La société juive à l’époque de Jésus-Christ

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Métiers, négociants, associations industrielles

Le commerce selon la, Mishna. — Sentiments du R. Nehorac. — Le Seigneur et ses disciples. — Dignité du travail affirmée par St Paul et par les docteurs Juifs. — Union de l’étude et du travail manuel. — Pensées de l’Ancien-Testament et des Apocryphes. — Métiers exercés par les Rabbins. — Leurs sentiments sur le commerce. — Ressemblance et différence de l’enseignement de Christ et de celui des Rabbins. — Professions interdites par la Mishnah. — Ouvriers du temple et d’Alexandrie. Associations industrielles. — Le voile du lieu très-saint.

« Que chaque homme, disait le R. Meir (Kidd IV : 14), enseigne à son enfant un métier honnête et facile, et qu’il implore Celui duquel viennent les biens et les richesses. Il n’y a pas de commerce, en effet, qui ne compte des riches et des pauvres, et ce n’est pas du commerce lui-même que viennent et la pauvreté et la richesse. L’une et l’autre sont dispensées à chacun selon ses propres mérites. » Rabbi Siméon, le fils d’Eléazar dit : « As-tu vu une seule fois, dans tout le cours de ton existence, un animal ou un oiseau se livrant à quelque trafic ? Ils reçoivent cependant la nourriture qui leur est nécessaire, sans être accablés par les inquiétudes qui nous assiègent. Eh quoi ! Ces êtres créés uniquement pour me servir sont ainsi entourés des soins incessants d’une Providence vigilante. Ne puis-je donc pas espérer que je trouverai les moyens de suffire à ma vie, sans être dévoré par les soucis rongeurs, moi qui ai été créé pour servir mon Créateur et mon Dieu ? Mais si je fais le mal, je perds le droit que je puis avoir d’être ainsi secouru par la main de Jéhovaha ». Abba Gurjan de Zadjan dit au nom de Abba Gurja « Que nul homme n’élève son fils pour en faire un conducteur d’ânes ou de chameaux, un barbier ou un matelot, un berger ou un colporteur. Ces métiers sont ceux des voleurs ». En son nom, Rabbi Jehudah dit : « Les conducteurs d’ânes sont fréquemment méchants, les conducteurs de chameaux ordinairement honnêtes, les matelots pieux le plus souvent ; le meilleur des médecins est destiné à la Géhenne, et le plus intègre des bouchers est le compagnon d’Amalek. »

a – Le Talmud de Jérusalem, sur cette Mishnah, altère la beauté de ce sujet par les détails qu’il y ajoute.

Rabbin Néhoraï dit : « Je délaisse tout commerce des choses de ce monde et je n’enseigne à mon fils que la Thorah (la loi de Dieu). En effet, sur la terre, un homme mange du fruit de celle-ci (comme si l’on disait vit des intérêts qu’elle rapporte) tandis que le capital demeure intact, et sera sa propriété dans le monde à venir. Mais ce qui subsiste à la fin dans tout commerce et dans tout métier, qui n’ont d’autres objets que les choses de ce monde est bien différent. L’homme voit sa santé décliner ; il arrive à la vieillesse, il est assujetti à l’épreuve et le voilà incapable de s’occuper de son travail terrestre hélas ! il meurt de faim. Il en est tout autrement de la Thorah. Elle préserve l’homme du mal dans sa jeunesse, et dans les heures de la vieillesse, elle lui donne l’espérance de jouir des consolations du monde à venir. Entendez-la lorsqu’elle s’adresse aux jeunes hommes : « Ceux qui s’attendent à l’Éternel reprennent de nouvelles forces. » Qu’enseigne-t-elle au sujet des vieillards ? « Ils porteront des fruits dans la blanche vieillesse. » C’est là ce qu’elle affirme d’Abraham, notre père : « Abraham, dit-elle, était âgé, et Jéhovah bénit Abraham en toutes choses. » Que disons-nous ? Abraham, notre Père, observait la Thorah tout entière, même la portion des ordonnances divines qui n’avaient pas été encore communiquées aux hommes ! N’est-il pas écrit : « Parce que Abraham a obéi à ma voix, et a observé mes statuts, mes commandements et mes lois ? »

