La société juive à l’époque de Jésus-Christ

13
Le peuple et les Pharisiens

Les Pharisiens. — Leurs prières dans la rue. — Enseignement des Rabbins sur l’efficacité de l’oraison. — Degrés divers dans l’ordre des Pharisiens. — Les Chasidim. — Costumes des dames. — La chevelure. — Joyaux. — Bords des vêtements. — Franges. — Phylactères ou Tephillin. — Leur valeur et leur importance pour les docteurs. — Légendes rabbiniques sur ce sujet. — Reproches de Christ aux Pharisiens. — Idées superstitieuses attachées aux phylactères. — Patriotisme et religion des Pharisiens. — Histoire de « l’Association fraternelle ». — Leurs vœux et leurs devoirs. — Les Pharisiens représentants de l’austérité et du zèle religieux. — Leur influence.

Il était impossible de traverser la Galilée ou la Judée sans se trouver en face d’une personnalité singulière, distincte de toutes celles qui l’entouraient, et qui, malgré qu’on en eût, arrêtait l’attention. C’était le Pharisien. Adulé ou redouté, évité ou recherché par les flatteurs, regardé avec respect ou raillé sans ménagement, le Pharisien était partout une puissance dans l’Église et dans la politique, parce qu’il se rattachait à la société la plus influente, la plus zélée, la plus intimement unie. Cette association, dans la poursuite du but qu’elle avait entrevu, n’épargnait ni le temps ni la peine, ne redoutait aucun danger et ne reculait devant aucune conséquence. Le nom de Pharisien est familier, peut-être, au lecteur du Nouveau-Testament, à l’homme qui a étudié l’histoire des Juifs. Mais il n’y a aucun sujet sur lequel on ait répandu des notions aussi inexactes, aucun autre qui jette une lumière plus éclatante sur l’histoire du Judaïsme, à l’époque de Jésus-Christ, et qui donne une plus complète intelligence des paroles et des actes du Sauveur, quand il est bien compris.

On ne rencontrait probablement aucune ville, aucun village habité par les Juifs qui ne comptât quelques Pharisiens. Cependant d’une manière générale ils préféraient ne pas s’éloigner de Jérusalem. Le temple et, ce qui était peut-être plus cher au cœur de tous les membres de cette puissante association, ses 480 synagogues, son grand et, son petit Sanhédrin, ses écoles avaient, pour lui, un attrait irrésistible. Il ne nous est pas difficile, du reste, de reconnaître celui que nous venons de rencontrer. Suivons-le. Il ne se passera pas longtemps avant que l’heure de ses prières ne le force à s’arrêter. Le voyez-vous tout-à-coup immobile, au milieu du chemin ? Il répète une portion des oraisons prescrites, se remet en route, en redit un autre fragment. Que lui importe si l’on remarque les actes de dévotion auxquels il se livre sur la place ou au coin des rues ! Il s’arrêtera, comme la loi de la tradition l’exige, arrangera ses pieds selon l’ordonnance, prendra l’attitude voulue, drapera ses habits comme il convient ; puis il s’inclinera si profondément « que chaque vertèbre de l’épine dorsale sera séparée de sa voisine » (Ber. 28 : b). L’ouvrier laissera ses outils, le portefaix déposera son fardeau, le cavalier qui a le pied dans l’étrier, l’en retirera. L’heure a sonné et rien ne doit interrompre ou troubler son recueillement. Un roi passerait en le saluant, il ne devrait pas lui rendre son salut, que disons-nous, il lui est interdit de se préoccuper même du serpent qui s’est enroulé autour de son talon. »

Ce n’était pas seulement le temps prescrit par la loi pour la prière qui réclamait de lui l’accomplissement des dévotions obligatoires. En entrant dans un village ou en le quittant, il devait prononcer une ou deux bénédictions ; il lui était prescrit d’agir de même en traversant une forteresse, au moment d’un danger, lorsqu’il se trouvait en présence d’un spectacle nouveau, étrange, inattendu. Plus la prière était longue, plus sa valeur était grande. Aux yeux des Rabbins, elle avait un double avantage car « une longue prière est sûre d’être entendue » et « des prières abondantes prolongent la durée de la vie. » A chacune de ces oraisons, qui se terminait par la bénédiction du nom de Dieu, un mérite religieux spécial était attaché. Enoncer cent « bénédictions » pendant une seule journée, c’était fournir la preuve évidente d’une grande piété.

[L’école de Hillel permettait d’accomplir les actes de piété dans toute position du corps. On pouvait y vaquer assis, debout ou même couché, les accomplir en marchant ou en s’occupant de quelque affaire ou de quelque travail. (Berach. fol. II, col 1.) Il était permis également de méditer, en tous lieu sur l’Écriture sainte, sauf dans le bain, et dans un endroit désert et solitaire. (Avoda Sara. fol. M : col. 2.) — La tradition obligeait le fidèle à prier trois fois le jour. Ces trois prières remontaient aux trois principaux patriarches. Abraham avait institué celle du matin, comme il est écrit : Genèse 19.27. C’est à Isaac que remontait celle du soir. Genèse 24.63. Jacob avait ordonné celle de la nuit. Genèse 28.11. Mais nul ne devait dépasser ce nombre de requêtes, « car les patriarches n’ont établi que ces trois prières. » (Bamidbar Rabba. 2e sect. ; (Tannchuma fol. 15, col. 3). — « Celui qui dans la prière Kirshma prolonge la dernière syllabe du dernier mot voit prolonger sa vie. » (Berach. fol. 13, col. 2.) (G.R.)]

Au reste, il était impossible de se méprendre sur la qualité du Pharisien, quand on se trouvait en face de lui. Sa contenance, qui trahissait une satisfaction intime, un mélange de modestie moqueuse, d’ostentation et de douceur, le faisait reconnaître, avant même que les précautions minutieuses de ses démarches, le soin qu’il avait d’éviter le contact des personnes ou des choses qu’il considérait comme impures, et son étalage extravagant de piété ne vinssent déceler sa qualité particulière. Nous ne parlons, on le comprend, que de la classe ou plutôt du parti des Pharisiens et de ses tendances, et non de tous les membres qui le composaient. N’oublions pas, comme nous le verrons en avançant dans notre étude, qu’il existait de nombreux degrés parmi eux, depuis le Pharisien le plus humble, celui qui n’était qu’un simple membre de la société, initié aux premières observances, si l’on veut le novice, jusqu’au plus avancé des Chasid ou des piétistes. Ce dernier, par exemple, avait l’habitude d’offrir chaque jour un sacrifice de péché pour les fautes qu’il pouvait avoir commises.

Veut-on savoir jusqu’où s’étendaient les scrupules des plus avancés d’entre eux ? Nous pouvons l’apprendre de ce Rabbin qui ne voulait pas permettre à son fils de demeurer dans la salle, où il était entre les mains d’un chirurgien, de peur qu’il ne fût souillé par le contact du membre qu’on venait de lui amputer, et qui, dès lors, était un corps mort. Un autre Chasid était entraîné si loin par son zèle pour l’observation du Sabbat, qu’il refusait de relever sa maison parce qu’il avait conçu la pensée de cette entreprise pendant le jour sacré. Quelques-uns assuraient qu’on ne pouvait confier une lettre aux soins d’un Gentil, dans la crainte qu’il ne la remît à son adresse pendant le saint jour ! C’étaient là des exemples réels, et nullement exagérés de la tendance pharisaïque. Car un Rabbin du temps des apôtres était obligé de déclarer que les divagations de ces Chasid Shoteh, ou de ces membres niais devaient être rejetées sous peine d’entraîner la ruine de la société tout entière. Comment être surpris de cette remarque, quand on rencontrait des individus qui refusaient de sauver une femme qui se noyait pour ne pas entrer en contact avec une personne d’un autre sexe, ou qui assuraient qu’on devait avoir ôté avec soin les phylactères avant d’étendre la main pour retirer de l’eau un enfant qui allait y périr ?

Nul lecteur du Nouveau-Testament n’ignore que les vêtements des Pharisiens différaient de ceux des autres Israélites. Quelque simple que soit le costume des Orientaux il faut bien se garder de croire que dans les jours de Jésus-Christ on ne pût reconnaître autant, et plus même que chez nous, la richesse, le rang et le luxe de chacun des habitants de la Palestine. Il est évident que le Grec poli, le courtisan d’Hérode, le Sadducéen riche, aussi bien que beaucoup de grandes dames qui protégeaient les Pharisiens (Jos. Ant. XVII : 2, 4) devaient se distinguer facilement dans la foule. Les écrits Juifs nous donnent des descriptions si détaillées de leur toilette que nous pouvons, sans peine, nous transporter dans la société fashionable de Tibériade, de Césarée, de Jérusalem ou des Juifs de la « dispersion » qui habitaient Alexandrie, ou les villes opulentes de la Babylonie.

