La société juive à l’époque de Jésus-Christ

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Du commerce

Modifications produites dans la pensée des Rabbins sur le travail manuel. — Soumission aux autorités prescrite par les docteurs. — Israël n’est pas un peuple commerçant. — La configuration de la Palestine n’offre pas de facilités pour s’y livrer. — Le commerce à l’époque de Salomon et de Josaphat. — Revenus de Salomon. — Réponse opposée à ceux qui attaquent l’autorité du Pentateuque. — Inspecteurs des poids et mesures. — Prix et escomptes. — Changement des pensées des Rabbins en cette matière. — Articles dont on faisait le commerce. — Importations et exportations. — Profits. — Changeurs. — Lois qui frappent la déloyauté dans les opérations commerciales. — Prix du blé. — Usure. — Débiteurs et créanciers. — Des cautions.

Le changement remarquable que nous avons signalé dans les idées des principaux Juifs, qui passèrent du mépris à un enthousiasme plein d’affectation pour le travail manuel, devait avoir certainement ses motifs. Comme il est impossible de découvrir ici des causes empruntées à la religion, on ne saurait en supposer d’autres que les modifications qui se produisirent dans le monde politique ou social.

Aussi longtemps que le peuple fut indépendant, au moins d’une manière nominale, tant qu’il posséda la propriété du pays de ses pères, on regarda, avec quelque dédain, l’emploi de l’existence entière aux travaux manuels. C’était là, pensait-on, l’indice d’un état social inférieur ou de la préoccupation exclusive des choses de ce monde. Il en fut tout autrement quand l’empire de la Judée eut passé aux mains d’un peuple étranger. Un labeur honorable pouvait fournir alors le seul moyen de parvenir à l’indépendance digne de l’homme. S’occuper de ces travaux dans la mesure où la chose était nécessaire pour obtenir ce résultat, s’efforcer de « n’avoir besoin de personne » pour pouvoir, sans rougir, élever la tête en présence d’un ami ou d’un ennemi ; faire à Dieu le sacrifice de ses inclinations naturelles, de ses forces et de son temps, pour posséder la faculté de se dévouer librement à l’étude de la loi divine, c’était là une généreuse résolution. Elle portait, avec elle, sa récompense. D’un côté, il était vraiment salutaire de faire succéder le travail physique à l’œuvre de l’intelligence. D’un autre côté, la possession de l’indépendance, dans l’exercice des travaux de la pensée, dans l’usage de la parole, apanage des Rabbins, était une récompense nouvelle. Jamais hommes n’eurent plus de liberté et ne se préoccupèrent moins des personnes et des conséquences de leurs actes que les Rabbins. Nous pouvons, en nous plaçant à leur point de vue, comprendre le mépris de Jude (Jude 1.16) pour ceux « qui tiennent en admiration les autres hommes », littéralement « qui admirent leur visage », expression dont se servent les Septante pour traduire le respect ou l’acception des personnes mentionnées Lévitique 19.15 ; Deutéronome 10.17 ; Job 13.10 ; Proverbes 18.5. C’était en véritable Juif que s’exprimait saint Paul lorsqu’il écrivait ces mots (Galates 2.6) : « Quant à ceux qu’on tient en si haute estime ce qu’ils ont été autrefois ne m’importe pas ; Dieu ne fait pas acception de personne ».

A défaut des renseignements de la Mishnah nous connaissons, par de nombreux détails, les motifs de certaines paroles piquantes vraiment inexplicables si elles n’étaient lues à la lumière de l’histoire de l’époque. A l’exemple de Shemaajah, Avtaljon avertissait les sages d’user de prudence dans leurs paroles, de peur d’être frappés de bannissement eux ou leurs disciples (Ab. 1.10-11). Et le Rabbin Gamaliel II ajoute : « Sois prudent dans tes relations avec les hommes puissants. Ils ne cherchent à nouer connaissance avec quelqu’un que pour leur profit. A l’heure du besoin, c’est en vain que vous cherchez leur appui. » « Adresse à tout homme une salutation de paix, dit le Rabbin Mathithja, et choisis d’être plutôt la queue du lion que la tête du renard. » Toutes paroles qui expriment le désir d’une indépendance honorable conquise par un travail personnel.

Bien différentes étaient les pensées des Docteurs quand ils parlaient du commerce. En réalité, l’ardeur générale avec laquelle le peuple d’Israël s’est jeté dans les affaires et s’est attiré, par là, de cruels reproches, indique un changement considérable dans l’état social, et une nécessité à laquelle il ne pouvait se soustraire. Dispersés par centaines ou même par milliers au sein des nations ; minorité misérable, vaincue, sans foyer, sans force au milieu d’elles, les Juifs, évités avec mépris, foulés aux pieds, objet de toutes les vengeances populaires, ne voyaient aucune autre carrière ouverte devant eux que celle du commerce. Si la vie publique leur eût été accessible, auraient-ils pu obtenir une influence aussi considérable dans ce domaine ? Cela est douteux. Il était nécessaire pour leur défense, disons mieux, pour maintenir leur existence même qu’ils parvinssent à conquérir du crédit et de la considération. Le seul moyen, pour eux, c’était de posséder la richesse, et le seul chemin qui conduisît à la fortune n’était autre que le commerce. On ne saurait douter que, dans la pensée divine, Israël ne fût nullement destiné à être un peuple commerçant.

[Une maxime fondamentale et distinctive de la législation mosaïque était l’interdiction de tout mélange d’Israël avec les autres peuples. De là le genre de vie, les aliments purs et souillés. Chaque Israélite avait son champ et l’agriculteur ne devient pas facilement homme de négoce. En outre, le commerce ne peut se faire sans les intérêts de l’argent que Moïse a interdit. Or, qui prêtera gratuitement des fonds à un commerçant qui ne les emploie jamais, sans leur faire courir de graves périls. Où comprend les raisons qui dirigeaient en cela le législateur Hébreu. Il désirait, en ne favorisant pas le commerce : 1° éviter le contact avec les peuples païens qui auraient pu entraîner Israël dans l’idolâtrie ; 2° empêcher l’abandon de la terre sacrée. Pour acquérir la fortune le marchand s’en va dans les pays lointains fonder des colonies, ouvrir des comptoirs. Il n’est pas lié au sol de la patrie ; 3° entraver l’extension du luxe si nuisible à l’enfance de l’Etat : 4° maintenir l’esprit de patriotisme. L’agriculture est en effet la pépinière des soldats fidèles. (Michaelis. Mosaisch. Recht : I : 170-192). (G.R.)]

Les restrictions nombreuses qui sont opposées aux relations entre les Juifs et les Gentils par la loi Mosaïque dans chacune de ses pages, suffisaient pour les en prévenir. La mise en vigueur de la loi du Lévitique (Lévitique 23.36-37) qui défendait de prêter de l’argent à intérêt aurait rendu toutes les transactions commerciales impossibles, bien qu’elle se relâchât de sa rigueur à l’égard de l’homme qui vivait hors des limites de la Palestine (Deutéronome 23.20). La loi de l’année sabbatique et celle du Jubilé, à leur tour, condamnaient tout commerce à l’immobilité. Le pays était, du reste, peu favorable aux échanges que le négoce amène nécessairement. Il possédait, il est vrai, des rivages étendus, mais toute la côte avec les ports de Joppé, de Jamneh, Ascalon, Gaza et Ptolémaïs appartenait, sauf pendant une courte période, aux Philistins et aux Phéniciens. A l’époque même où Hérode le Grand bâtit le beau port de Césarée, la rade n’était guère fréquentée que par les étrangers (Jos. B. J. III : 9, 1). Telle est la conclusion à laquelle nous conduit l’histoire entière d’Israël. Une seule fois, pendant le règne de Salomon, nous discernons une tentative faite par le peuple pour entrer dans la voie des échanges commerciaux, sur une large échelle. Il nous est dit que les « Marchands du roi » (1 Rois 10.28-29 ; 2 Chroniques 1.16) importaient des chevaux et des laines filées. Ces mots semblent révéler l’existence d’une sorte de compagnie royale de commerce ou un monopole exercé au profit du souverain. On a même représenté Salomon comme le premier grand « protectionniste ». Dans 1 Rois 10.15, on parle des impôts payés par les marchands et par le trafic des commerçants comme une des sources de ses revenus. Le premier de ces termes indiquerait, dit-on, les marchands en gros et le second les marchands au détaila. Remarquons ici qu’outre les impôts et les tributs tirés des rois placés sous le protectorat d’Israël (1 Rois 9.15), le revenu de Salomon (1 Rois 10.14) s’élevait annuellement à la somme de 666 talents d’or, soit environ de cinquante à soixante-quinze millions ! Une partie de cette somme pouvait provenir du commerce du prince avec les pays étrangers. Nous savons, en effet, que Salomon construisit une flotte à Etzion-Geber sur la mer Rouge, port conquis par David. Ces navires faisaient à Ophir le commerce avec les Phéniciens. Ces actes politiques du fils du Roi-prophète étaient en contradiction absolue avec les desseins de Dieu. Aussi ne produisirent-ils pas de grands résultats. Quant aux tentatives faites par le roi Josaphat pour renouer ces relations commerciales avec les peuples étrangers, elles aboutirent à un immense désastre. Ses navires firent naufrage à Etzion-Geber (1 Rois 22.48 ; 2 Chroniques 20.36) et peu de temps après ce port retomba entre les mains des Edomites (2 Rois 8.20).

a – Ainsi Leyrer dans Herzog Real. Encycl. V., p. 509 et Keil, commentaire sur ce passage.

[Les Revenus du roi se composaient : 1° Des présents des sujets ; 2° De la dîme. La première dîme appartenait aux lévites, la seconde devait être employée aux frais des repas qui suivaient les sacrifices, et auxquels prêtres, lévites, amis, veuves, orphelins et étrangers étaient invités. Cette troisième dîme du roi portait (1 Samuel 8.15) sur les produits des champs et des vignes ; 3° Du revenu de son propre domaine (1 Samuel 8.14), tels que les oliviers et les sycomores de la plaine de Schephela ; (1 Chroniques 27.28) ; 4° Des troupeaux ; 5° D’une partie du butin (2 Samuel 8) ; 6° Du tribut imposé aux peuples vaincus ; 7° Enfin, peut-être d’un tribut personnel payé en argent par l’Israélite (1 Rois 10.14). (Michaël. Mos. Recht. 1 : 239-268.) (G.R.)]

Ici se termine l’histoire du commerce des Juifs Palestiniens dans le sens strict du mot. Ces pensées nous amènent à présenter une observation d’une extrême importance. Ceux des lecteurs de ce livre qui ont quelque légère connaissance des controverses théologiques savent que les adversaires de la révélation biblique ont dirigé surtout leurs attaques contre l’antiquité du Pentateuque. Ils diffèrent sur le point de savoir quelles portions du livre ont été écrites par différents auteurs, sur le nombre de ces derniers, leurs personnes, l’époque où ils ont vécu, enfin le nom de l’écrivain qui les réunit en un seul volume aussi bien que l’époque où ce fait fut accompli. Or nous mettons en relief, en ce moment, un point unique. La législation du Pentateuque nous montre avec évidence qu’elle a été composée avant l’établissement du peuple en Palestine ; et ce qui nous amène à cette conclusion, le voici : Supposez qu’un Code de lois, un modèle d’institutions soit tracé par un législateur pratique (or on ne saurait contester que ces lois aient été appliquées au sein du peuple Israélite), et vous verrez que ce code, s’il doit gouverner non une nation nomade mais un peuple stable, différera d’une façon radicale des lois contenues dans le Pentateuque. Le monde a vu naître bien des constitutions de la société humaine, inventées par les philosophes et les économistes théoriciens, depuis Platon jusqu’à Rousseau et Owen. Aucune d’elles n’aurait convenu à une société organisée. Mais nul philosophe n’aurait jamais inauguré ou entrevu une législation telle que celle que le Pentateuque met sous nos yeux. Prenez au hasard l’un de ses articles. Pouvez-vous appliquer, par exemple, à l’Angleterre, les préceptes qui ordonnent que trois fois par an tous les individus mâles se rendent en un lieu choisi par le Seigneur ? Ou encore, ferez-vous exécuter les ordonnances qui concernent les années sabbatiques, ou celles du Jubilé ? Pouvez-vous mettre en vigueur celles qui fixent la règle des contributions religieuses et charitables ? celles qui s’appliquent aux moissons dans les champs ? Les préceptes qui interdisent de prendre aucun intérêt de l’argent prêté ou encore ceux qui concernent les cités lévitiques seraient-ils applicables un seul jour ? Demandez-vous ensuite sérieusement si de pareilles institutions auraient pu être proposées et introduites par le législateur au temps de David, d’Ezéchias ou d’Esdras ? Nous ne craignons pas de l’affirmer. Plus vous étudierez l’esprit et les détails de la législation Mosaïque, plus s’affermira, en vous, la conviction que de telles lois et de semblables constitutions ne peuvent avoir été établies qu’à une époque antérieure à celle où le peuple fut fixé dans le pays sacré. Autant que nous avons pu l’observer, cet argument a été oublié. Cependant, il nous semble indispensable que nos adversaires résolvent ces difficultés préliminaires (et, nous le pensons, insurmontables dans leur système) avant de réclamer que nous discutions leurs objections critiques.

[De même qu’après le travail de 6 jours l’homme et l’animal ont un temps de rafraîchissement, après le travail de six années la terre doit se reposer. Il est interdit au créancier de poursuivre le débiteur et commandé au maître d’affranchir l’esclave d’origine hébraïque. L’année jubilaire formait l’anneau extrême des temps sabbatiques. Elle survenait après 7 fois 7 ans. Repos de la terre. Retour gratuit de la propriété aliénée au possesseur primitif. Délivrance de l’Israélite devenu esclave, sans rançon, tels étaient les bienfaits qu’elle apportait à Israël. (Knob. o. c. 214 s.) (G.R.)]

Revenons à notre sujet. Si vous passez de l’Ancien-Testament aux temps plus récents, vous retrouvez les sentiments traditionnels au sujet du commerce, toujours vivants dans le cœur du peuple. Josèphe n’exprime-t-il pas exactement la pensée de ses compatriotes lorsqu’il écrit (C. Apion I : 12) : « Pour nous, nous n’habitons pas une contrée maritime. Nous ne prenons nul plaisir au trafic, nous n’aimons pas à nous mêler aux nations étrangères comme les commerçants. Nous habitons dans des cités bâties loin de la mer ; la contrée où nous demeurons est fertile et nous donnons tous nos soins à la culture du sol. » Ces mots résument la pensée et les opinions des Rabbins. Nous parlions du mépris que leur inspiraient les marchands forains. Tels étaient à peu près leurs sentiments quand ils parlaient du commerce. On a remarqué justement que dans les 63 traités qui composent le Talmud, il se rencontre à peine un mot qui en fasse l’éloge. Mais, en revanche, cent passages signalent les dangers auxquels s’expose celui qui veut s’enrichir par ce moyen. « La sagesse, dit le rabbin Jochanan en expliquant le passage Deutéronome 30.12, n’est pas dans le ciel — c’est-à-dire ne se trouve pas chez ceux dont l’âme est remplie d’orgueil. — Ne la cherchez pas non plus « au-delà de la mer », c’est-à-dire parmi les hommes qui se livrent aux trafics et au milieu des marchands. (Er. : 55 a) » Etudiez sur ce sujet les précautions que la loi Juive avait soin de prendre contre les hommes qui prêtent de l’argent à intérêt ou qui font l’usure. « Voici, lisons-nous dans le Rosh Hash : 1 : 8, les hommes indignes de porter témoignage : celui qui joue aux dés (l’homme adonné au jeu) ; celui qui prête à usure, celui qui dresse des colombes (dans le but de soutenir des paris ou de servir d’appâts) ; ceux qui font commerce des produits de la 7e année et des esclaves. » La parole suivante est plus piquante encore : « Dieu dit en parlant du calomniateur : Il n’y a pas dans le monde assez de place pour lui et pour moi. » — « L’usurier enlève un morceau de l’homme, car il lui prend ce qu’il ne lui a pas donné. » (Bab. Mez. 60 b) Il n’est point inutile de mentionner ici quelques autres dictons : « Le Rabbin Meir dit : « Ménagez-vous (faites peu de chose) dans le commerce, mais étudiez avec zèle la Thorah. » (Ab. IV : 2) « Se tenir loin des affaires », telle est l’une des 48 qualités dont doit être revêtu celui qui veut acquérir la science de la loi sainte. (Ab. VI : 6.) Enfin écoutons cette parole de Hillel, digne d’être conservée dans tous les âges et traduite dans toutes les langues : « Il ne peut devenir sage celui qui se jette dans les soucis de nombreuses entreprises, et dans un lieu où il n’y a point d’homme, efforce-toi d’être toi-même un être digne de ce nom. »

Lorsque les temps amenèrent des changements dans la vie du peuple, on modifia aussi le point de vue sous lequel on considérait ce sujet. Le but poursuivi fut alors de restreindre les travaux auxquels on pouvait se livrer dans cette sphère de la vie publique et de les régler pour les mettre en harmonie avec les lois religieuses. Les inspecteurs des poids et mesures sont de date assez récente dans notre pays. Sur ce point, les Rabbins nous ont singulièrement devancés. C’est ainsi qu’ils établirent des fonctionnaires auxquels était confiée la mission de se rendre d’une place de marché dans une autre et de fixer le prix courant des marchandises (Baba B. 83). La valeur des produits fut déterminée par chaque commune. Peu de marchands se soumettaient à cette immixtion de l’autorité civile dans ce qu’on appelle la loi de la production et de la demande. Mais le Talmud était extrêmement sévère contre ceux qui achetaient toutes les céréales, et les enlevaient aux transactions commerciales surtout en temps de disette. Faire monter artificiellement le prix des marchandises était défendu sous des peines rigoureuses. Cette interdiction s’appliquait spécialement aux produits du sol. On considérait comme un fripon celui qui prétendait à un profit plus élevé que le seize pour cent. Il était interdit, en général, dans la Palestine d’exploiter, pour en tirer avantages, les choses nécessaires à la vie. La tromperie devait attirer sur la tête du coupable un châtiment plus sévère que la violation de tout autre précepte de la loi morale. Ces dernières fautes pouvaient être réparées par la repentance, mais l’homme qui trompait son prochain faisait tort, non seulement à une ou à plusieurs personnes, mais à chacun des citoyens. Et comment faire réparation pour ce péché ? Aussi tous étaient-ils invités à se souvenir que « Dieu punit même les fautes qui échappent à l’œil du juge humain. » (Cp. Hamburger, Real. Encycl., p. 494.)

Nous parlions des modifications que produisirent dans les sentiments des Rabbins les changements survenus dans la situation de la nation elle-même. On les trouve exprimées de la manière la plus claire dans l’avis donné par le Talmud à l’Israélite. (Balia. M. 42.) « Il doit, dit le livre antique, diviser son argent en trois portions. Avec la première, il achètera un immeuble en Palestine. Il emploiera la seconde à l’acquisition de certaines marchandises (dont il pourra faire trafic), et il gardera la troisième, en espèces, dans son coffre-fort. Mais ajoute Rab, retenons cette consolation. Parmi les félicités du monde à venir, il en est une précieuse entre toutes. On n’y fera plus de commerce. » (Ber. 17. a) En ce qui concerne cette vie, s’il se jette dans les affaires, l’homme pieux se proposera pour objet, avec les bénéfices réalisés, d’assister les sages dans leurs travaux. Il imitera l’exemple de ce Sebna, l’un des trois hommes les plus opulents de Jérusalem, rendu célèbre par les soins dont il entoura le grand Hillel. Ce que nous avons dit nous amène à une conclusion évidente. Les règles qui s’appliquaient aux Juifs de Palestine ou à ceux de Babylone ne concernaient pas les Israélites de la dispersion. Pour eux, le commerce était une nécessité, le moyen principal de subvenir aux dépenses de leur existence. Ceci était tout particulièrement applicable à la communauté la plus riche, celle des Juifs d’Alexandrie.

Histoire étrange, variée, dramatique que celle des Israélites dans cette grande cité. Déjà, avant la captivité de Babylone, les Juifs se portaient en foule vers l’Egypte. Cette catastrophe mémorable dans l’histoire de la nation, plus tard le meurtre de Gedahah accrurent le nombre des émigrants. Mais l’exode commença surtout sous le grand Alexandre. Ce monarque accorda aux fils d’Israël, habitants de la ville qui portait son nom, les mêmes droits dont jouissaient les Grecs résidant dans cette cité ; il les éleva ainsi au rang des classes privilégiées. Aussi voyons-nous leur nombre et leur ascendant grandir d’une manière progressive. Ils commandent des armées Egyptiennes, exercent leur influence sur la pensée et la science de l’Egypte, en particulier sur la traduction en langue grecque des Saintes Écritures. Ce n’est pas ici le lieu de parler du temple d’Onias, à Léontopolis, qui rivalisait de beauté avec celui de Jérusalem, ni de la magnificence de la grande synagogue d’Alexandrie. On ne saurait douter que, dans les desseins de la Providence, la résidence de tant de Juifs, à Alexandrie, aussi bien que l’influence qu’ils y acquirent n’eussent pour objet de préparer les voies à la diffusion de l’Évangile du Christ dans le monde ancien où le langage et la philosophie des Grecs étaient connus. A cet égard, la traduction de l’Ancien-Testament fut singulièrement utile. En considérant les choses au point de vue humain, elle eût été à peine possible sans cette version célèbre. A l’époque de Philon le nombre des Juifs qui habitaient l’Egypte ne s’élevait pas à moins d’un million. Ils occupaient, dans la grande ville d’Alexandrie, deux des cinq quartiers qui la composaient, et que l’on désignait par les cinq premières lettres de l’Alphabet ; ils obéissaient, en outre, à des chefs qu’ils avaient eux-mêmes choisis dans une indépendance presque complète. Le quartier Delta, le long de la côte, leur était réservé d’une manière presque exclusive. Agents chargés de la surveillance de la navigation sur la mer et la rivière qui baignaient le quartier par eux occupé, ils avaient entre les mains l’immense commerce des exportations, particulièrement celui des grains — et l’on sait que l’Egypte était le grenier du monde. Ils devaient approvisionner de céréales l’Italie et le monde ancien. Circonstance étrange et bien propre à montrer combien peu l’histoire de l’humanité varie, au milieu des changements apparents des choses de cette terre. Pendant les troubles de Rome, les banquiers Juifs d’Alexandrie pouvaient recevoir des nouvelles politiques et dignes de foi de leurs correspondants, lorsque personne ne les connaissait encoreb. Ce qui leur permettait de se déclarer pour César ou pour Octave et de s’assurer les résultats politiques et financiers de cette conduite habile. Nul n’ignore qu’au commencement de ce siècle les grands banquiers Israélites pouvaient aussi réaliser de larges bénéfices, par la connaissance anticipée des événements. Celle-ci leur était donnée par des nouvelles bien plus dignes de foi que celles que le public pouvait se procurer.

b – Hausrath : Neutest. Zeltgeschichte : 1 : 57.

On demandera, peut-être, quel était le commerce des Juifs, et les règles auxquelles il était soumis. Le colporteur qui voyageait d’une contrée dans une autre se bornait à échanger les produits de la première contre ceux de la seconde. Il introduisait au milieu des élégants de la campagne les échantillons des inventions faites récemment, des produits les plus riches que l’industrie venait de jeter sur le marché. L’importation de ces articles, si l’on en excepte les bois et les métaux, avait pour principal objet les choses de luxe. Poissons d’Espagne, pommes de Crète, fromages de Bythinie, lentilles, fèves, courges d’Egypte et de Grèce, plats de Babylone, vins d’Italie, bière de Médie, vaisselle de Sidon, paniers d’Egypte, costumes de l’Inde, sandales de Laodicée, chemises de Cilicie, voiles d’Arabie, telles étaient les marchandises qu’ils apportaient en Palestine. On exportait le blé, l’huile, le baume, le miel, les figues, etc. La valeur des exportations et des importations était à peu près égale, et la balance penchait plutôt du côté de la Terre Sainte.

Les lois protectrices du commerce prévoyaient les plus petits détails. Elles nous rappellent les règlements des Pharisiens dans le domaine religieux. Quelques-uns des traités de la Mishnah sont pleins de renseignements minutieux sur ce sujet. « La poussière de la balance » est une idée et une phrase strictement Juive.

[Les mesures étaient l’objet de minutieuses ordonnances. Les Rabbins les déterminent par la largeur de certains grains d’orge placés à côté les uns des autres. Ils attribuaient à la coudée hébraïque, la mesure habituellement employée, une longueur de 168 grains d’orge ou de 560 millimètres. L’ancienne coudée hébraïque ne dépassait guère le demi-mètre (52,3 cm). (Munk, Pal. 397, 403.) (G.R.)]

La loi allait jusqu’à ordonner que le marchand en gros nettoyât les mesures, une fois par mois, et le marchand de détail deux fois, dans la semaine. Tous les poids devaient être lavés, une fois, tous les 8 jours, et les balances essuyées au moment où elles venaient de servir. Pour que la sécurité de l’acheteur fût entière, le vendeur devait ajouter une once au poids de la marchandise à chaque vente de dix livres, si l’article vendu était liquide, et une demi-once dans le cas où il était solidec. Le marché n’était pas considéré comme conclu tant que les parties contractantes n’avaient pas pris possession de ce qui leur appartenait. Mais quand l’un des contractants avait reçu l’argent convenu, c’était pour l’autre cause de déshonneur et de péché que de se refuser à exécuter le contrat. Dans le cas où le prix était excessif, ou le profit plus grand que le bénéfice légitime, un acheteur avait le droit de rapporter l’article vendu et de réclamer l’excédent qui lui avait été pris, pourvu qu’il revînt vers le marchand après un laps de temps qui ne devait point dépasser le nombre de minutes nécessaires pour montrer son acquisition à un autre négociant ou à une personne de sa parenté ! La loi protégeait le vendeur avec la même sollicitude. Il était permis aux changeurs de demander un escompte fixe pour l’échange de la petite monnaie, et de rendre l’argent dans un temps déterminé, s’il était au-dessous du poids auquel ils l’avaient accepté. Défense de contraindre le commerçant à dire quel était le plus bas prix auquel il céderait sa marchandise, si le demandeur n’a pas la sérieuse intention de faire l’achat. On ne pouvait, non plus, lui rappeler le prix exagéré qu’il avait exigé pour un objet, dans le but de l’amener à abaisser celui qu’il réclamait en ce moment. C’était une faute grave de mêler des choses de différente qualité, lors même que les articles ajoutés à la masse primitive fussent d’une plus grande valeur. Pour protéger l’acheteur, interdiction était faite aux agriculteurs de vendre, en Palestine, du vin étendu d’eau, si ce n’est dans les villes où c’était l’usage, connu de tous. Un Rabbin blâmait même les marchands qui offraient de petits présents aux enfants, afin de s’attirer la pratique de leurs parents. Qu’aurait-il dit de l’usage, aujourd’hui introduit, d’assurer un escompte aux serviteurs ? Tous les docteurs, d’une commune voix, qualifiaient de tromperie les procédés employés pour revêtir l’article exposé aux yeux de l’acheteur d’une apparence supérieure à sa qualité réelle. On ne pouvait conclure une vente de blé jusqu’à ce que le tarif général pour le marché eût été fixé.

c – Baba B. v. 10, 11. Voyez Edersheim : History of the Jewish Nation p. 305 etc.

Du reste, toute espèce de spéculation était considérée comme une sorte d’usure. Telle était la délicatesse qui caractérisait les lois rabbiniques qu’il était défendu au créancier de se servir d’un objet qui appartenait au débiteur, sans le payer pour cela, de lui faire faire un message aussi bien que d’accepter un présent de celui qui demandait une avance de fonds. Les Rabbins étaient, sur ce point, si minutieux dans le but d’éviter jusqu’à l’apparence de l’usure, que la femme en empruntant un pain à un de ses voisins devait, en même temps, fixer sa valeur, de peur qu’une élévation soudaine dans le prix de la farine ne l’obligeât à rendre une valeur supérieure à celle de l’objet qu’elle avait emprunté. Affermait-on une maison ou un champ, on pouvait demander un prix quelque peu supérieur, si l’argent n’était pas versé d’avance entre les mains du propriétaire, mais non dans le cas d’un achat. On considérait comme une spéculation coupable de promettre à un marchand la moitié du bénéfice des ventes qu’il effectuait, ou de lui avancer de l’argent et de lui laisser la moitié du profit des transactions qu’il avait conclues. On estimait que, dans ces cas, un négociant serait exposé à de trop grandes tentations. La loi l’autorisait seulement à recevoir une commission et une compensation pour le temps perdu, et pour la peine qu’il avait prise.

Les règles qui s’appliquaient aux débiteurs et aux créanciers n’étaient pas moins sévères. Des contrats réguliers garantissaient légalement les avances faites aux premiers, aux frais du débiteur. Ils étaient confirmés par des témoins et la signature des contractants était soumise à des directions minutieuses. Pour prévenir toute méprise, la somme prêtée était inscrite au commencement et dans le corps du document. On ne pouvait prendre une personne comme garant pour une autre, après que l’emprunt avait été réellement fait. Quant aux intérêts (qui, chez les Romains, étaient calculés par mois), aux cautions, à la manière de se conduire, vis-à-vis des débiteurs insolvables, on n’a nulle part égalé la douceur de la loi Juive. Il était permis, avec certaines restrictions, de prendre un gage et de le vendre, en cas de non-paiement. Mais on ne pouvait accepter, pour cela, des vêtements, des objets de literie, des charrues et tous les ustensiles qui servaient à la préparation des aliments. Défense était faite également d’accepter le gage d’une veuve ou de vendre ce qui lui appartenait.

[Chez les Hébreux, comme avant eux, chez les Cananéens, on passait une vente en public sur la place où se rendaient les jugements. Le prix en était aussi payé devant tous. (Genèse 23) C’était là, peut-être, un usage antique, héritage d’une époque où l’art de l’écriture était inconnu. La mémoire des assistants tenait ainsi lieu d’actes écrits. — Ruth 4.7 nous montre un exemple particulier de vente et de cession. On y transfère la propriété, par un acte symbolique. Le vendeur déchausse son soulier et le tend à l’acquéreur. A l’époque de David cet usage paraît être déjà ancien. (Mich. Mos. Bech. 2 : 72.) — Si nous examinons les formalités usitées dans les âges plus rapprochés de l’époque de Jésus-Christ, il paraît qu’on était dans l’usage de dresser deux actes (Jérémie 32.10-14), l’un scellé, l’autre ouvert. Le premier renfermait le détail de toutes les stipulations et pouvait être produit ainsi en justice à l’occasion. Le second plus sommaire énonçait la vente et la rendait publique. (Michael, Mos. Recht. 11 :72. — Munk : Palest. : 406.) — La loi n’était pas, à l’origine, toujours clémente pour le débiteur. (V. Exode 22.3 ; Lévitique 20.39 ; 2Rois.4.1) Lorsqu’il ne pouvait s’acquitter de ses obligations, elle permettait de saisir : 1° le champ héréditaire ; 2° la maison ; 3° les vêtements, à l’exception de celui de dessus ; 4° son propre corps ; 5° sa femme et ses enfants eux-mêmes. (Mich. Mos. Recht. III : 31, 34-39.) C’est à cet usage bien connu que Jésus-Christ en appelle dans la parabole du serviteur impitoyable. (Matthieu 18.23.) (G.R.)]

Telles étaient quelques-unes des mesures au moyen desquelles les intérêts de toutes les parties étaient sauvegardés. Elles devaient donner un caractère plus élevé et plus religieux aux détails de la vie ordinaire. Si on a étudié, avec quelque soin, les mœurs et les coutumes des nations environnantes, aussi bien que les cruelles exigences de la loi romaine, on pourra apprécier la différence qui séparait, à cet égard, Israël et les Gentils. Au reste, plus on médite le code des docteurs de la synagogue, plus s’accroît l’admiration pour leur prévoyance, plus grandit la surprise qu’excite, en nous, leur sagesse et la délicatesse des procédés qu’ils ont imaginés, et qui dépassent ceux de toutes les législations modernes. Ce n’était pas seulement l’histoire du passé, les privilèges du présent, et les espérances entretenues par les promesses faites par Dieu à leurs pères, qui attachaient le Juif à sa nationalité. C’était encore la famille, la vie publique et sociale dont il sentait l’influence au milieu de ses frères. Une seule chose lui manquait, mais hélas ! c’était la seule nécessaire. Et pour employer le langage de St Paul (Romains 10.2), nous pouvons dire : « Je leur rends ce témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais un zèle sans connaissance. »

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