Cette citation est singulièrement instructive. Elle nous offre un échantillon favorable de l’enseignement de la Mishnah, et nous fait pénétrer dans la connaissance des modes, des raisonnements et des idées du rabbinisme. Et d’abord la parole du Rabbin Siméon, qui, il est bon de le rappeler, était prononcée un siècle après l’époque où Jésus avait paru sur la terre, nous remet en mémoire les déclarations mêmes du Sauveur : « Regardez les oiseaux de l’air, ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans les greniers, et cependant notre Père Céleste les nourrit. N’êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu’eux (Matthieu 6.26). » Ne serait-il pas doux de supposer que Notre Seigneur a tiré profit des pensées les plus belles qui eussent été énoncées par les sages d’Israël ? Ne serait-il pas bienfaisant de penser qu’il a, pour ainsi dire, poli le diamant afin qu’il jetât tout son éclat, quand il l’aurait placé sous les rayons de la lumière du royaume de Dieu ? Ne l’oublions jamais, et maintenons fermement cette vérité, le Sauveur n’est venu en aucun sens pour « abolir » mais pour « établir » la loi. L’atmosphère dans laquelle il se mouvait, pendant son ministère terrestre, était celle du Judaïsme et il s’est approprié tout ce, qu’il y avait de pur, de vrai et de bon dans la vie, dans les enseignements et dans les proverbes de son époque. Chaque page des Évangiles éveille dans nos esprits l’écho de quelque voix Israélite. Ses paroles nous rappellent celles que nous avons recueillies sur les lèvres des sages Juifs. C’est là justement ce que nous devions attendre et ce que confirme la fidélité des récits que l’Évangile nous a transmis. La scène sur laquelle il nous place ne nous est point inconnue ; les acteurs, les circonstances au milieu desquels ils se meuvent nous sont familiers. Dans chacune de ces pages, nous revoyons une peinture de la vie des hommes de cette époque. Nous reconnaissons les orateurs et leur langage, que la littérature de ce temps nous a déjà révélés. Les Évangiles ne pouvaient oublier, ils ne pouvaient mettre de côté l’élément Juif. Comment, sans cela, auraient-ils répondu à ce que réclamaient les besoins de leurs contemporains, le peuple, les écrivains du temps ? Ils auraient fait défaut à la loi du développement qui partout préside aux progrès du royaume de Dieu. En un seul point, ils revêtent un caractère tout spécial. Juifs d’outre en outre dans leur forme, ils sont très anti-judaïques dans leur esprit, lorsqu’ils rappellent la manifestation au milieu d’Israël du Fils de Dieu, du Sauveur du monde, de celui qu’ils nomment « le roi des Juifs. »

[Nous renvoyons pour le développement et la preuve de ce point à un autre ouvrage qui étudiera, dans tous ses détails, la vie et le temps du Seigneur. (Ce livre remarquable du Dr Edersheim a paru depuis lors sous ce titre : The Life and Times of Jésus the Messiah. 2 vol. 8°). (G.R.)]

Il est souverainement important de mettre en lumière l’influence que les circonstances particulières, dans lesquelles se produisirent les faits de l’histoire évangélique, ont exercée sur la forme de cette révélation. Elle nous aide à comprendre la vie juive au temps de Jésus-Christ. Elle nous sert à mieux entendre ce qui peut nous sembler singulier dans les récits des Évangiles. Ainsi, pour nous en tenir à l’objet de ce chapitre, n’avons-nous pas compris déjà comment plusieurs des disciples du Sauveur gagnaient leur vie par un travail quotidien. Nous voyons pourquoi le Maître lui-même fut amené, par condescendance, à exercer la profession de son père adoptif ; et nous saisissons les raisons qui poussaient le plus grand des apôtres à se suffire, en se livrant, à l’exemple de Jésus, au métier que son père avait exercé. C’était un principe fréquemment rappelé par les sages que chacun, autant que possible, « devait conserver, dans la vie sociale, la position que le père avait occupée ». Ne cherchons pas les motifs de ce précepte dans certaines considérations mondaines. Une simple remarque semblait le justifier. Le métier du père pouvait être appris dans la maison. Peut-être aussi le respect que l’on devait aux parents y contribuait-il jusqu’à un certain point. Ce que Paul accomplissait, il l’enseignait également. Nulle part la dignité du travail et l’indépendance virile que procure une occupation honnête ne sont mieux mises en lumière que dans ses épîtres. A Corinthe, il semble chercher, avant tout le reste, à gagner sa vie par la pratique de l’art qu’il avait appris dès son enfance (Actes 18.3). Pendant tout le cours de sa carrière d’apôtre, il affirme hautement son droit d’être entretenu par l’Église. S’il y renonce, c’est parce qu’il trouve sa grande récompense en ce fait, qu’il peut annoncer l’Évangile gratuitement (1 Corinthiens 9.18). Oui, comme il le disait avec une énergie passionnée, il aimerait mieux mourir de l’excès même du travail qu’il s’imposait que d’être privé de ce sujet de gloire. A Ephèse, ses mains ne pourvoient pas seulement à ses besoins, mais à ceux des personnes qui l’accompagnent. S’il agit ainsi, il le fait pour deux raisons. Il veut encourager les faibles et, en suivant de loin l’exemple du Maître, il aspire à goûter la joie qui remplissait son âme lorsqu’il disait : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. » (Actes 20.34-35)

[Le décalogue place immédiatement après les devoirs envers Dieu, ceux qui se rapportent aux obligations des enfants envers les parents. Ceux-ci sont donc revêtus d’une sorte d’autorité divine. Tel est l’esprit de l’antiquité. Les sages grecs, Pythagore et Platon, par exemple, ordonnent d’honorer les parents après les dieux et les demi-dieux avec le respect le plus profond. (Diog. Laert 8 : 1, 19. Platon : Des lois 4 : p. 717.) Ils réclament encore pour eux « un honneur semblable à celui qu’on rend aux dieux ». (Arist. Eth. Nic. 9 : 2.) Ne sont-ils pas « des divinités de second rang, des dieux terrestres » et « les images les plus fidèles des dieux mêmes » ? Les Arabes tiennent aussi leurs parents en grand honneur. Les sages d’Israël exaltent la piété envers les parents comme la source la plus abondante des bénédictions (Siracide 3), tandis que le malheur est considéré comme la conséquence sûre de l’impiété. (Proverbes 20.20 ; 30.17) Qui pourrait oublier, en effet, que la divinité exauce les prières des parents maltraités par leurs enfants ? (Iliade 9 : 434, Odyss. 2 : 136. Platon : Des lois 11 p. 931.) (Kno. Exodus, 208.) (G.R.)]

Ne craignons pas de le déclarer. Lorsqu’on étudie la vie de l’Église qui semble alors exposée au danger redoutable de se livrer à de stériles rêveries et à de vaines, sinon à de dangereuses spéculations au sujet de l’avenir, c’est une joie de contempler le sérieux qui domine l’existence forte et virile des fidèles. Tel est l’exemple que donne le prédicateur lui-même. Il n’a pas cherché à plaire aux hommes mais à servir Dieu. Il n’use pas de flatteries ; il ne désire pas le bien d’autrui, il ne cherche pas sa propre gloire. Affirmer sa volonté comme les rabbins de l’époque, il ne le fera jamais. Loin de là ! Comme une mère qui porte un tendre intérêt à ses propres enfants il veut non seulement leur communiquer l’Évangile de Dieu, mais leur donner même sa propre vie. En même temps rien de fade ou de sentimental dans sa parole. Elle est pleine de sérieux et de fermeté. Pour n’être à charge à personne, il travaille, nuit et jour, tandis qu’il leur annonce l’Évangile de Dieu (1 Thessaloniciens 2.9). Il exerce un métier que plusieurs auraient repoussé comme méprisable ou terrestre. Mais saint Paul ignore absolument cette distinction déplorable, inventée par une époque superficielle comme la nôtre. Pour l’homme spirituel, rien n’est profane, et, pour l’homme profane, rien n’est spirituel. Il prêche sans doute la seconde venue du Seigneur, mais ce n’est pas pour faire de ses auditeurs des rêveurs apocalyptiques discutant les détails des visions du monde à venir, tandis qu’ils abandonnent le devoir présent comme indigne de leurs préoccupations. Ne sentez-vous pas l’indépendance honnête et la piété virile, le dévouement à Christ et la vie de sainteté pratique que respire ce conseil : « mettez votre honneur à vivre paisiblement, à vous occuper de vos propres affaires et à travailler de vos mains, ainsi que nous l’avons recommandé, afin que vous vous conduisiez honnêtement à l’égard de ceux du dehors, et que vous n’ayez besoin de personne (littéralement : et que vous soyez ainsi indépendants de tous les hommes) » (1 Thessaloniciens 4.11-12). Chose très significative, cette religion pratique est mise en relation intime avec l’espérance de la résurrection des morts et la seconde venue du Seigneur (2 Thessaloniciens 3.10) : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas aussi manger, » dit la 2e épître aux Thessaloniciens.

Saul de Tarse avait été élevé aux pieds de Gamaliel « le soleil d’Israël » et profondément pénétré de l’esprit Juif. Cet amour du travail honnête, cette horreur de l’idée de faire trafic de la loi et de s’en servir « soit de couronne, soit de bêche » pour acquérir des biens terrestres, caractérise les meilleurs des Rabbins.

[Tandis que la tradition chrétienne en fait un disciple de Jésus-Christ, le Judaïsme le glorifie, avec beaucoup plus de raison, comme le docteur le plus célèbre. « Depuis que Rabbin Gamaliel est mort la majesté de la loi a péri, et la pureté et la continence ont disparu de la terre. » (Sota. IX :15.) (G.R.)]

Sur ce point, on peut affirmer qu’un abîme sépare les sentiments de l’Israélite et ceux du Gentil. Pour les philosophes de la Grèce et de Rome, le travail manuel dégrade l’homme ; il est incompatible avec le plein exercice des privilèges du citoyen. Ces Romains, dont on achetait les votes, et qui ne rougissaient pas d’être entretenus par le trésor public auraient considéré comme un abaissement de travailler de leurs propres mains. Tout autre était le but poursuivi par l’Israélite, toute différente son ambition. Par une union des contraires, le Juif était le plus aristocrate et le plus exclusif des hommes. Il méprisait l’opinion populaire, et, en même temps, il était animé d’un esprit démocratique et libéral. Plein de respect pour l’autorité et la haute situation occupée par ses concitoyens dans la société, il avait l’intime conviction que tous les Israélites étaient frères, et dès lors devaient être placés sur le même rang. La différence qui existait entre eux ne provenait que de ce fait. La majorité des fils de Jacob avait fait défaut à la vocation réelle d’Israël, et, pour répondre à sa destinée, il ne voyait qu’un moyen, l’étude théorique et pratique de la loi. Tout le reste était pour lui secondaire et sans importance. Cette union de l’étude et du travail honorable se soutenant l’un l’autre, n’avait pas toujours été appréciée au sein de la nation Juive. On peut distinguer trois époques où l’opinion publique diffère sur ce point de ce qu’elle fut plus tard. Il est évident que la loi de Moïse reconnaît la dignité du travail. Le livre des Proverbes qui nous présente tant d’images d’un intérieur de famille Israélite heureux et saint célèbre à chaque page le travail domestique, Mais les apocryphes, et particulièrement l’Ecclésiastique (Siracide 38.24-31) tiennent un langage tout différent. Après avoir défini tous les métiers l’auteur pose avec mépris cette question : Comment peut-on ici acquérir la sagesse ? Ce livre de la sagesse de Jésus « fils de Sirach » date du 2° siècle avant Jésus-Christ. Aux temps de Christ, ou après la venue du Sauveur il n’eût pas été possible de parler ainsi du charpentier ou de ceux qui « gravent des sceaux », du forgeron ou du potier. Il n’eût point été permis de dire d’eux (Siracide 38.33) : « On ne leur demandera point leur avis dans le conseil du peuple et ils ne seront point assis dans les sièges des juges, et ils n’entendront point l’ordre de la justice et ils ne seront point du nombre de ceux qui prononcent des sentences. » Il est certain que tous les grands Rabbins, sauf quelques exceptions, se livraient à une occupation manuelle. Celui-ci apportait chaque jour dans l’école où il enseignait la chaise qu’il avait façonnée lui-même, celui-là les lourds chevrons équarris de ses mainsb. Un jour un homme est arraché à son état de tailleur de pierres, pour devenir souverain sacrificateur. Sous les Hérodes les choses ont bien changé. Toujours est-il que le grand Hillel était sculpteur sur bois, que son rival Shammaï était charpentier, et que, parmi les docteurs de la synagogue des temps postérieurs, nous trouvons des cordonniers, des tailleurs, des forgerons, des potiers. Ces maîtres illustres en Israël ne rougissaient nullement de leur métier. L’un d’entre eux, par exemple, enseignait les étudiants du haut d’un tonneau dont il avait lui-même assemblé les douves et qu’il faisait rouler chaque jour à l’académie.

b – Comparez sur ce point le beau traité de Delitzsch : Jüd Handwerker leben zur Zeit Jesu » p. 75, auquel nous sommes redevables de plusieurs de ces détails.

Ceci nous étonnerait-il ? Rappelons-nous alors le précepte rabbinique : « Celui qui n’enseigne pas un métier à son fils lui donne une éducation propre à en faire un jour un voleur (Kidd. 29). » La Midrash paraphrase ainsi le passage Ecclésiaste 9.9 : « Jouis de la vie avec l’épouse que tu aimes. » « Cherche un métier pour l’exercer, en même temps que l’étude divine objet de ton amour. » « Il n’y a aucun trafic auquel Dieu ne donne sa beauté. » « Alors même que sept années de famine nous viendraient visiter, celle-ci n’arrivera jamais à la porte de l’artisan. » « Nul métier n’existe dans le monde auquel la pauvreté et la richesse ne soient associées, car il n’y a rien de plus pauvre et rien de plus riche qu’un métier. »

Shemaajah, le maître de Hillel exprime cette pensée sceptique : « Aime le travail, hais la charge de Rabbin, et ne fais pas effort pour être connu des hommes qui possèdent le pouvoir. » Le Rabbin Gamaliel, fils de Jéhojudah le Nasi, dit : « Elle est noble l’étude de la loi quand elle est accompagnée d’une occupation temporelle : s’occuper de l’une et de l’autre c’est éloigner le mal ; au contraire, l’étude que le travail manuel n’accompagne pas sera à la fin interrompue, et n’amènera avec elle que le péché. »

Dans la Mishnah nous remarquons un aphorisme qui a un grand air de ressemblance avec une similitude de Jésus-Christ. « A qui comparerons-nous celui chez lequel la connaissance excède le travail manuel ? Il est semblable à un arbre dont les branches sont nombreuses et qui a peu de racines. Le vent se lève, arrache l’arbre et l’étend sur le sol, comme il est écrit : « Il sera comme la bruyère dans une lande, et il ne verra point venir le bien ; mais il demeurera au désert dans les lieux secs, dans une terre salée et inhabitable. » (Jérémie 17.6) Mais celui chez lequel les œuvres dépassent la science, à quoi le comparerons-nous ? A l’arbre qui a peu de branches, mais de nombreuses racines. Que tous les vents se lèvent, qu’ils s’acharnent contre lui, ils ne l’arracheront pas de la place qu’il occupe sur le sol, ainsi qu’il est écrit : « Il sera comme un arbre planté près des eaux et qui étend ses racines le long d’une eau courante, lequel, lorsque la chaleur viendra ne la sentira point, et sa feuille sera verte, et il ne sera point en peine dans l’année de la sécheresse, et il ne cessera point de porter du fruit. » (Jérémie 17.8)

Remarquons ici que cette parole a été prononcée après la ruine de Jérusalem. Nous la trouvons, avec des expressions nouvelles, dans le Talmud de Babylone (Sanh. 99. a). Dans des termes différents, elle apparaît sous une forme presque identique à celle du Nouveau-Testament. On l’attribue alors à un Rabbin flétri comme apostat, et qui mourut excommunié. Il semble que si celui-ci ne fit pas profession de christianisme, il fut redevable de cette parole à ses relations avec les chrétiens.

[Il se nommait Elisha ben Abujha ; on l’appelait Acher « l’autre » à cause de son apostasie. L’histoire de ce Rabbin est profondément intéressante. Il nous semble appartenir à quelque secte gnostique. Les Juifs font remonter ses erreurs à l’étude de la Cabbale.]

Mais quelle différence entre les deux enseignements. Dans le discours de Jésus-Christ la comparaison ne roule pas sur une longue étude et un faible travail ou sur une moindre connaissance du Talmud et beaucoup de travail. Elle distingue le fait d’écouter son enseignement et de le mettre, ou non, en pratique. Dans le christianisme, la différence radicale se trouve entre faire et ne pas faire, entre la vie absolue et la mort absolue. La chose essentielle, la voici : L’homme a creusé jusqu’au rocher, qui est Christ, avant de bâtir l’édifice, ou bien il a négligé de s’assurer qu’il a atteint cet inébranlable fondement. Ainsi la ressemblance des deux enseignements met dans un relief d’autant plus saisissant la différence capitale qui existe entre le rabbinisme, sous sa forme la plus pure, et la doctrine du Rédempteur.

La question des analogies que l’on peut remarquer entre les leçons des sages Juifs, et quelques-unes des paroles de Jésus-Christ, est d’une telle importance que cette digression a son utilité. Citons encore quelques maximes qui relèvent la dignité de l’ouvrier. Lorsque Adam, nous dit le Talmud, entendit cette sentence de son Créateur : « La terre produira, pour toi, des ronces et des épines » il fondit en larmes. « Eh quoi ! s’écria-t-il, ô Seigneur du monde, suis-je donc appelé à manger au même râtelier que l’âne ? » Mais quand les paroles suivantes retentirent à son oreille : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage » son cœur reprit courage. Telle est en effet, selon les Rabbins, la dignité du travail. L’homme n’y est pas contraint, et il ne l’accomplit pas sans en avoir conscience, mais, en devenant l’esclave du sol, il tire du sol même les fruits précieux de la moisson dorée. Le travail nourrit celui qui l’accomplit. C’est pourquoi la loi obligeait le voleur d’un bœuf à le restituer, en y ajoutant quatre fois sa valeur, tandis que pour un bélier il ne devait y joindre que trois fois le prix de l’animal. D’où venait cette différence ? Du fait que le bœuf était l’instrument qui aidait l’homme dans l’accomplissement de la tâche à laquelle Dieu l’avait soumisc.

c – Voyez pour ces citations des Rabbins : Tendlau Sprich. u. Redensarten, p. 263.

Il est certain que saint Paul parlait en Juif quand il disait aux Ephésiens : « Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais que plutôt il s’occupe en travaillant de ses mains à quelque chose de bon, afin d’avoir de quoi donner. » (Éphésiens 4.23) « Fais du sabbat un jour ouvrier (s’il est nécessaire). Seulement affranchis-toi de la dépendance des autres hommes à laquelle la misère te condamnerait. » C’était là un dicton de la synagogue (Pes. 112). « Ecorche l’animal mort sur la route et accepte le paiement dû à ton travail. Mais ne dis pas : Je suis prêtre, je suis homme de rang élevé, et l’œuvre me répugne. » Aujourd’hui même, le proverbe Juif est : Le travail n’est pas Cherpah (honte) ou encore : Melachah est berachah (Le travail est une bénédiction). Ces principes nous font comprendre comment l’industrie était partout en honneur aux jours de Jésus-Christ. Il est vrai, selon le proverbe des Rabbins, que tout homme estime très haut le métier auquel il est adonné. Cependant l’opinion publique attachait une valeur bien différente aux diverses professions. On fuyait quelques-unes d’elles à cause des désagréments qu’elles entraînent. Telles étaient celles des tanneurs, des teinturiers et des mineurs. La Mishnah pose en principe qu’un père ne doit pas enseigner à son fils un état qui l’oblige à avoir des relations constantes avec les personnes d’un autre sexe (Kidd. IV : 14). Telles sont les professions de joailliers, de parfumeurs, de tisserands. Ces derniers trouvaient beaucoup de difficultés dans les exigences des clients. On disait d’eux : « Le tisseur doit être humble, ou son existence sera abrégée par l’excommunication. » En d’autres termes, il doit s’abaisser devant tous pour gagner sa vie. Le proverbe écossais nous affirme que « le tisserand est maître chez lui ». Telle était la pensée des Juifs. « Bien qu’un homme ne soit que cardeur de laine, sa femme lui présentera sa demande à la porte de sa demeure, et se tiendra respectueusement assise près de lui, » tant elle est fière de son époux. « Je suis, disait le Rabbin de Jabne, simplement un homme comme mon voisin. Il travaille dans les champs, moi dans la ville. Nous nous levons, l’un et l’autre, le matin, pour nous rendre à notre œuvre. En tout ceci, où trouvez-vous un motif de placer l’un de nous au-dessus de l’autre ? Qu’on ne pense pas que celui-ci fait plus que celui-là, car nous avons appris qu’il y a autant de mérite à accomplir de petites choses que de grandes, pourvu que notre cœur demeure intègre. » (Ber. 17 a) Un homme, nous est-il dit encore, qui creusait des citernes et construisait des bassins pour les purifications ordonnées par la loi, accoste un jour le grand Rabbin Jochanan et lui dit : Je suis un homme aussi considérable que toi. » En effet, dans sa sphère, il contribuait autant au bien de la communauté que le docteur le plus instruit d’Israël. « Que l’homme, ajoutait un autre savant, agisse consciencieusement, c’est là le devoir suprême, car toute œuvre, quelque humble qu’elle soit, est accomplie en réalité pour Dieu. »

On considérait comme un grand privilège d’être employé à quelque travail utile au temple de Jérusalem. Il y avait toujours un grand nombre d’ouvriers occupés à préparer ce qui était nécessaire pour le service divin. C’était probablement par esprit de jalousie que l’on racontait, d’après la tradition rabbinique, la légende suivante : Lorsque les artisans d’Alexandrie essayaient de composer l’encens destiné aux sacrifices, la fumée ne s’élevait pas vers le ciel, comme une colonne. Lorsqu’ils réparaient le large mortier dans lequel l’encens était réduit en poudre, ou la grande cymbale qui donnait le ton à la musique du temple, il fallait que leur travail fût accompli une seconde fois par des ouvriers de Jérusalem pour obtenir un mélange convenable et des sons harmonieux. Pures affirmations ! Il est certain qu’Alexandrie possédait nombre d’excellents ouvriers, comme nous le voyons par la place fixée à chacune des corporations dans leur grande synagogue. Tout ouvrier pauvre, en s’adressant aux membres de l’association à laquelle il appartenait par son industrie, était secouru jusqu’à ce qu’il eût trouvé de l’ouvrage. L’association des chaudronniers avait pour signe un tablier de cuir. Quand les membres qui la composaient se rendaient en pays étranger ils emportaient un lit qui se démontait en diverses pièces. A Jérusalem, cette société avait son Rabban ou chef ; elle possédait une synagogue et un cimetière. Les ouvriers de cette dernière ville étaient, du reste, remarquables par leur habileté. Une vallée, celle de Tyropeon, y était occupée par des laitiers. De là son nom « vallon des fromagers ». Ésaïe 7.3 nous parle du champ des foulons. Il était situé vers « l’extrémité de l’aqueduc de l’étang supérieur ». Le Talmud contient une liste de dictons qui est désignée par ce titre : « Proverbes des foulons. »

Les princes de la famille des Hérodes, enthousiastes des beaux édifices et de la splendeur extérieure occupaient sans cesse de nombreux artisans à l’érection de monuments magnifiques. Quand on rebâtit le temple, on ne comptait pas moins de 18 000 ouvriers employés à différents travaux et dont quelques-uns passaient pour de très habiles artistes. Hérode le Grand avait déjà occupé un grand nombre de ceux qui étaient les plus expérimentés, pour enseigner leur art à un millier de prêtres, chargés à leur tour de bâtir le lieu saint. Lors de la construction de cette portion du temple, on ne voulut rien confier à des mains laïques. Dans l’enceinte sacrée, on n’entendait ni le bruit du marteau ni celui de la hache, du ciseau ou d’aucun instrument de fer. « Le fer, dit la Mishnah, sert pour abréger la vie de l’homme, la destination de l’autel (composé de pierres tirées de la terre vierge) est de la prolonger. Quelle convenance y aurait-il à employer ce qui la diminue avec ce qui lui donne une plus grande durée ? » (Midd. III : 4) La demeure de Jéhovah était splendide. Citons-en une seule preuve. « Le Rabbin Siméon, fils de Gamaliel, parlant au nom du Rabbin Siméon fils du Sagan (assistant du grand prêtre) dit que le voile du lieu très saint avait l’épaisseur de la largeur de la main. Il était composé de 72 tresses mêlées ensemble. Chaque tresse avait 24 fils (selon le Talmud six fils de chacune des 4 couleurs du temple, blanc, écarlate, bleu et doré). Il mesurait 40 coudées de longueur et 20 de large, il était composé de 82 myriades (le sens de ces derniers mots n’est pas clair dans la Mishnah). On faisait chaque année deux de ces voiles, et il fallait 300 prêtres pour les immerger, avant qu’on ne les plaçât dans le sanctuaire. » (Shek VIII : 5) Ce sont là des chiffres ronds qui nous aident à nous figurer la magnificence de ce rideau. Nous comprenons comment lorsqu’il se déchira en deux, à la mort du Seigneur sur la croix, on dut s’efforcer de cacher à la masse du peuple ce mémorable événement.

Le temps a marché depuis le Ier siècle, mais les hommes n’ont point changé. Les patrons éprouvaient les mêmes difficultés que ceux de nos jours dans leurs rapports avec leurs employés. « Gardez-vous, disait-on alors aux premiers, de manger du pain de qualité supérieure, et de donner du pain noir aux ouvriers ou aux serviteurs. Evitez de coucher sur la plume et de dresser pour eux de petits lits garnis de paille, surtout s’ils sont vos coreligionnaires ; car, ajoutait-on, celui qui acquiert un esclave hébreu se donne un maître. » Ne serait-ce pas ici le motif qui poussait Paul à donner à l’Église chrétienne ce précepte, plus nécessaire aujourd’hui que jamais : (1 Timothée 6.1-2) « Que tous ceux qui sont sous le joug de l’esclavage tiennent leurs maîtres pour dignes de tout respect ; que ceux qui ont des fidèles pour maîtres ne les méprisent point sous prétexte que ce sont des frères. » Hélas ! il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

L’idée d’une assurance mutuelle semble avoir été connue des muletiers et des marins. Ils avaient soin de rendre à son possesseur un animal ou un vaisseau qui s’étaient perdus, sans la négligence du propriétaire. Nous pouvons même trouver les premières notions d’une Trade-Union dans la permission accordée par le Talmud (Bab. B. 9) aux ouvriers de ne travailler qu’un ou deux jours la semaine, afin de procurer de l’ouvrage à chacun des artisans qui se trouvaient alors dans la ville.

Citons encore, sur ce sujet, une parole qui nous montre comment les Rabbins expliquaient les déclarations de l’Écriture : Les mots « il ne fait pas de mal à son prochain » se rapportent, disaient-ils, à l’ouvrier qui ne se mêle pas du commerce de son compagnon de travail.

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