Il paraît qu’il ne fallait pas moins de dix-huit objets pour composer une toilette élégante. Celui qui en était revêtu se distinguait par l’étoffe, la couleur, et la coupe de son costume. Le pauvre se servait, en guise de pardessus, de la couverture, qui, pendant la nuit, le garantissait du froid. L’homme élégant portait un vêtement blanc d’une grande finesse, chargé de broderies, quelquefois même, il se revêtait d’une robe couleur de pourpre ornée d’une ceinture d’argent curieusement travaillée. La garniture de ce costume consistait en une bordure que les Pharisiens avaient soin de rendre le plus large possible (Matthieu 23.5), et dont nous allons parler. Le vêtement de dessous descendait jusqu’au talon. La tête était couverte d’une sorte de chapeau terminé en pointe, ou d’une espèce de turban d’étoffe plus ou moins recherchée et entrelacée avec art. Les bords retombaient souvent avec grâce derrière le dos. On avait généralement des gants pour garantir les mains du contact de l’air et de toute souillure.

Quant aux dames, les reproches qu’adresse Esaïe aux filles de Jérusalem auraient pu leur être faits, à bien plus forte raison, à l’époque du Nouveau-Testament. Elles employaient trois sortes de voiles. Le voile Arabe, qui permettait à celle qui le portait de voir librement les objets qui l’entouraient. Ce voile qui constituait une partie du vêtement était une espèce de mantille jetée gracieusement autour du corps, et recouvrait la tête. Celui que l’on désignait sous le nom, d’Egyptien, analogue au voile des Orientaux de nos jours, couvrait la poitrine, le cou, le visage et laissait seulement les yeux à découvert. La ceinture, attachée plus bas que celle des hommes, était souvent d’un grand prix et garnie de pierres précieuses. Quant aux sandales, elles consistaient en une semelle qu’une courroie rattachait aux pieds. Les dames portaient aussi de riches pantoufles brodées, ornées de pierreries, et faites de telle manière que, sous la simple pression du pied, un parfum délicat s’en dégageait aussitôt. On sait que les parfums et les huiles odorantes étaient fort employés. Celles-ci étaient préparées au moyen de l’huile à laquelle on mêlait des essences de la Palestine ou des pays lointains, ce qui les rendait ordinairement très coûteuses. Les plus précieuses étaient conservées dans des vases d’albâtre.

Le métier de parfumeur était néanmoins regardé avec mépris par les Juifs et par les nations païennes. La société aisée usait de fréquentes onctions aussi bien que de bains destinés à accroître la force et la vigueur du corps.

[Les bains étaient un devoir ordonné parfois par la loi et indispensable, du reste, en Orient pour se préserver des maladies de peau. On se baignait dans les rivières, quelquefois dans les maisons qui possédaient souvent un bassin spécial à cet effet. Les villes de Palestine, à l’imitation des Romains, érigèrent plus tard des bains publics. Certaines eaux thermales, celles de Tibériade, de Gadara, de Kallirboe étaient renommées pour leurs vertus curatives. (C. p. Encyc. Licht. Il : 30.) (G.R.)]

On oignait les cheveux, la barbe, le front, le visage, même les guirlandes que l’on portait dans les jours de fête. Le luxe ne s’arrêta point là. Quelques dames employaient des cosmétiques. Elles se peignaient les joues, rendaient leurs sourcils plus marqués par l’emploi d’une couleur noire obtenue par un mélange d’antimoine, de zinc et d’huile. Serions-nous surpris que la chevelure, considérée comme un des caractères de la beauté, fût l’objet de soins spéciaux ? Les jeunes personnes la portaient longue. Chez les hommes ont eût considéré cette habitude comme l’indice d’un caractère efféminé (1 Corinthiens 11.11). La barbe était soigneusement peignée et parfumée. Défense était faite aux esclaves de la porter. Quant aux jeunes paysannes, elles nouaient tout simplement leurs cheveux. Mais les juives mondaines les frisaient, les tressaient, les ornaient de bijoux d’or et de perles. Leur couleur favorite était une sorte de châtain. On la produisait soit en teignant les cheveux, soit en les saupoudrant d’une poussière d’or. Il nous est parlé de chevelures fausses ( Shab. VI : 3), et de fausses dents. Comme en tout ceci rien n’est nouveau sous le soleil nous ne nous étonnerons nullement de voir mentionnés les épingles pour les cheveux et les peignes élégants. Nous n’éprouverons non plus aucune surprise en apprenant que quelques dandys se faisaient arranger la chevelure avec art. Néanmoins le métier de coiffeur n’était pas considéré comme plus respectable que celui du parfumeur.

[Le savant Lightfoot (Horæ Hebr. p. 498 et 1081) se demande si le nom de Madeleine vient de Magdala ou signifie « la coiffeuse ». Nous avons dit ci-dessus que les habitants de Magdala étaient surtout voués à cette profession. Mais les passages des Rabbins auxquels en appelle Lightfoot ne nous semblent pas décisifs, car ils sont dictés par un esprit d’hostilité évidente contre Christ et le Christianisme.]

Pour ornements les hommes portaient habituellement un sceau, attaché à l’anneau du doigt, ou suspendu à leur cou. Quelques-uns avaient des bracelets placés au-dessus du poignet du bras droit ; ces bijoux étaient faits d’ivoire, d’or ou de pierres précieuses. Les dames qui suivaient les modes ajoutaient aux bracelets des anneaux pour les doigts, pour les chevilles, pour le nez ; des coiffures somptueuses, des colliers, des chaînes et ce qu’on nomme aujourd’hui des « charmes », sans parler des boucles d’oreilles plates, ornées de pendants et quelquefois d’une petite clochette. L’anneau du nez que la loi de la tradition ordonnait de déposer le jour du sabbat, était suspendu au-dessus de la lèvre supérieure, de manière cependant à ne pas empêcher la salutation des amis privilégiés. On portait deux sortes de colliers, l’un qui entourait exactement le cou ; l’autre, composé de pierres précieuses et de perles, retombait sur la poitrine et descendait parfois jusqu’à la ceinture. La dame à la mode consentait à se charger de deux ou trois de ces chaînes, auxquelles elle suspendait des vases de senteur, des ornements, même des talismans païens. Des pendeloques d’or étaient attachées à la coiffure qui s’élevait parfois comme une tour. Quant aux ornements des chevilles, on les disposait de manière à rendre un son semblable à celui qu’auraient produit de petites cloches. Souvent, les deux anneaux qui entouraient le bas de la jambe étaient réunis l’un à l’autre, ce qui obligeait la personne qui les portait à s’avancer à petits pas. Ajoutons à ces détails la mention des épingles d’or et de diamant, et n’oublions pas que cette description est confirmée par des documents de l’époque. Nous pouvons nous faire maintenant une idée de la société élégante.

Ce qui précède nous aide aussi à comprendre le contraste qui devait exister entre un Pharisien et la foule qui l’entourait. Austère et dur, ou insinuant et mielleux dans sa démarche, il évitait soigneusement le contact de ceux qui n’appartenaient pas à sa société ou qui y occupaient une position inférieure. Son costume seul le trahissait déjà. Car, selon les paroles de Jésus-Christ, ils « élargissaient leurs phylactères et le bord de leurs vêtements ». La loi divine ordonnait sans doute de porter des franges au bas des robes, comme mémorial sacré (Nom.15.37 ; Deutéronome 32.12). Elles devaient être d’une teinte bleue, couleur symbolique de l’alliance. Mais la Mishnah permettait de les porter de couleur blanche (Men. IV : 1). Le Nouveau-Testament en parle assez souvent (Matthieu 9.20 ; 14.36 ; 23.5 ; Marc 6.56 ; Luc 8.44). Chaque Israélite pieux les attachait au bord du vêtement de dessus. Les mystiques du Judaïsme découvrirent plus tard des analogies entre ces bords garnis de franges éclatantes et la manière dont la Schechinah s’enveloppait des œuvres de la création. Rempli de cette foi, le Juif pieux recouvrait sa tête de ce mystérieux vêtement pendant sa prière, tandis que l’apôtre, par un contraste manifeste, déclare que toutes ces pratiques superstitieuses déshonorent celui qui s’y soumet (1 Corinthiens 11.4).

[Si telle était l’attitude du Pharisien à l’égard des membres du parti, combien plus grand son orgueil impitoyable vis-à-vis des malheureux qui étaient, légalement, souillés. Vajikra-Rabba p. 16, fol. 159, col. 3 : Tandis que R. Meier ne mangeait aucun œuf recueilli dans l’étendue du lieu où se mourait un lépreux, R. Ase évitait toujours son approche. — Risch Lakisch lui jetait des pierres et le forçait à retourner en arrière. Il évitait ainsi que d’autres créatures fussent souillées par ses émanations. (N o. c. 152.) — La couleur des franges de laine (zizith) est maintenant blanche tandis que à l’origine elle devait être bleu couleur d’hyacinthe. La Mishnach (Menachoth. IV : I) suppose déjà que l’une et l’autre sont permises. Distinctes aujourd’hui de celles que le Pentateuque recommande et qu’il était d’usage de porter à l’époque de Jésus-Christ et attachées au vêtement de dessus (imation), elles sont suspendues aux deux linges, à 4 angles, dont l’un est toujours en contact avec le corps, tandis que l’antre est étendu sur la tête pendant la prière. Ces deux linges portent le nom de Tallith. (Schürer, Neutest. Zeitgesh. p. 496.) (G.R.)]

Si l’usage de porter des franges, au bord des vêtements, peut s’autoriser d’une prescription de l’Écriture, nous avons la conviction qu’on n’en saurait dire autant de ce qu’on appelait les « phylactères ». On a voulu en voir l’origine dans le texte Exode 13.9, (« Ce sera pour toi comme un signe sur ta main, et comme un souvenir entre tes yeux, afin que la loi de l’Éternel soit dans ta bouche »), auquel la dernière injonction contenue dans Deutéronome 6.8, (« Tu les lieras comme un signe sur tes mains, et ils seront comme des fronteaux entre tes yeux ») ne donne aucun appui. Ceci nous paraîtra évident si nous remarquons la répétition de ce précepte dans Deutéronome 11.18, « Mettez dans votre cœur et dans votre âme ces paroles que je vous dis », qui nous indique le sens spirituel et le but de ce commandement, et si nous le rapprochons des expressions analogues qui ne pouvaient être prises d’une manière littérale, telles que Proverbes 3.3 ; 7.3 ; Cantique des cantiques 8.6 ; Exode 49.16. Le terme spécial employé par les Rabbins pour désigner les phylactères, celui de Téphillin ou bandeaux de prières, est d’origine comparativement moderne, en ce sens qu’on ne le rencontre pas dans l’Ancien-Testament Hébreu. Les Samaritains ne reconnaissent pas cette ordonnance, comme une obligation imposée par Moïse, pas plus que les Juifs Karaïtes. Ceci nous semble montrer, avec une suffisante évidence, qu’au temps de Jésus-Christ les phylactères n’étaient pas portés généralement, même par les prêtres, pendant qu’ils officiaient dans le temple. Bien que les paroles du Sauveur semblent condamner seulement l’usage d’élargir les Téphillin dans un but de religieuse ostentation, il est difficile de croire qu’il les ait portés lui-même. En tout cas, tandis que chacun des Israélites ne les revêtait que pour dire ses prières ou dans certaines occasions solennelles, la société des Pharisiens les portait tout le jour. Cet usage, aussi bien que les idées et les ordonnances unies à cette pratique sont une marque tellement caractéristique de tout un parti religieux, que nous devons encore ajouter ici quelques détails utiles à la complète intelligence de ce sujet.

[Les usages des Juifs de nos jours différent quelque peu de ceux des temps anciens. Sans entrer dans les détails il nous suffira de dire qu’ils portent au-dessous de leur vêtement un petit carré orné de franges, appelé le petit tallith (de talal, ombrager ou couvrir) ou encore Arbah Canphoth (quatre coins). Dans la prière, au contraire, ils s’enveloppent des plis du grand tallith ou manteau de prière.]

On portait les Théphillin sur le bras gauche, du côté du cœur, et sur le front. Cet ornement consistait en capsules, qui contenaient écrits sur parchemin (celui du front sur quatre parchemins distincts) les quatre passages suivants de l’Écriture : Exode 13.1-10 ; 13.11-16 ; Deutéronome 6.4-9 ; 11.13-21. Ces petites boîtes étaient fixées par des lanières de cuir noir que l’on roulait autour du bras et de la main (sept fois autour du premier, trois fois autour de la seconde) et que l’on appliquait sur le fronta, d’une certaine manière que la tradition prescrivait et à laquelle elle attachait une signification mystique. Nul ne pouvait se tromper sur le compte de celui qui les portait. Quant à leur valeur et à leur importance aux yeux des Rabbins, il est impossible de l’exagérer. Ils avaient pour les téphillin autant de vénération que pour les Saintes Écritures. Comme celles-ci, il était permis de les sauver des flammes un jour de Sabbat. On racontait que Moïse avait reçu de Dieu, sur le Sinaï, la loi qui obligeait Israël à s’en revêtir. Les tephillin étaient plus saints que la plaque d’or qui ornait le front du grand prêtre, puisque sur celle-ci on ne lisait qu’une seule fois le nom de Jéhovah, tandis que les passages écrits dans les Tephillin contenaient ce vocable sacré plus de 23 fois. On ajoutait que le commandement qui ordonnait de les lier sur le front et autour du bras égalait en valeur tous les préceptes divins, pris ensemble, sans parler de beaucoup d’autres rêveries extravagantes du même genre. Veut-on savoir jusqu’où pouvaient sur ce point aller les paroles révoltantes des Rabbins ? Qu’on en juge par ce simple fait. Ils supposaient que Dieu lui-même portait des phylactères (Ber. 6 a). Et d’où tiraient-ils cette idée bizarre ? Du passage d’Ésaïe 62.8. « L’Éternel l’a juré par sa droite et par la force de son bras ».

a – Au point où commencent les cheveux. La grandeur de l’étui, la longueur des courroies, le nombre de tours, tous ces détails avaient été réglés par la synagogue avec une scrupuleuse ou une superstitieuse précision. (G.R.)

[Pour ceux qui ont entendu dire que l’enseignement du Nouveau-Testament a été emprunté à celui des Rabbins, nous ne saurions recommander autre chose que de parcourir toutes les prescriptions qui se l’attachent à ce sujet, et qui sont parfois révoltantes. Qu’ils lisent celles qui se rapportent à la prière dans Ber. 23 a jusqu’à 25 b ; qu’ils veuillent bien étudier encore l’interprétation des songes, ou les détails semblables a. ceux de Ber. 62 a, b. Quant aux lecteurs auxquels on a répété que l’on peut bien comparer Hillel à Jésus, s’ils apprennent à connaître les sujets discutés parfois dans les leçons de l’enseignement du grand-rabbin juif, par ex. en Ber. 23 a, ils sauront ce qu’ils doivent penser de cette affirmation.]

La main droite par laquelle Jéhovah fait serment était, selon leur enseignement, la loi, ainsi que cela ressort de la dernière parole de Deutéronome 33.2. L’expression « la force de son bras » ne pouvait désigner que les Tephillin. En effet, le terme « force » n’était-il pas employé par le Psalmiste dans un passage où il est question du peuple de Dieu ? Ce terme à son tour s’expliquait par une déclaration analogue à celle de Deutéronome 28.10. Qu’est-ce en effet que la force du peuple de Dieu ? (Psaumes 29.11) C’est ce qui fait que tous les hommes sont remplis de terreur en présence d’Israël (Deutéronome 28.10). Et cette épouvante, à quoi tient-elle ? A ce qu’ils voient qu’Israël est appelé du nom de Jéhovah. Or ce sont les tephillin qui leur fournissent cette démonstration éclatante. Voilà le procédé logique par lequel la tradition arrivait, d’une manière fantaisiste, à cette étonnante conclusion.

Ceci nous donne une idée de l’exégèse des Rabbins. Comment s’étonner qu’avec un tel système les objections soulevées, par le sens simple des déclarations de l’Écriture, fussent sommairement écartées à la plus grande gloire des opinions humaines, ainsi placées au-dessus des enseignements de la Bible ? Comprenons-nous, maintenant, les reproches que le Seigneur faisait aux Pharisiens (Marc 7.13) lorsqu’il les accusait d’avoir « anéanti la Parole de Dieu par leurs traditions » ? Ce fait ressort avec une pleine évidence de l’étude même du sujet des tephillin. Nous lisons encore dans la Mishnah : (Sanh. XI : 3) « Celui qui viole le commandement contenu dans les paroles des scribes est plus digne de punition que celui qui désobéit aux ordres de l’Écriture Sainte. Si un homme dit : il n’y a pas de choses telles que les tephillin, dans la pensée de désobéir aux paroles de l’Écriture, il ne doit pas être traité comme un rebelle. Mais s’il dit qu’il y a cinq parties dans les bandeaux de la prière (au lieu de 4 dans les bandes que l’on portait sur le front, selon l’ordonnance des Rabbins), s’il parle ainsi dans le but d’ajouter quelque chose aux paroles des Scribes, il est coupable. » Certainement il serait difficile de trouver un exemple qui place d’une manière plus manifeste « l’enseignement de l’homme » au-dessus des doctrines divines. Qui peut méconnaître ici le procédé répréhensible à la faveur duquel les Rabbins « écartaient les commandements de Dieu, pour maintenir les traditions humaines ? » (Marc 7.7-8)

Nous n’abandonnerons pas ce sujet sans expliquer le sens du mot « phylactères » (employé pour traduire celui de tephillin) et sans montrer avec quelle précision il exprimait la chose elle-même. On admet presque généralement que la signification réelle du mot phylactères équivaut à celle d’amulettes ou de talisman. C’est ainsi que les Rabbins les considéraient, quel que fût le mépris avec lequel ils eussent pu rejeter toute relation entre les pensées suscitées par ces objets et les idées des païens. Nous ne voulons point entrer ici dans l’étude repoussante des moyens par lesquels le Talmud nous montre qu’on pouvait découvrir l’existence des mauvais Esprits et s’en débarrasser, ou quel était le secret de conjurer l’action malfaisante des démons.

[« Abaï dit : Ils nous cernent de toutes parts comme on voit un champ entouré d’une clôture. Chacun de nous, dit notre maître Houna, en a mille à sa gauche, et dix mille à sa droite. Quand nous nous sentons pressés dans une foule, reconnaissez là leur présence ; quand nos genoux fléchissent sous notre corps, eux seuls en sont la cause ; quand il nous semble qu’on a brisé nos membres c’est encore à eux qu’il faut attribuer cette souffrance. » (Traité Ber. fol. 8, recto.) Un docteur va jusqu’à accuser les démons d’user par le frottement de leurs mains les vêtements des Rabbins. (Ib.) On leur assigne aussi, comme demeures, les airs, les déserts et les lieux arides. C’est de là qu’ils viennent pour tourmenter les hommes et les frapper de maladies inexplicables, telles que la folie. Ceux qui sont châtiés dans la vallée du feu seraient même, selon le livre d’Enoch, la cause de la chaleur des sources thermales qui « guérissent les maladies du corps et de l’âme, mais châtient l’esprit. » (Franck. Cabbal. p. 363) — (Stapfer Idées relig. en Palest. p. 78. s. (G.R.)]

L’état de la civilisation, à cette époque, la prédominance générale de la superstition nous porteraient à ne pas trop nous étonner de toutes leurs erreurs, si les maîtres de la synagogue n’invoquaient, en faveur de leurs doctrines, l’appui d’une autorité divine, et s’il n’existait une opposition éclatante entre leur enseignement et celui, non du Nouveau-Testament, cela est évident, mais même du livre des révélations de l’Alliance ancienne.

Quand il parle des phylactères, les paroles de l’historien Josèphe (Ant. IV : 8, 13) lui-même trahissent sa foi en leur efficacité magique. « Cette expression de la reconnaissance des Israélites, nous dit-il, servait non seulement à bénir Jéhovah pour le passé, mais invitait le ciel à leur accorder des faveurs nouvelles dans l’avenir. » On pourrait citer de nombreux exemples de la puissance que l’on attribuait à ces amulettes. Il nous suffira de rappeler le suivant. Un jour, nous dit-on, un Rabbin sortait de l’audience que venait de lui donner un certain roi, et il tournait le dos au monarque. Pour le châtier de cette marque d’irrévérence quelques courtisans étaient sur le point de le mettre à mort. Mais tout-à-coup ils s’arrêtent. Pourquoi ce changement dans leurs pensées ? Ils ont vu les courroies des tephillin briller, comme des bandeaux de feu autour de lui, accomplissant ainsi la promesse contenue dans le livre du Deutéronome (Jer. Ber. V : 1). Un ancien Targum Juif, celui du Gant. 8 : 3 nous apprend du reste que les tephillin empêchaient tous les démons ennemis de faire du mal à un Israélite.

Il nous est facile de comprendre maintenant, en quelque mesure, quelle était l’influence des Pharisiens au temps de Jésus-Christ. N’oublions pas que l’esprit du patriotisme et de la religion s’unissaient pour rehausser leur valeur, dans l’estime du peuple. Ce qui faisait de la Palestine un pays distinct de toutes les contrées habitées par les nations païennes, au milieu desquelles les familles éminentes d’Israël n’auraient pas manqué de se fondre et de disparaître, c’était précisément cet élément purement Juif, représenté par le Pharisaïsme. Comme parti, les Pharisiens remontaient à l’époque glorieuse où la nation, soulevée par un sublime effort, avait balayé du sol de la Terre-Sainte la puissance Syrienne. Ces Maccabées qu’ils avaient soutenus autrefois, ils les abandonnèrent pour braver la persécution et la mort, lorsque les descendants dégénérés de ces antiques héros acceptèrent les pompes mondaines et les usages Grecs, pour réunir sur leur front la couronne royale de David à la mitre du grand-prêtre.

[Les femmes achetaient d’Agrippa II le pontificat pour leur mari à prix d’or. Martha, fille de Boëthus, l’une de ces Simoniaques, quand elle allait voir officier son mari faisait étendre des tapis depuis la porte de sa maison jusqu’au sanctuaire… Ces prêtres mondains rougissaient de ce que leurs fonctions avaient de plus saint. Les pratiques du sacrifice étaient devenues repoussantes pour des gens raffinés. Plusieurs se faisaient faire des gants de soie pour ne pas gâter par le contact des victimes la peau de leurs mains. (Renan. Antech. p. 49.) (G.R.)]

A cette heure même, les Pharisiens ne transigeaient pas sur les principes, quelle que fût la crainte qu’Hérode et sa famille pussent inspirer aux Israélites. Et puis, n’étaient-ils pas les représentants de la loi divine non seulement de celle qui fut donnée à Israël sur le mont Sinaï, mais encore de ces ordonnances secrètes qui ne furent communiquées à Moïse que d’une manière verbale, et qui, en expliquant la Thorah, en formaient le nécessaire complément ? S’ils avaient élevé une haie autour de la loi, c’était uniquement pour le bien d’Israël. Ils voulaient le séparer de tout ce qui était impur, aussi bien que des Gentils. Quant à eux, ils étaient liés par les vœux les plus sévères. Leurs travaux, leur manière de vivre, leur démarche au milieu de ces foules frivoles, de ces colons grecs, si nombreux alors en Judée, leur méritaient les places les plus élevées dans les fêtes, les sièges principaux dans les synagogues, les salutations dans les rues, et la joie si douce pour leur cœur d’être appelés par tous du nom de Rabbi, Rabbi ! (ô homme, grand à mes yeux !)

[« Moïse reçut la Thorah sur le mont Sinaï et la transmit à Josué, Josué la transmit à son tour aux anciens ; ceux-ci aux prophètes et les prophètes aux hommes de la grande synagogue. Ces derniers prononcèrent trois paroles. « Soyez prudents dans le prononcé des jugements ; fermez Beaucoup d’élèves, faites une haie autour de la loi. » (Pirke Aboth I : 1) (G.R.)]

En réalité, les membres de ce parti représentaient, jusqu’à un certain, degré, tout ce qu’il y avait de ferveur et de zèle religieux dans le pays sacré. Leur nom, que probablement ils n’avaient pas choisi eux-mêmes, était devenu pour quelques-uns un surnom, pour d’autres, un titre de parti. Malheureusement, dans bien des cas, ils avaient été infidèles à leur tendance originelle. Ils n’étaient pas nécessairement les Scribes, les hommes de la loi, ou les Maîtres qui l’enseignaient. Il était également impossible de les considérer comme une secte, dans le vrai sens du mot. Dans cette société composée de membres qui y occupaient des degrés divers, on pouvait voir des novices régulièrement admis comme tels, et reconnaître que tous les associés étaient liés par des vœux et des devoirs spéciaux. Ils entraient, pour ainsi dire, dans l’association par hérédité. Paul, par exemple, pouvait se glorifier d’être Pharisien, descendu de Pharisiens.

Nul n’ignore que leurs principes prirent partout la prédominance, et qu’ils imprimèrent leur caractère particulier à l’enseignement et aux pratiques de la synagogue. Mais ce qui montre combien cette influence devait être irrésistible, c’est que pour atteindre à ces résultats ils n’avaient besoin que d’une poignée de disciples. Chose incroyable, et que l’on n’a pas assez remarquée, le nombre des associés à l’époque d’Hérode ne s’élevait qu’au chiffre de 6000. Et cette minorité pouvait jeter le Judaïsme dans le moule de sa pensée et entraîner la nation dans la voie qui devait la conduire à sa ruine. Qu’étaient-ils, en réalité, pour exercer une puissance aussi étendue sur le peuple Israélite ? Question considérable, qui réclame de nous une étude spéciale et attentive.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant