré à l'un des dialogues que le nouvel empereur et son ancien maître ont échangés. Idée centrale : si la clémence est une vertu recommandée à tous les hommes, elle doit l'être aussi aux responsables du pouvoir, surtout si celui-ci a dix-neuf ans. Ce texte rare, il faut le lire tout entier.

« Ecrire sur la clémence, Néron César, je l'ai entrepris pour jouer en quelque sorte le rôle de miroir et te montrer à toi même [qui es] sur le point de parvenir à la plus grande de toutes les voluptés. En effet, quoique le fruit véritable des bonnes actions soit bien de les avoir faites et qu'il n'y ait aucune récompense qui soit digne des vertus, sinon elles-mêmes, il est plaisant d'examiner et de parcourir une bonne conscience, puis de jeter les yeux sur une immense multitude en discorde, séditieuse, indocile, courant à sa ruine autant qu'à celle des autres si elle brise son joug et de parler ainsi à soi : “C'est donc moi qui, de tous les mortels, ait été préféré et choisi pour jouer sur terre le rôle des dieux ? Moi qui ait pouvoir de vie ou de mort sur les peuples ? Le sort et le statut qui reviennent à tout un chacun sont placés entre mes mains ; ce que la fortune a voulu donner à chacun des mortels est annoncé par ma bouche ; selon votre verdict, les pays et les villes trouvent des raisons de se mettre en joie ; aucun région ne fleurit sans mon accord ou ma bénédiction ; tous ces milliers d'épées retenues par la paix seront dégainées sur un signe de ma tête ; quelles nations il faut exterminer, lesquelles déporter, auxquelles il faut donner la liberté, auxquelles l'enlever, quels rois il faut réduire en esclavage, lesquels il convient de couronner, quelles villes tombent en ruine, lesquelles sont construites, tout cela est de ma juridiction. Malgré un tel pouvoir sur les affaires, la colère ne m'a pas contraint à des châtiments injustes, ni l'ardeur juvénile, ni l'insouciance ou l'opiniâtreté des hommes qui souvent mettent à l'épreuve la patience des tempéraments même les plus tranquilles, ni même ce désir funeste, mais fréquent dans les grands empires, de démontrer sa puissance par la terreur. Le fer est enterré ou plutôt enserré à mes côtés, car je suis très économe de tout sang, même le plus vil ; il n'y a personne qui, manquant de tout le reste, ne trouve grâce à mes yeux par égard pour son humanité. J'ai écarté ma sévérité, mais je tiens ma clémence à portée de ma main ; et je me surveille, comme si les lois, que j'ai ramenées de la moisissure et des ténèbres[6] à la lumière, allaient me demander des comptes. J'ai été ému par le jeune âge de l'un, par la vieillesse de l'autre ; j'ai gracié l'un pour son élévation, l'autre pour son abaissement ; chaque fois que je ne découvrais aucun motif d'être miséricordieux, je me suis retenu. Aujourd'hui, si les dieux immortels me demandent des comptes, je suis prêt à énumérer tous les hommes.” »

[6] Sénèque ne redoute pas de désigner ici le règne de Claude.

Ici Sénèque s'adresse de nouveau à Néron : « Tu peux le proclamer hardiment : tout ce qui a été placé sous ta garde et ta protection est maintenu en sécurité et la société ne subit aucun tort venant de toi, ni violemment, ni secrètement. C'est un honneur des plus rares et qui n'a été accordé jusqu'ici à aucun empereur, celui que tu as convoité : l'innocence[7]. »

[7] L'édition en français de De la clémence à laquelle je me réfère, traduite du latin par Franck Lemonde, compte 65 pages imprimées.

A-t-il existé un autre souverain, dans l'histoire du monde, à qui un tel programme de règne aurait été proposé ? Le plus remarquable — j'ai envie d'écrire : le merveilleux — est que Néron s'y conformera. Du moins dans les premiers temps. On gardera le souvenir de cette petite « équipe » au sein de laquelle un empereur tout-puissant sollicite les avis de deux aînés aux antipodes l'un de l'autre.

Si l'on prend connaissance des mesures prises alors par le jeune homme, on les voit conformes aux conseils qu'il a reçus. Il refuse que lui soit attribué le titre d'imperator et lui préfère celui de princeps, « premier des citoyens ». Comment ne pas penser à Auguste, instigateur du principat ? Sans prendre la peine de consulter sa mère, il interdit aux avocats, généralement fort à leur aise, de réclamer des honoraires ; aux sénateurs récemment nommés d'organiser des combats de gladiateurs, parce que trop onéreux pour eux. Il abolit les impôts trop lourds et tient que l'on distribue au peuple 400 sesterces par tête. Suétone le montre alors « ne laissant échapper aucune occasion de faire montre de générosité et de clémence, et même d'affabilité. »

Que peut penser Agrippine de cette popularité qui s'accroît hors de sa propre influence ? Comment n'évoquerait-elle pas le temps où Néron se promenait avec elle sur la même litière ? Celui où leurs profils superposés figuraient sur les monnaies[8] ? De jour en jour, sa haine se déchaîne envers ce Sénèque et ce Burrus qu'elle tient pour des usurpateurs : ne lui ont-ils pas volé le pouvoir ?

[8] Ainsi en est-il d'une pièce d'or de l'année 55.

On la voit écrire sous son propre nom aux cités, aux rois, aux procurateurs. Elle lance des ordres sans même songer à en référer à Néron. En veuve éplorée, elle clame que les mesures préconisées à son fils par ses conseillers vont à l'encontre de celles prises par Claude.

Au temps où régnait son mari, elle assistait aux délibérations du Sénat. On lui objecte maintenant qu'une femme ne peut y être admise. Enflammée de colère, elle exige de son fils qu'il invite les sénateurs à tenir séance en son palais. Il y consent. Elle se cache derrière un rideau pour ne rien manquer de ce qui va être dit. Ils s'entassent de leur mieux dans la bibliothèque sans savoir qu'ils doivent leur inconfort à une femme inconsolable de son pouvoir envolé.

Toute tolérance a ses limites. On annonce l'arrivée à Rome d'une ambassade arménienne. Du vivant de son mari, « elle se tenait souvent à côté de Claude, soit qu'il s'occupait des affaires de l'Etat, soit qu'il donnait audience à des ambassadeurs, assise sur une tribune particulière[9] ». Estimant que rien ne devrait changer, elle se prépare, lors de l'audience annoncée, à rejoindre Néron. Sénèque juge inopportune cette présence qui pourrait donner à penser aux ambassadeurs que l'empereur ne peut gouverner sans sa mère. Néron prend place et ordonne que l'on introduise les Arméniens.

[9] Dion Cassius, op. cit., LXI, 3.

Remue-ménage dans la salle : Agrippine vient d'entrer et s'apprête ostensiblement à rejoindre son fils. Visible est l'embarras de Néron. Sénèque garde son sang-froid : à voix basse, il conseille à son maître d'aller embrasser sa mère. Avis auquel Néron obéit avec un empressement remarqué de tous. Tout en la serrant dans ses bras, il la reconduit, sans qu'elle puisse protester, vers la sortie.

Dire de Néron, marié de force à Octavie, qu'il ne porte aucun intérêt à celle-ci serait insuffisant. Littéralement elle lui répugne ; Suétone emploie le mot « dégoût » et Tacite dit qu'elle lui « faisait horreur ». On s'étonnera dans ce cas qu'il l'ait tolérée si longtemps : il ne la répudiera qu'en 62.

Au premier rang des amis proches de Néron, on rencontre souvent un fort joli garçon, Marcus Salvius Othon, considéré comme l'arbitre des élégances romaines. Bien qu'issu d'une respectable famille, on le considère comme un chenapan de la pire espèce. Ses excès de toutes sortes scandalisent les uns mais amusent les autres. Suétone affirme que cet Othon a conduit Néron à l'homosexualité, mais avait-il besoin d'initiateur ? Le certain est qu'il manifeste déjà un appétit vorace pour les plaisirs que procure le sexe.

On a de fortes raisons de penser que les sorties nocturnes auxquelles Néron va participer régulièrement ont été organisées par Othon. Faute de luminaires et hors les temps de pleine lune, la ville reste plongée de nuit dans l'obscurité totale. On n'ose guère s'y aventurer, sauf la bande d'Othon, vite devenue la bande de Néron. Avant de quitter le palais, l'empereur se vêt à la manière des esclaves et se coiffe d'une perruque, déguisement qui ne trompe personne. Au débouché de la via Flaminia se tient le rendez-vous des plaisirs. Au cours de ces équipées, Néron se veut l'un des plus enragés. En 58, il échappera de peu à une embuscade tendue sur la via Flaminia. Au cours des expéditions, les « frasques impériales » dégénèrent : rixes dans les cabarets, portes des boutiques enfoncées, étalages renversés, passants rossés. Si les malheureux protestent, on le jette, selon Suétone, dans les égouts.

L'une de ces « parties » sera marquée par la rencontre du sénateur Julius Montanus qui rentre chez lui en compagnie de son épouse. Probablement ivre, Néron aborde celle-ci et tente de se livrer sur elle à des « outrages » désignés comme tels par Dion Cassius. Furieux le sénateur — qui n'a pas reconnu l'énergumène — lui porte de tels coups de poing qu'ils envoient l'agresseur au tapis. Néron rentrera au palais en si triste état que son médecin devra lui prescrire un repos de quelques jours. Ayant appris l'identité de l'homme qui l'a martelé de ses poings, le sénateur adresse à l'empereur une lettre d'excuses. En la lisant, Néron s'écrit : « Il savait donc qu'il frappait Néron et il vit encore ! » On rapporte le propose à Montanus qui, l'interprétant comme une condamnation, met lui-même fin à ses jours.

Evoquant cette période, Tacite ajoute cette simple touche : « Chaque nuit, Rome offrait l'image d'une ville prise. »

C'est, semble-t-il dans un couloir du palais que Néron va rencontrer une très jeune et jolie personne, « esclave achetée en Asie », selon le méprisant Dion Cassius. Affranchie, Acté — tel est son nom — figure parmi le personnel domestique. Qu'elle se soit donnée à lui sans faire de manières ne peut étonner mais la surprise se propage quand on apprend que Néron ne peut plus se passer d'elle et qu'il la comble de présents comme de faveurs. Tacite : « Voici que s'était insinuée profondément dans son cœur, en flattant son goût du plaisir et par des secrets inavouables, sans que les amis plus âgés du prince tentent de s'y opposer, une femme sans importance qui, sans faire aucun tort à personne, satisfaisait ses désirs[10]. » Une passion ? Sans doute. Avec cette réserve dont le cher Tacite prend la responsabilité : « En même temps, il prit pour confidents M. Otho et Claudius Senecio, deux jeunes gens d'une grande beauté. »

[10] Annales, XIII, 12.

On ne sait pas ce qu'Agrippine a pensé des garçons mais l'omniprésence d'Acté dans la vie de son fils n'a pas tardé à lui devenir fort peu agréable. Quand Néron lui annonce qu'il se propose de répudier Octavie pour épouser Acté, la scène orageuse qui en découle fait grand bruit. Néron ne cède point. Tout au contraire, il clame que, si sa mère l'empêche d'aimer Acté, il abdiquera pour aller vivre à Rhodes avec la femme qu'il a choisie. La lucidité d'Agrippine, jamais éteinte non plus que ses ambitions, lui démontre qu'elle est allée trop loin. Avec un cynisme qui lui ressemble bien, elle adhère aux amours de son fils. « Changeant de méthode, elle se met à prodiguer à son fils des caresses, lui offre d'utiliser plutôt sa chambre à elle et son intimité pour cacher ce qu'exigent son jeune âge et son rang. Bien plus, elle avoue s'être montrée sévère mal à propos et elle lui donne de l'argent sur ses propres richesses, lesquelles ne sont pas loin d'égaler celles de l'empereur. Excessive lorsqu'elle avait voulu retenir son fils, elle s'abaisse, inversement, à l'excès.[11] »

[10] Annales, XIII, 13.

Peine perdue. Les yeux de Néron sont dessillés. Ses plus proches amis le mettent en garde contre l'hypocrisie de cette femme. Le jeune empereur trouve la faille qui atteindra le plus sûrement sa mère : il chasse Pallas, son amant. Ployant sous le poids de l'or qu'il a reçu de toutes parts, celui-ci demande seulement qu'on le tienne quitte envers l'Etat de sa gestion des deniers publics. Accordé. C'est la tête haute que l'affranchi quitte la résidence impériale.

On s'étonne que cet homme d'une vive intelligence n'ait pas compris que les temps où l'on était interdisaient tout espoir à longue échéance. L'an 62 verra s'achever le règne de Pallas en même temps que sa vie. Une dose de poison aura suffit. La raison : « Il immobilisait, par sa longue vieillesse, une immense fortune[11]. »

[11] Annales, XIV, 65.

Le cadre : une salle du Palatin dont on ne peut dire qu'elle soit « à manger » puisqu'elle est à tout usage. Au début du mois de février 55, Néron célèbre la fête des Sigillaires. Autour des tables, de très nombreux convives se sont déjà allongés. On remarque que l'on a attribué à Britannicus une table voisine de celle de Néron. Il vient de fêter ses quatorze ans.

Pourquoi tant de regards fixés sur l'adolescent ? Peu de temps plus tôt, les mêmes invités ont assisté à la fête des Saturnales également placée sous les auspices de Néron. Ils n'ont rien oublié de ce qu'ils ont vu et entendu : sur le ton de la plaisanterie — mais il s'agissait plus d'un ordre que d'une invite —, Néron a demandé à Britannicus de chanter. L'assistance s'est raidie. Peu accoutumé à paraître en public, le fils chétif de Claude allait sûrement se ridiculiser. Or, à l'étonnement de tous, Britannicus s'est emparé d'une harpe et mis à chanter — fort bien — les vers d'Astyanax cités par Cicéron :

O mon père ! ô ma patrie ! ô palais de Priam !
Plus que ma naissance, la chance me fait défaut.
Sachez que je possédais un trône ; voyez donc
de quelle fortune, de quelle puissance
de quelles richesses m'a précipité le sort
[12].

[12] Cicéron, Tusculanes, III, 42.

Quand il s'est tu, un silence charmé a suivi. Pas de doute : l'adolescent détrôné a clairement bénéficié de la sympathie de l'assistance. Seule Agrippine, enragée d'être exclue du pouvoir, a pu préparer Britannicus à sortir ainsi de lui-même.

Quelques jours plus tard, quand, le 12 février, on a fêté l'anniversaire de Britannicus, l'ex-impératrice n'a pas eu un mot pour Néron mais s'est ostensiblement empressée auprès du fils de Claude. La provocation est allée si loin que Néron en a fait l'observation. Alors elle s'est déchaînée : « Elle se lança, tête baissée, dans l'intimidation et les menaces, et ne se priva pas de dire, aux oreilles du prince, et hautement, que Britannicus était désormais un homme, qu'il était le véritable rejeton de Claude, digne de prendre en main le pouvoir qui lui venait de son père, un pouvoir qu'exerçait un intrus, un fils adoptif, en persécutant sa mère ; elle ne refusait pas, disait-elle, de rendre publics tous les maux de leur maison infortunée, d'abord son propre mariage, ensuite l'empoisonnement de son mari ; les dieux et elle-même avaient pris une précaution, et une seule : son beau-fils avait survécu. Elle irait avec lui au camp [des prétoriens] ; on entendrait d'un côté la fille de Germanicus, de l'autre l'infirme Burrus et l'exilé Sénèque, l'un avec sa main mutilée, l'autre sa langue de professeur, réclamer le gouvernement du genre humain. Et, en même temps, elle tendait les bras, accumulait les insultes, invoquait Claude devenu un dieu, les mânes infernaux des Silanus et tant de forfaits commis en vain[12]. »

[13] Annales, XIII, 14.

Tout contribuait au tragique de la situation : la solennité du cadre, la cour atterrée, les imprécations de la femmes en furie, les gestes pour crier la haine et — épouvanté — le jeune Britannicus, prétendu héros de la fête devenu soudain l'objet d'un conflit le dépassant.

Nous n'avons aucun mal à imaginer Néron après l'affreuse algarade : abattu d'abord, ayant vu sa mère se laisser aller à une telle rage et, peu à peu, faisant le tri entre les imprécations, prenant conscience qu'elles étaient lourdes de menaces. Il était vrai que la légitimité d'un Britannicus pouvait convaincre l'armée et — qui sait ? — émouvoir les foules. Cette peur qui, depuis l'enfance, dormait en lui, comment ne se fût-elle pas éveillée ? Une fois de plus, Néron a tremblé. De se savoir plus populaire — à l'exception d'Auguste — qu'aucun autre empereur ne le rassurait nullement. Il savait sa mère capable de tout. Un danger se profilait contre lui. Il devait l'éliminer.

A Locuste, toujours active, on a fait commander du poison.

A la table de Britannicus, les vaisselles d'or ou d'argent s'emplissent de mets à profusion. Les esclaves versent aux convives des vins de grand prix. Règle en usage pour les membres de la famille impériale : un serviteur goûte le premier aux boissons et aliments servis à Britannicus. La ruse imaginée à cette occasion a frappé Tacite : « Une boisson encore inoffensive, mais très chaude, et préalablement goûtée, est offerte à Britannicus ; puis, comme il la refuse parce qu'elle est brûlante, on y verse, dans de l'eau froide, le poison qui se répand dans tous ses membres de telle manière que la parole, en même temps que le souffle, lui sont ôtés[14]. »

[14] Annales, XIII, 16.

Britannicus est épileptique. Chacun le sait. Cependant qu'on l'emporte inanimé, Néron rassure les convives. Surtout qu'on ne s'inquiète pas : il va recouvrer bientôt ses sens. Récit quasiment identique de Suétone : « Le jeune prince tomba aussitôt qu'il en eût goûté ; Néron dit aux convives que c'était une attaque d'épilepsie, mal auquel il était sujet ; et, dès le lendemain, il le fit ensevelir à la hâte et sans aucune cérémonie, par une pluie battante[15]. »

[15] Vies des douze Césars, « Néron », XXXIII.

Avant même que le dîner du Palatin fût servi, on a préparé le bûcher au Champ de Mars. Quand on y porte le cadavre, les averses se révèlent si violentes que les Romains croiront y voir un signe de la colère des dieux.

Selon Dion Cassius, Néron aurait fait enduire de plâtre le cadavre afin que l'on ne pût constater les taches dont le poison l'avait constellé : « la pluie abondante qui tomba dessus enleva le plâtre encore humide, de façon que le crime fut révélé non seulement aux oreilles mais aussi à tous les yeux[16]. »

[16] Dion Cassius, op. cit., LXI, 7.

Bien que Tacite, Suétone, Dion Cassius se soient portés garants du crime, de nos jours certains historiens l'ont mis en doute. C'est le cas notamment d'Arthur Weigall qui cherche en vain dans le caractère de Néron ce qui permettrait de ratifier la thèse de sa culpabilité : « Il n'avait que dix-sept ans et, pour quelques années encore, il devait être pur de toute souillure de meurtre[17]. » Rappelant que Sènèque a écrit De la clémence un an seulement après la mort de Britannicus, l'historien anglais estime, s'il y avait eu complicité de Néron, que le stoïcien n'aurait pu y introduire de telles lignes : « cette bonté singulière qui est la tienne ne perd pas sa peine et n'a pas dû faire face à des ingrats ou des critiques malveillants. On fait preuve de reconnaissance à ton égard : pas un homme ne fut aussi cher à un homme que tu ne l'es au peuple romain, tel son bien le plus grand et le plus précieux[18]. » Autre argument pour nier le crime : comment croire que Néron ait pu considérer Britannicus comme un rival sérieux ?

[17] Arthur Weigall, Néron (1931).

[18] De la clémence.

Georges Roux — autre biographe de Néron — formule également des doutes mais ils sont d'une autre espèce. Ayant consulté les toxicologues, il a reçu d'eux des indications qu'il juge troublantes. Tacite montre Britannicus s'effondrant inanimé et perdant à la fois la voix et l'esprit : ut vox pariter et spiritus reperentur. Dès lors que le verbe latin rapere signifie : ravir avec violence, l'idée d'un poison foudroyant s'impose. Or les toxicologues consultés affirment qu'il n'en existait pas de ce genre à l'époque de Néron. Autre argument de Georges Roux : Tacite, Suétone, Dion Cassius s'expriment au plein de la réaction antinéronienne. La mode est de ne parler que du mal qui lui est imputé. Tacite ne craint pas de renchérir : « La plupart de ceux qui ont écrit sur cette période racontent que Néron, avant le jour du meurtre, avait à plusieurs reprises abusé de l'enfance de Britannicus. »

Au lecteur qui douterait de l'empoisonnement, je ferai observer que sa description par les trois auteurs romains abonde en détails matériels précis, souvent concordants, dont plus de la moitié se révèlent inutiles pour étayer une démonstration. Agrippine ne s'y est pas méprise un instant. Tacite la dépeint au moment où Britannicus s'est effondré : « Agrippine laissa transparaître une telle peur, un tel bouleversement d'esprit, bien qu'elle cherchât à en dissimuler l'expression sur son visage, qu'il fut évident qu'elle était aussi peu au courant qu'Octavie, la sœur de Britannicus : c'est qu'elle comprenait que son ultime recours lui était arraché et que c'était un précédent pour un parricide[19]. »

[19] Annales, XIII, 16.

Quant aux toxicologues, on reste libre de se demander comment ils pouvaient être sûrs qu'il n'existât pas, à l'époque de Néron, de poison violent. Les recettes de Locuste auraient-elles franchi deux millénaires ?

Dès ce jour, Octavie s'est mise à haïr son mari.

De l'événement, Agrippine vient de tirer la conclusion qui s'impose : le fils s'est hissé au niveau de la mère. Il a montré, pour faire mourir Britannicus, le même esprit de décision dont elle-même a fait preuve à l'égard de Claude. Pour se protéger, il lui faut prendre les devants, donc trouver un prétendant propre à détrôner Néron et plausible aux yeux des prétoriens : elle se sait en mesure d'acheter beaucoup de monde. Elle veut avant tout s'assurer de la fidélité de sa propre garde. Envers ceux qui la composent, elle entreprend des manœuvres de séduction. Informé aussitôt, Néron supprime cette garde. Restent aux ordres de l'ex-impératrice les mercenaires germaniques, héritage de la garde personnelle que s'était donné Caligula. Néron les lui ôte. Le Palatin tout entier la voit désormais errer, la colère au visage, la vengeance dans les yeux. C'est plus que Néron n'en peut supporter. Au cours de l'année 55, il invite expressément sa mère à transférer sa demeure au palais où résidait autrefois sa grande-mère Antonia, fille d'Antoine. Elle proteste, crie qu'elle n'ira pas. Néron persiste. Les Romains en tirent rapidement une leçon : « En la voyant pour la première fois sans son corps de garde prétorien, la populace prit soin de ne pas se trouver à côté d'elle, même par accident ; et si d'aventure quelqu'un la rencontrait, il se hâtait d'obliquer sans un mot[20]. »

[20] Dion Cassius, op. cit., LXI, 8.

Ostensiblement, Néron vient de temps à autre rendre visite à sa mère. Il prend garde de ne rester jamais seul en sa compagnie, se fait escorter d'officiers et fonctionnaires de la cour. A son entourage il répète qu'il espère voir sa mère refouler ses rancœurs et sa haine. Si elle quitte Rome pour se porter dans l'une des nombreuses demeures qu'elle possède, peut-être cessera-t-elle ses plaintes.

« Rien, en ce monde des mortels, dit Tacite, n'est aussi instable et fuyant que le renom d'une puissance qui ne s'applique pas sur sa propre force. » Ce raisonnement concerne bien sûr Agrippine. L'auteur des Annales peint sa maison désertée. Sur la raison des visites de Néron, il s'interroge : « Par affection, ou peut-être par haine, on ne sait. »

Quand Néron a annoncé qu'il régnerait « suivant les principes d'Auguste », il est probable que beaucoup de Romains en ont douté. Il le démontre avec éclat. Au cours de l'hiver de 54-55, la ville a frôlé la famine ; l'empereur se soucie de rendre plus régulier et plus aisé l'approvisionnement de Rome. De cette tâche, il charge Faenius Rufus, une homme connu pour son intégrité. Parallèlement, au port d'Ostie, il engage des travaux — ils dureront plus de cinq ans — propres à faciliter l'arrivée des bateaux d'Egypte ou d'Afrique du Nord chargés de céréales. En 59, il inaugurera, sur le Caelius, un grand marché — magnum macelleum — où les Romains trouveront chaque jour ce qui leur est nécessaire.

Conscient que la ville manquait souvent d'eau, Jules César avait conçu un plan à cet égard, malheureusement resté non avenu. Néron ordonne qu'il soit actualisé et sans tarder mis en œuvre. Pour recevoir l'eau du grand aqueduc, il fait mettre en place un énorme réservoir, l'Aqua Claudia. Les Romains peuvent enfin bénéficier d'une véritable adduction d'eau.

On doit reconnaître à Néron le sens de la publicité : pour commémorer le succès de ses entreprises, il fait frapper des monnaies célébrant aussi bien Cérès, déesse des produits de la terre ; Annone, déesse des récoltes ; les travaux du port d'Ostie ; ceux du grand marché ; d'autres.

Néron aime Rome. On l'imagine, du haut de la terrasse de son palais, s'attardant à considérer l'Urbs et ses collines. Les bruits de la ville montent jusqu'au Palatin. D'heure en heure, s'accroît la rumeur d'une population continuellement en mouvement et qui étouffe entre ses murs. Faire tenir 1 200 000 habitants sur une aire de 2 000 hectares, cette réalité ne peut être que préoccupante. Aux 700 000 citoyens reconnus comme tels, il faut ajouter la garnison, la masse des pérégrins non identifiés — les immigrés de l'époque — et surtout la foule immense des esclaves. En Italie, on en estime le nombre à deux ou trois millions. La seule ville de Pergame en compte 40 000, soit le tiers de la population adulte. Faut-il croire à un tiers d'esclaves à Rome ? Les textes montrent l'empereur sans cesse occupé de cette ville reconstruite, après l'anéantissement par les Gaulois, dans un désordre auquel la République, puis l'Empire, ont tenté de remédier sans y parvenir. Néron voudrait des voies nouvelles, des quartiers remodelés. Rêve impossible. Ce qui l'obsède — comme déjà Jules César —, ce sont les incendies qui ravagent régulièrement la ville. Auguste a fait naître des corps de vigiles et de pompiers ; Néron fait élever à ses frais des « portiques » devant la façade d'un grand nombre de demeures. Du haut de ceux-ci, on pourra plus efficacement lutter contre les flammes.

D'année en année, s'aggrave l'antinomie entre les lieux dit officiels — Forum, Capitole, Champ de Mars —, ceux où règne le luxe, et les quartiers populaires. On passe des magnifiques demeures du Qurinal ou du Pincio aux immeubles agglutinés et souvent chancelants des rues étroites, ruelles, impasses des quartiers du Vélabre ou de Subure. Située au fond d'une dépression inondée chaque fois que le Tibre sort de son lit, cette zone souvent boueuse s'imprègne, l'été, d'une puanteur que les habitants accusent d'être génératrice des fièvres dont ils souffrent.

Comment opposer des règles d'urbanisme au déferlement d'une population surgissant de toutes les provinces d'Occident et d'Orient dans l'espoir de trouver l'aisance et qui sombre en fait dans la pire des précarités ? Les hors-la-loi de plus en plus nombreux terrorisent les pauvres gens. La disette est de règle.

Que pensent les habitants des beaux quartiers ? Sénèque : « Les yeux des nobles qui sont offusqués chez eux par la moindre tache supportent allègrement au-dehors les ruelles sales et boueuses, la crasse des passants, la vue des immeubles aux murs écaillés, lézardés, disjoints. »

Oublié l'ordre d'Auguste qui a fixé aux demeures une hauteur ne pouvant dépasser vingt mètres. On ne compte plus maintenant les immeubles de cinq étages et plus. Juvénal plaisante cette « Rome aérienne » qui ne tient debout que sur des poutrelles de bois aussi minces que des flûtes. Il se plaint comiquement de la cohue qui, à toute heure du jour, voire de la nuit, encombre les rues étroites. S'y faufiler devient un exploit. Les coups de coude ne sont que babioles comparé au danger de recevoir sur la tête une solive ou une barrique brandies, à bout de bras, par des porteurs qui tentent à grands cris de s'ouvrir un passage[21].

[21] Juvénal, III.

Pire est la nuit. Les règles fixées par Jules César sont toujours en vigueur : ce n'est qu'après le coucher du soleil que circulent les charrois. Le poète Martial se plaint du vacarme ininterrompu qui lui brise les oreilles : « A Rome, il n'est pas possible au pauvre de penser ou de se reposer. Impossible de vivre en paix le matin à cause des maîtres d'école[22], la nuit à cause des boulangers, toute la journée à cause des marteaux des chaudronniers. Ici un changeur inoccupé fait rouler sa table crasseuse des piles de pièces à l'effigie de Néron. Là un ouvrier espagnol bat du sable d'or et frappe de son maillet sa pierre usée. Rien n'arrête la troupe fanatique des fidèles de Bellone[23], ni le naufragé verbeux à la poitrine entourée de bandages, ni le juif auquel sa mère a appris à mendier, ni le colporteur chassieux qui vend des allumettes soufrées[24]. » La plèbe circule, commente, bavarde, se bouscule aux fêtes et aux jeux, ouvre toutes grandes ses oreilles aux nouvelles.

[22] Ils font classe dans la rue.

[23] Déesse romaine de la guerre.

[24] Martial, Epigrammes, XII, 57.

Aucune ville, en aucun temps, ne semble avoir bénéficié d'autant de faveurs. Au cours d'une année, le peuple dispose de 202 jours fériés. Les chômeurs — il y en a 150 000 à Rome — perçoivent des indemnités non négligeables. Ceux qui préfèrent travailler — cela arrive — bénéficient d'un jour et demi de repos rémunéré pour chaque journée d'activité.

Les Romains raffolent des jeux et, les associant au pain, on sait qu'ils en redemandent. Sachant qu'ils brûlent volontiers ce qu'ils ont adoré et tenant à la paix civile, Néron leur offre l'un et les autres. En 57, il fait édifier au Champ de Mars un amphithéâtre en bois d'une ampleur si considérable qu'il faudra une année pour l'achever. On y accueille des spectacles de gladiateurs avec cette restriction novatrice : d'ordre de l'empereur toute mise à mort est interdite. Au cirque comme au théâtre, il va plus loin, proposant, entre autres, les jeux Juvénaux et ceux célébrés pour la gloire de l'Empire. A l'instar de César et d'Auguste, il y fait tirer des loteries. Des billets sont projetés sur la foule et, selon l'intarissable Suétone, ceux qui s'en saisissent — les plus agiles — gagnent « des oiseaux par milliers, des mets à profusion, des bons payables en blé, des vêtements, de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves, des bêtes de somme, des bêtes sauvages apprivoisées, jusqu'à des vaisseaux, des immeubles de rapport, des terres[25] ».

[25] Vies des douze Césars, « Néron », XI.

L'entente serait-elle générale au sein de l'empire de Néron ? Au cours de l'année 57 et au début de 58, la fronde qui règne au Sénat nous convainc du contraire. Les difficultés ont surgi d'un projet de réforme fiscale caressé par le nouvel empereur. Le peuple se plaint quotidiennement des excès des publicains, autrement dit les collecteurs d'impôts. Illusion d'un jeune homme ou calcul savant — on en discute encore —, Néron annonce sa volonté d'abolir toutes les taxes indirectes « pour faire ainsi au genre humain le plus magnifique des présents ». A sa grande surprise, il provoque une levée de boucliers. Les sénateurs jugent que la suppression des impôts indirects aura pour corollaire des impôts directs à percevoir dans toute l'Italie. Exemptés jusque-là, les citoyens non romains se rebellent. Conscient qu'une telle réforme favoriserait surtout l'administration impériale, les sénateurs y mettent toutes les formes, redoublent d'égards envers l'empereur, mais la repoussent.

Pour la première fois de son règne, Néron se trouve en échec. Extrême, son irritation. On peut croire que, de cet épisode, a surgi la volonté — encore confuse — de changer de stratégie[26].

[26] Eugen Cizek, op. cit.

L'Empire est en paix, les impôts trop lourds sont abolis, la justice est rendue avec équité, le poète Calpurnius Siculus chante le rétablissement de la concorde, le Sénat se montre enchanté que les monnaies soient frappées de la mention ex senatus consulto, « par décret du Sénat ». A l'extérieur, Néron récuse les annexions brutales. Plutôt qu'une nouvelle guerre en Germanie, il préfère l'érection d'une digue sur la rive gauche du Rhin.

L'empereur Trajan affirmera que les cinq premières années du règne de Néron ont été plus profitables aux Romains que tous les autres règnes. Tacite, généralement fort hostile à Néron, traite rapidement de ces années-là : il n'aurait pu trouver à y redire[27].

[27] Guy Achard, Néron (1995).

Parmi les rares personnes qui daignent rendre visite à Agrippine, quatre ou cinq seulement ne dissimulent pas leur fidélité. Par exemple, un jeune homme de vingt ans, Rubellius Plautus, arrière-petit-fils de l'empereur Tibère, petit-neveu de l'empereur Claude et cousin de l'empereur Caligula. Dans le milieu étroit et cancanier de l'aristocratie, un bruit va se répandre : Agrippine verrait en lui un éventuel empereur dans le cas où Néron serait conduit à abandonner le trône. Il n'est pas impossible que, s'appuyant sur cette rumeur, une certaine Julia Silana, fort noble, fort belle et fort débauchée, ex-amie d'Agrippine devenue son ennemi, ait conçu en compagnie de Domitia Lepida — toujours brouillée avec Agrippine — un mini-complot dans le but de perdre définitivement Agrippine aux yeux de Néron.

Comment avertir l'empereur du complot imaginaire organisé contre lui par sa mère ? On fait choix d'un affranchi de Domitia, un acteur comique nommé Pâris, que Néron accueille parce qu'il le fait rire. Terrorisé, l'infortuné ne peut refuser. Quelques jours plus tard, ce Pâris est à point nommé convoqué par Néron pour amuser ses convives un soir après dîner. Les deux conspiratrices lui fixent aussitôt son rôle : après avoir fait preuve attendue de ses talents comiques, il prendra Néron à part pour lui dénoncer le projet de sa mère de le remplacer par Rubellius Plautus.

Quand, tard dans la nuit, Pâris arrive au palais, il trouve Néron et ses amis — parmi lesquels Burrus et Sénèque — fort éméchés à la suite d'un repas trop arrosé. Troublé au-delà de tout, Pâris oublie de faire son numéro. Il va droit à Néron et, tout de go, lui fait part de ce dont on l'a chargé. La dénonciation, dit Tacite en l'une de ses meilleures pages, « cause à Néron, qui l'écoute, une peur telle que celui-ci décide non seulement [de] faire tuer sa mère et Plautus, mais de destituer Burrus de sa préfecture, en disant que, nommé à ce grade par la faveur d'Agrippine, il lui rendrait la pareille ». Cette colère s'exerce en présence de l'intéressé que l'on devine atterré. Elle n'a de sens que si Pâris, pour faire vrai et rappelant que les prétoriens étaient sous l'autorité de Burrus, préfet du prétoire, a dénoncé celui-ci comme prêt à appuyer l'opération prétendument projetée par Agrippine.

Une peur, insiste Tacite. Semblant oublier la menace qui pèse sur sa propre personne, Burrus tente de le calmer : avant de faire mourir Agrippine, il faut se convaincre de sa culpabilité et lui accorder le droit de se défendre. Burrus insiste : les accusateurs ne se sont pas dévoilés, on n'a entendu que les propos d'un histrion et il est clair qu'ils lui ont été soufflés par une maison ennemie. L'aube est proche, on a passé la nuit à banqueter. Tout cela risque d'entraîner une hâte excessive et — pire encore — une erreur[28].

[28] Annales, XIII, 20.

Il faut croire que Sénèque a appuyé Burrus avec la force de persuasion que tous lui reconnaissent. Qu'un fils fasse arrêter sa mère, qu'il l'envoie en exil, voilà qui, à la rigueur, peut se comprendre. Mais la tuer ! Néron, qui se libère peu à peu des effets du vin, se laisse enfin convaincre. Au lieu d'envoyer des exécuteurs à sa mère, il consent à dépêcher auprès d'elle, à titre de témoins, une mission composée d'affranchis. Il fait volte-face : Sénèque et Burrus en feront partie. Ce dernier jure, s'il voit Agrippine convaincue du crime dont on l'accuse, qu'il la tuera de ses propres mains.

L'aube pointe quand la mission arrive chez Agrippine. L'ex-impératrice a dû être réveillée en sursaut. Est-elle en tenue de nuit quand elle accueille ces hommes visiblement pénétrés de la gravité de l'instant ? Burrus lui expose le contenu des accusations proférées contre elle et précise l'identité des accusatrices révélée sans doute par un Pâris menacé de torture. Comprenant tout, Agrippine le prend de haut. On en trouve la trace dans les propos que Tacite reproduit exceptionnellement sous la forme directe :

— Je ne suis pas étonnée que Silana, n'ayant jamais eu d'enfant, ignore les sentiments d'une mère ; les parents ne sauraient changer d'enfant comme une femme débauchée change d'amant... Ce n'est pas une raison pour que nous supportions, moi l'infamie, Caesar le remords d'un crime contre nature (parricidium). Quant à l'hostilité de Domitia, je lui en serais reconnaissante si elle rivalisait avec moi d'affection envers mon cher Néron ; mais en réalité, avec l'aide de son amant Atimetus et de l'histrion Pâris, elle compose une sorte de comédie de théâtre. Elle faisait construire des viviers dans sa villa de Baïes tandis que je préparais l'adoption [de Néron], l'octroi du pouvoir proconsulaire, la désignation au consulat et tout ce qui menait à l'Empire. Que se dresse quelqu'un pour prouver que j'ai essayé de corrompre les cohortes à Rome, ou d'entraîner les provinces à se récolter ou inciter au crime des esclaves ou des affranchis ! Pouvais-je vivre, moi, si Britannicus avait obtenu le pouvoir ! Si Plautus ou un autre devient maître de l'Etat et est appelé à me juger, il ne se trouvera sans doute pas d'accusateur pour me reprocher, non pas des paroles qu'un excès de tendresse parfois rend imprudentes, mais des crimes dont je ne puis être absoute que par mon fils[29] ?

[29] Annales, XIII, 21.

La sincérité d'Agrippine éclate si fortement — du grand art ? — que Sénèque et Burrus songent plus à tarir des larmes qu'à l'interroger. Agrippine exige de son fils une audience immédiate. Entrés chez elle pour la juger, Sénèque et Burrus quittent son palais en tant que ses ambassadeurs. A peine en présence de l'empereur, ils jurent que l'innocence d'Agrippine ne fait aucun doute : ceux qui ont voulu la compromettre ne sont que des calomniateurs ! Voilà Néron ému à son tour. Il accepte de rencontrer sa mère. Tacite encore et toujours : « Là, sans protester de son innocence, ce qui aurait eu l'air d'en douter, ni rien dire de ce qu'elle avait fait pour lui, ce qui aurait eu l'air de le lui reprocher, elle ne parla que de tirer vengeance de ses accusatrices et de récompenser ses amis, et elle l'obtint. »

Elle épouvante, Agrippine, mais, convenons-en, quelle femme !

Elle ne renonce pas — c'est fou — à reconquérir son fils. Ayant passé de peu la quarantaine, elle veut croire que les années n'ont eu que peu de prise sur sa beauté ; elle se sent toujours désirable et sans cesse on le lui confirme. Qu'elle fasse de son fils son amant et elle est sûre de se retrouver dotée du pouvoir. Tacite est loin d'être assuré qu'elle y soit parvenue mais il cite un certain Cluvius Rufus, auteur d'un ouvrage retraçant l'époque de Néron : « Cluvius rapporte que, dans son ardent désir de conserver sa puissance, Agrippine alla jusqu'à oser, au milieu du jour, à l'heure où Néron était échauffé par le vin et la bonne chère, s'offrir plusieurs fois à lui alors qu'il était à moitié ivre, elle-même parée et prête à l'inceste et que, déjà, l'entourage proche remarquait leurs baisers amoureux et les caresses préludant à la consommation de cette infamie. » Suétone ajoute : « Toutes les fois qu'il se promenait en litière avec sa mère, il satisfaisait sa passion incestueuse ; ce que prouvaient assez les taches de ses vêtements. » Généralement couverte et portée sur un brancard, la litière accueillait une couchette et, pour la fête, un coussin.

Ce n'est pas tant la réalité d'une telle liaison que redoute Sénèque que ses conséquences sur l'opinion. Il a l'idée d'exploiter la jalousie d'Acté, maîtresse toujours en titre. Il oublie que le coup de foudre de Néron remonte à trois années et que les amants tumultueux d'alors donnent maintenant l'exemple d'une union tendre et paisible. La jeune femme se borne à signaler à Néron que le bruit d'un inceste se propage déjà dans Rome. L'argument semble avoir atteint son but. De cet inceste nié, on ne parlera plus mais, quand on lit Dion Cassius, on constate que son éventualité a pu, chez Néron, se muer en obsession : « Je rapporterai un fait dont tout le monde convient : Néron aima beaucoup une courtisane à cause de sa ressemblance avec Agrippine et lorsqu'il faisait l'amour avec elle et qu'il s'en vantait devant ses amis, il disait qu'il couchait avec sa mère[30]. »

[30] Dion Cassius, op. cit., LXI, 2.

Au vrai, il ne peut plus évoquer Agrippine sans angoisse. Pour éviter le plus possible de la rencontrer, il se retire dans sa villa de Tesculum ou celle d'Antium. C'est aussi le temps où il découvre Poppée.

Sait-il, à vingt et un ans, qu'il se trouve à un tournant de sa vie ? Ce dont il est sûr, c'est qu'il vient de rencontrer une créature éblouissante. Aucune femme, dit Tacite, ne pouvait lui être comparée. De Poppée, les contemporains s'empressent à louer le teint sans pareil et en livrent l'explication : elle entretient la blancheur de sa peau en l'enduisant chaque jour de lait d'ânesse.

Fille d'un magistrat respecté sous le règne de Tibère, elle a épousé, très jeune, le préfet du prétoire Rufrius Crispinus, beaucoup plus âgé qu'elle et que son remplacement brutal par Burrus avait fort aigri. Rencontrant le très beau et très jeune Othon, l'ami de Néron, elle a sur-le-champ quitté pour lui son mari. Elle vient d'avoir vingt ans. Tacite se montre frappé par le double héritage qu'elle tient de sa mère : la beauté et la richesse. Il la montre faisant apparemment preuve de réserve mais s'abandonnant secrètement à une vie dissolue. Une de plus ! « Cette femme avait tout pour elle, sinon le sens moral[31]. »

[31] Annales, XIII, 14.

Les historiens latins ne s'accordent pas sur les circonstances de la rencontre. On est tenté de donner aujourd'hui la préférence à la version selon laquelle Othon, très amoureux, aurait vanté imprudemment les qualités intimes de sa femme auprès de son ami, lequel l'aurait invitée à la cour où elle aurait « embrasé ses sens ». Othon a non seulement perdu sa femme, mais a été expédié en Lusitanie. Le plus loin possible à l'ouest de l'Espagne.

Devenue maîtresse officielle, la belle Poppée est aussitôt prise en grippe par Agrippine qui, les rares fois où elle voit encore son fils, lui dénonce l'ambition de la jeune personne. Réplique vigoureuse et efficace de Poppée : Néron, lui crie-t-elle, n'est à l'égard de sa mère « qu'un pupille, esclave des volontés d'autrui ». Tant que sa mère vivra, il ne connaîtra pas de paix !

L'idée chemine de faire disparaître l'obstacle maternel. Reste à savoir de quelle manière. Le poison ? Les morts de Claude et de Britannicus sont trop proches dans les mémoires. Néron prend conseil d'Anicetus, son ancien précepteur : il connaît la haine vigilante que le préfet de la flotte de Misèbe porte à Agrippine. Anicetus se montre ingénieux : il propose de construire une embarcation truquée dont, au moment voulu, le toit s'abattra sur Agrippine. Néron approuve : sa mère doit mourir.

Nous sommes à la fin de l'hiver 58-59. A Rome, des pluies glacées s'abattent sur la ville. Quand Néron annonce son intention de passer au soleil les fêtes des Quinquatries — elles célèbrent la naissance du printemps —, tout l'entourage se réjouit de suivre l'empereur à Baïes, en Campanie, dans la magnifique villa qu'il possède.

Depuis longtemps, ce port est célèbre pour ses eaux thermales et plus encore pour la vue incomparable qu'offre le golfe de Pouzzoles : « le bijou de Vénus », dit Martial ; « le plus amène de l'univers », s'écrie Horace. Egal à lui-même, Sénèque rectifie : « La sentine de tous les vices. » Dès l'époque de Cicéron, les aristocrates fortunés s'y sont pressés. Les poètes chantent la ville de Tibère, plus tard celle de Caligula. Dès le commencement de son règne, Néron y a fait entreprendre de vastes travaux afin que soient réunies, en un seul et immense bassin, toutes les eaux thermales du lieu.

Agrippine se morfond à Antium. Assistée d'une dame de compagnie, d'un intendant et d'un affranchi dont on a dit qu'il était son amant, va-t-elle refuser l'invitation de le rejoindre à Baïes que lui adresse son fils ? La lettre n'est-elle pas rédigée en termes « des plus affectueux » ? Elle dispose elle-même à Baule, à trois kilomètres de la villa de Néron, entre le cap Misène et le lac Baïes, d'une demeure baignée par une anse de la mer. On lui affirme que Néron a répété plusieurs fois : « Il faut souffrir l'humeur de ses parents et tout fils doit savoir apaiser ses ressentiments. » Elle accepte. Pour se rendre à Baïes, elle voyage par mer et tient à y débarquer pour rencontrer, avant tout autre, ce fils qu'elle veut encore une fois reconquérir.

Néron l'accueille sur le rivage, la serre dans ses bras et la conduit à Baule où elle voit, parmi d'autres, un navire « particulièrement orné » — en fait une mini-galère — que lui destine Néron « comme un honneur supplémentaire attribué à sa mère ». Elle-même, précise Tacite, « avait coutume de se faire porter par une trirème, équipage de la marine de guerre ». Sa réaction illustre cruellement le peu de confiance que la mère éprouve toujours à l'endroit de son fils : éclairée soit par un pressentiment, soit par une confidence de dernière minute, elle refuse le « navire orné ». Changée, coiffée — elle veut être à son meilleur —, elle se fait porter en litière à Baïes.

L'accueil empressé de Néron aurait dissipé ses craintes s'il en était resté. S'engage entre la mère et le fils un long entretien. Néron s'exprimer tantôt « avec la familiarité d'un jeune homme, revenant quand il le faut à la gravité comme s'il voulait associer sa mère à des affaires importantes ». Le dîner se prolonge longtemps. Enfin elle prend congé, il la conduit jusqu'au rivage. Avant de se séparer d'elle, il la garde un moment « serrée étroitement sur sa poitrine » — ne nous privons surtout pas de Tacite — « soit pour que la comédie fût complète, soit parce que la dernière vision qu'il avait de sa mère, promise à la mort, retenait ce cœur quelque sauvage qu'il fût ».

Non sans étonnement, Agrippine trouve devant elle le « navire orné » qui a fait la traversée pour venir la chercher. Ici l'historien se fait poète : « C'était une nuit brillante d'étoiles, calme, sur une mer tranquille, que l'on eût dite envoyée des dieux pour rendre le crime évident. » Deux familiers d'Agrippine l'accompagnent : Crepereius Gallus et la suivante Acerronia. Cependant que les rameurs s'installent, Crepereius se tient près des avirons de gouverne et la suivante préfère se blottir aux pieds d'Agrippine. Elle-même, étendue, ne cesse de s'émerveiller du repentir de son fils et de son propre retour en faveur. La mini-galère glisse dans la nuit. Tout à coup, sur le signal donné par l'un des rameurs, le toit de la cabine s'effondre. Crepereius est tué sur le coup. Protégées par les montants du lit, Agrippine et Acerronia sont sauves. Assassins désignés, les rameurs attendent que l'embarcation, comme prévu, se disloque. Rien ne se produisant, ils se portent tous du même côté et la font chavirer. Acerronia, projetée dans l'eau crie dans la nuit pour être secourue. On l'assomme à coups de rames. Bonne nageuse, Agrippine s'éloigne au plus vite. On jette sur elle un agrès qui ne fait que la blesser. Au moment où elle approche du rivage, des pêcheurs lui portent secours, la chargent dans leur barque et la déposent à côté de la litière et des porteurs qui l'attendaient. Elle rentre chez elle.

Néron a voulu la tuer. Bien. Elle reste en grand danger. Elle le sait. Comment doit-elle se comporter ? Elle décide que l'affaire sera un accident. Elle connaît son fils et sait que ce mensonge — et le ratage de la manœuvre — peuvent le déstabiliser. Que peut-elle faire d'autre ? Accuser hautement Néron de tentative d'assassinat ? Qui voudra écouter une mère affaiblie plutôt qu'un empereur tout puissant ? Jouant le tout pour le tout, elle envoie à son fils son affranchi Agermus chargé de lui faire connaître que « grâce à la bienveillance des dieux et à la bonne fortune du prince », elle a survécu. Elle ajoute qu'il lui faut se reposer et demande que, pour le moment, on ne lui fasse pas visite.

Néron la croyait morte. Il la découvre vivante. Il hurle : sa mère va se venger, armer ses esclaves, soulever les prétoriens qui la gardent, survenir en force pour le tuer. Il sait de quoi elle est capable ! Elle regagnera Rome, ira se présenter au Sénat et se faire acclamer impératrice par le peuple.

Probablement Néron a-t-il traversé, cette nuit-là, la plus effroyable peur de sa vie. A Burrus et Sénèque, il demande, presque comme un enfant, ce qu'il doit faire. Long silence. Les deux hommes ne peuvent méconnaître qu'ils sont au service d'un jeune assassin en train de perdre pied au moment de tuer sa mère. Ils décident qu'il faut aller jusqu'au bout du crime. Ils donnent l'ordre de se saisir d'Agermus : on prétendra que l'affranchi, sur ordre de sa maîtresse, est venu tuer Néron. Lequel affranchi comprend qu'il doit mourir.

Le préfet Anicetus se chargera du dernier acte. Il entoure la villa d'Agrippine d'un cordon de gardes, enfonce la porte, fait arrêter les esclaves et pénètre dans la chambre d'Agrippine. Il la trouve couchée veillée par une seule servante. Dans la pièce ne brille qu'une petite lumière. La servante s'enfuit. « Toi aussi tu m'abandonnes », dit seulement Agrippine. Les exécuteurs entourent le lit. L'un d'eux la frappe à la tête d'u coup de bâton mais ne fait que l'étourdir. Un centurion sort son épée pour lui porter le coup décisif. Elle lui montre son ventre.

— Frappe ici, c'est le ventre qui a enfanté Néron.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant