La société juive à l’époque de Jésus-Christ

VII
Des règlements de la synagogue sur le Sabbat

Pour faire connaître l’enseignement des docteurs de la Synagogue, choisissons un exemple qui mette en plein relief leur méthode, leur minutie et leur habileté de casuistes pour se soustraire aux prescriptions qu’ils avaient eux-mêmes formulées.

Quelles sont les obligations que les ordonnances du Sabbat imposent à l’Israélite ? C’était là une des plus graves questions par eux agitées. La discussion et l’esprit subtil des docteurs les avait amenés à reconnaître 39 sortes de travaux interdits dans ce jour consacré.

Les voici dans leur ordre : 1. semer ; 2. labourer ; 3. moissonner ; 4. lier des gerbes ; 5. battre le blé ; 6. vanner ; 7. purifier les fruits ; 8. moudre ; 9. cribler ; 10. pétrir ; 11. cuire ; 12. tondre la laine ; 13. la laver ; 14. la battre ; 15. la teindre ; 16. la filer ; 17. la tisser ; 18. faire un cordon double ; 19. lisser deux fils ; 20. les séparer ; 21. faire un nœud ; 22. le défaire ; 23. coudre deux points ; 24. déchirer (l’étoffe) pour coudre deux points ; 25. prendre un chevreuil ; 26. le tuer ; 27. séparer la tête ; 28. le saler ; 29. préparer la peau ; 30. ratisser les poils ; 31. le partager en morceaux ; 32. écrire deux lettres ; 33. effacer pour : écrire deux lettres ; 34. bâtir ; 35. démolir ; 36. éteindre le feu ; 37. l’allumer ; 38. frapper avec le marteau pour rendre un objet uni ; 39. porter d’un endroit dans un autre. (Schabbath. VII : 2.)

Mais, à son tour, chacun de ces points offrait quelque difficulté particulière. Chacun d’eux exigeait des explications nouvelles que la casuistique des Rabbins fournissait à tous libéralement. Jusqu’où s’étend, par exemple, demande-t-on, la défense d’écrire mentionnée dans le numéro 32 ? Les maîtres de la science vous répondront : Est coupable celui qui trace deux lettres de la main droite ou de la gauche. Peu importe qu’il emploie pour cela une seule encre, ou deux encres différentes ; que les lettres soient empruntées à une seule langue ou à plusieurs, qu’il les ait écrites dans un moment d’oubli ou de pleine conscience ; qu’il ait employé au lieu de l’encre la couleur, la craie, le vitriol, ou toute autre substance dont la trace est durable. Mais, réplique-t-on, s’il a écrit sur deux murailles formant un angle, sur les deux pages d’un livre de compte. — Il est coupable, « si on peut lire en même temps ces deux mots. » Il en est tout autrement « s’il a écrit sur des objets liquides ou de couleur sombre, sur le suc d’un fruit, sur la poussière de la route, sur le sable, sur un objet en un mot où l’écriture ne puisse laisser une trace permanente ». Alors il est libre de toute transgression.

Pas de culpabilité, non plus, si la main qui trace les caractères est renversée, si on écrit avec le pied, la bouche ou le coude ; si on ajoute une lettre à un autre écrit, si les caractères tracés recouvrent une autre écriture, si, au lieu d’un Cheth on n’écrit que deux Dzaïn. Celui-ci a tracé une lettre sur le sol, celui-là une autre lettre sur la muraille ou sur deux feuilles d’un livre, mais de telle sorte qu’on ne puisse les lire ensemble ; il est libre. Mais voici cependant un cas difficile. Un homme, par oubli, a-t-il dessiné la forme d’une lettre le matin et une autre le soir, R. Gamaliel le déclare coupable, les sages le déclarent libre. (Schabbath, XII : 3-6.)

Prenons un autre commandement, celui qui se rapporte à l’extinction des feux. Ce précepte a été ajouté à la loi qui interdit uniquement de les allumer dans le jour sacré (Exode 35.3) « Si on éteint une lampe par crainte des Gentils, des voleurs, des mauvais esprits, ou pour permettre à un malade de s’endormir on est libre. Mais si on le fait pour épargner la lampe, l’huile ou la mèche, on est coupable. (Schab. II : 5.) On peut bien placer un vase sous la lampe pour recueillir les étincelles qui s’en échappent mais non y mettre de l’eau. On commettrait ainsi un action coupable, celle d’éteindre un flambeau. (Schabb XLI : 6.)

Parmi les 39 travaux prohibés, on a remarqué l’interdiction faite à tout homme de porter un objet d’un lieu un autre. On viole le sabbat lorsqu’on transporte une quantité d’aliment, équivalant au poids d’une figue sèche à la valeur d’une gorgée de lait, à la quantité de mie nécessaire pour couvrir une plaie, ou un poids d’eau égal à celui qui est indispensable pour humecter l’œil. (Sch. VIII : 1.) Interdiction de porter un morceau de papier assez large pour écrire un billet de péage, un fragment de parchemin suffisant pour y tracer la plus petite prière du tephillin, l’encre nécessaire pour deux lettres. Il est bien vrai que le R. Meir permet à un estropié de sortir, en portant sa jambe de bois, mais le R. José le lui défend. (Sch. VI : 8.)

Comme cette ordonnance aurait eu pour conséquence de supprimer presque toute liberté de mouvement le jour du sabbat, on trouva moyen de tourner la loi. On clôturait une rue étroite, ou un espace entouré d’édifices, de trois côtés, au moyen d’une poutre. Par là, ces terrains devenaient des sortes d’enclos, dans lesquels il était permis de transporter des objets, sans tomber sous le coup des interdictions prononcées par les docteurs. (Erubin, I : 1 s. ; VII : 6 s.)

Il importait aussi de prendre garde à tous les actes qui pouvaient conduire à la violation du Sabbat. Lorsque l’obscurité s’étend sur la ville, que le tailleur prenne garde de sortir de la maison avec son aiguille, car il pourrait en perdre le souvenir, et après que le Sabbat est commencé la porter encore. (On sait que la journée Juive commence avec le coucher du soleil.) Que le scribe évite également de sortir avec sa plume. (Sch. 1 : 3.) Prenez garde d’incliner la lampe pour amener une plus grande quantité d’huile sur la mèche. Faute grave, qui vous conduirait à violer le commandement qui interdit d’allumer du feu. Monter sur un arbre, faire claquer les mains, etc., autant de violations nouvelles de la loi.

Une ordonnance souvent rappelée, et aussi souvent violée, ordonnait de ne pas s’éloigner de plus de 2000 coudées (1 km) du lieu de sa demeure ; c’est ce qu’on nommait le chemin d’un sabbat. (Actes 1.12) Mais on imagina un moyen d’éluder la rigueur de ce précepte. Celui qui désirait se transporter plus loin le jour du sabbat n’avait qu’à déposer quelque part, dans la limite de 2000 coudées, par exemple à son point extrême, des aliments pour deux repas. Il déclarait par cet acte, que désormais son domicile était situé sur ce point, et il pouvait s’éloigner de son domicile réel de 2000 coudées de plus que la limite fixée par la loi. (Erubin, IV : 7.) Ceci n’était pas même indispensable dans tous les cas. Un Israélite était-il déjà en route lorsque commençait le sabbat, il élevait les yeux. Apercevait-il à la distance sabbatique un arbre ou un mur, il n’avait qu’à déclarer que c’était là son domicile de sabbat, et il pouvait se rendre non seulement jusqu’au lieu qu’il avait aperçu, mais à 2000 coudées plus loin. Il importait toutefois de prononcer exactement la formule réglementaire. Il fallait dire : « Mon domicile de sabbat sera au tronc de cet arbre » et non « sera là-dessous. ». L’expression aurait semblé trop générale et trop indéterminée.

Chose plus grave. Tandis que la Mishnah avait permis le jour du sabbat de secourir un homme en danger de mort, par exemple de mettre des remèdes dans la bouche de celui qui ressentait de vives douleurs dans la gorge, parce qu’il pouvait y avoir pour lui péril de mort (Ioma VIII : 6), il en était autrement à l’époque de Jésus-Christ. Toute guérison accomplie dans le jour sacré était sujet de scandale religieux pour l’observateur strict des ordonnances de la Thorah. (Matthieu 12.9-13 ; Luc 6.6-10 ; 13.10-17 ; Jean 5.1-15.) L’école étroite de Shammaï défendait de soulager un malade ou de consoler une âme angoissée. Au surplus la Mishnah elle-même n’affirme-t-elle pas qu’il est interdit, pendant ce jour, de replacer une jambe brisée, et d’arroser d’eau fraîche un membre irrité et déboîté. (Schab. XII : 6.) Mais, avec la synagogue, il est des accommodements. Si le bœuf d’un Juif va mourir, il est permis de le tuer, même dans le saint jour, pourvu qu’on consomme un morceau de sa chair, ne fût-il pas plus gros qu’une olive, pour faire croire qu’il a été mis à mort pour un repas nécessaire. Si un Juif a besoin d’acheter quelque chose que l’on vend au poids ou à la mesure pendant le sabbat, il le peut pourvu qu’il ne paie que le jour suivant, et en ne mentionnant ni le nom de l’objet, ni le poids, ni la mesure.

Il faudrait prendre garde, au surplus, de passer légèrement sur ces mots si souvent répétés dans le langage de la synagogue, « il est coupable, il est libre, exempt, affranchi ». Coupable signifiait que le transgresseur volontaire encourt la peine de mort, et s’il y a des témoins, il sera lapidé. A-t-il péché par inadvertance ou par erreur, il devra offrir le sacrifice pour le péché. Libre, affranchi, qu’est-ce dire ? qu’il échappe à la peine précédente, mais non à toute peine. Il est soumis au châtiment par le fouet qui doit être appliqué par le juge. Aussi, sauf quelques exceptions précises, l’acte que l’on déclare libre est, par là même, en réalité interdit.

On le voit, rigueur extrême et procédé habile pour échapper aux coups de la loi, tel est le résultat auquel aboutit l’enseignement de la synagogue, aussi bien que celui de toutes les casuistiques qui ont gouverné ou opprimé les consciences depuis Jésus-Christ. En d’autres termes, l’idée morale est supprimée et remplacée par l’idée formaliste et légale. On cherche à satisfaire à la lettre de la loi, on en méconnaît l’esprit. Chose aussi grave : « Si l’hypocrisie comme s’exprime Gfrörer est un vice auquel les hommes sont enclins par nature, qu’arrivera-t-il lorsqu’elle sera approuvée par des autorités sacrées comme dans le cas présent ? Ne s’emparera-t-elle pas bientôt de toutes les classes ? » Les témoignages des Juifs eux mêmes répondent à cette question. N’est-il pas écrit dans un Midrash (Midr. Esth. I, f. 401 : 4) que « s’il y a 10 mesures d’hypocrisie dans le monde on en compte 9 à Jérusalem ? »

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