Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

Article préliminaire
Du rapport général de la religion à la révélation

1. Définition des termes

L’acte même de révéler est exprimé en hébreu par le mot galah et en grec par ἀποκαλύπτετειν et φανεροῦν, dont la définition respective est diversement formulée.

Ces deux termes se rencontrent dans plusieurs passages des épîtres aux Romains et aux Colossiens. Dans le morceau : Romains 1.17-20, nous voyons le verbe passif ἀποκαλύπτεται rapporté à des révélations historiques, soit de grâce (17), soit de colère (18), tandis que φανεροῦν désigne la révélation primitive, générale et intérieure (19). Dans Romains 16.25-26 ; Colossiens 1.26-27, en revanche, l’un et l’autre terme est rapporté au même objet : la manifestation faite pour la première fois en Christ du conseil du salut, mais considérée elle-même, selon nous, sous deux aspects différents.

Voici comment Philippi les distingue dans son commentaire de l’épître aux Romains : « Ἀποκαλύπτειν, découvrir quelque chose de caché, se rapporte toujours, comme le substantif ἀποκάλυψις dans le N. T., lorsque c’est Dieu qui est le révélateur, à une révélation extraordinaire opérée par des miracles, des prophéties ou des inspirations de l’Esprit. Ἀποκάλυψις ne désigne donc pas une révélation naturelle, historique, rationnelle ou morale, opérée par les lois ordinaires et naturelles de l’humanité, car précisément ce qui est dévoilé par ces puissances est en soi un φανερόν et non un μυστήριον ἀποκεκρυμμένον, pour lequel l’ἀποκάλυψις est nécessaireb. »

bBrief an die Römer, sur I, 18, 2e édit, page 33.

Cette citation rend compte de la notion d’ἀποκάλυψις, mais non pas de φανέρωσις dans sa relation au mystère de l’Evangile.

La distinction des deux termes ne doit pas être cherchée, selon nous, dans la différence d’objet des deux actes, puisque nous avons des exemples où ces actes se rapportent à un seul et même objet, mais dans leur nature propre. Et comme deux opérations successives sont nécessaires dans la nature visible pour manifester une chose secrète : l’écartement du voile qui la recouvrait et la projection du rayon lumineux sur l’objet découvert mais encore obscur, ἀποκάλυψις désignera, conformément, à l’étymologie du mot, l’acte historique de découvrir le mystèrec, c’est-à-dire la vérité ou le fait qui était resté secret jusqu’alors ; φανέρωσις, l’acte de faire apparaître au νοῦς, au sens intime de l’homme, l’objet une fois découvert. « Dans ta lumière, est-il écrit, nous voyons clair » (Psaumes 36.10). L’une est la révélation externe et historique ; l’autre la manifestation intérieure, nécessaire pour que la révélation externe soit perçue par l’individu. Ainsi l’ἀποκάλυψις peut avoir eu lieu sans que la φανέρωσις s’en suive ; et tandis que les deux termes trouvent leur application dans la révélation du salut en Jésus-Christ, le second a seul son emploi dans le domaine de la révélation primitive et universelle, qui s’adresse déjà au νοῦς ou sens intime (νοούμενα, Romains 1.20) de l’homme et de tout homme.

c – Sur le sens biblique du mot mystère, voir tome I.

Le terme d’ἀποκάλυψις d’ailleurs, comme le mot français révélation, comporte les deux acceptions, active et passive, signifiant tour à tour l’acte et l’objet (Apocalypse 1.1) de la révélation.

A la révélation, c’est-à-dire à toute manifestation véritable du vrai Dieu à l’homme et à un homme, si elle a jamais existé, s’opposent, selon nous, à des degrés divers, le mythe et la légende, qui eux-mêmes diffèrent l’un de l’autre.

M. Réville définit le mythe, que d’ailleurs il confond avec la légende, comme suit :

« Le mythe est, ou bien la description d’un phénomène naturel considéré comme l’exposant d’un drame divin, ou bien l’incorporation d’une idée morale dans un récit dramatique. Dans les deux cas, ce qui est permanent ou fréquent, dans la nature et dans l’humanité, est ramené à un événement accompli une fois pour toutes, et le drame, bien qu’inventé, est tenu pour réeld. »

dProlégomènes de l’histoire des religions, pages 155 et 150.

Cette définition, dont nous approuvons la dernière proposition, outre qu’elle pèche par le défaut d’unité, nous paraît avoir omis un élément essentiel de la formation du mythe : l’inconscience.

Le mythe, dirons-nous plutôt, est l’incorporation de sentiments et d’idées propres à l’âme humaine dans des fictions collectives et inconscientes, reportées par l’imagination qui les a créées aux époques primitives.

Quant au mode de leur formation, il y a lieu de distinguer ici entre les mythes naturels et les mythes historiques.

Le mythe naturel est le résultat du transfert collectif et inconscient aux formes et aux phénomènes de la nature de sentiments et d’idées propres à l’âme humaine.

La science toute moderne de la mythologie, aidée de la philologie comparée, a établi victorieusement que les plus beaux des mythes grecs, que Creuzer avait interprétés comme les enveloppes d’idées morales plus élevées, ne sont pas autre chose que les dramatisations touchantes ou terribles des phénomènes de la nature personnifiés par l’imagination de l’enfance de l’humanité. La génération contemporaine d’Homère elle-même avait déjà perdu le sens de la tradition primitive et ne se doutait plus de l’origine cosmique des dieux et des héros. C’est le sanscrit qui a donné aux savants modernes la clé de la mythologie grecque.

On ne nie pas sans doute que certains noms ou éléments historiques n’aient pu se mêler à la trame mythique, mais comme des fétus jetés dans le fil d’une eau courante, ils furent bientôt entraînés par le mouvement général et rendus méconnaissables par la fantaisie qui s’en était emparée.

Il est dorénavant reconnu que le mythe d’Orphée et d’Euridice n’était que la traduction en langue épique du lever du soleil renvoyant l’aurore dans l’Océan. Hercule est notoirement une personnification du soleil. Ses douze travaux figurent les douze heures du jour et la tunique de Nessus, dans laquelle il expire consumé, était une image de la disparition de l’astre du jour qui semble s’ensevelir au plus beau moment de sa gloire dans les feux du couchant. Déjanire est un nom dont l’étymologie sanscrite est connue.

« Tout le monde, écrit M. Réville, a entendu parler d’Ixion le maudit, qui tourne perpétuellement au fond du Tartare sur sa roue brûlante. Il subit cet affreux supplice, dit la mythologie grecque, eu punition du sacrilège qu’il commit en aspirant aux faveurs de Junon (Héré), l’épouse du Roi des dieux. Jupiter, qui voulait l’éprouver, forma le fantôme Néphélé (la nuée), en lui donnant la ressemblance de Junon. Aveuglé par sa passion, Ixion donna dans le piège et s’attira par là son terrible châtiment. Pour nous, et par comparaison avec d’autres mythes analogues, le sens de ce mythe est transparent. Toutes les fois qu’il est question en mythologie d’une roue brûlante qui tourne, il est certain que c’est du soleil qu’il s’agit. Or ce soleil est souvent compris, dans les mythes qui le concernent, comme un grand coupable, parce qu’il fait l’effet d’un être très malheureux. Dans un certain cours d’idées, il faut en effet avoir commis une très grande faute pour mériter le supplice qui consiste à tourner toujours, sans connaître un jour de répit. Plus tard, les représentations d’un soleil malheureux, coupable supplicié, furent reportées dans le Tartare. Mais cela ne change rien au sens originel du mythe. Ixion le soleil aime passionnément la nuée qu’il dore, qu’il enlace de ses rayons, qu’il voudrait entraîner dons sa retraite nocturne. Mais cette nuée n’est qu’une vapeur qui se dissipe sous son étreinte, et il reste en face du ciel courroucé, qui le condamne à tourner et brûler toujourse. »

eProlégomènes de l’histoire des religions, pages 117 et 118.

Nous trouvons dans un des Essais de Max Müller, un morceau charmant inspiré par l’analogie entre la formation du langage chez l’enfant et celle des mythologies primitives :

« Il en est du monde comme de chacun de nous dans sa vie individuelle. A mesure que nous laissons derrière nous l’enfance et la jeunesse, nous disons adieu aux vives impressions que les choses ont faites sur nous ; nous devenons plus froids ou plus spéculatifs. Pour un petit enfant, non seulement toutes les créatures vivantes sont douées d’une intelligence semblable à celle de l’homme, mais toute chose est vivante. Dans son Cosmos, le minet est placé, sous le rapport de l’intelligence, sur la même ligne que papa et maman. Il bat la chaise contre laquelle il s’est frappé la tête — ajoutons tout de suite : la poupée qui lui a désobéi — puis ensuite, il l’embrasse en signe de réconciliation, croyant fermement que, comme lui, c’est un agent moral sensible aux récompenses et aux punitions. Le feu qui lui brûle les doigts est un « méchant feu », et les étoiles qui brillent à travers les fenêtres de sa chambre sont des yeux comme ceux de maman ou du chat, seulement plus brillantsf. »

fEssais de Mythologie comparée.

Cette aptitude naturelle à l’enfance de l’humanité comme de l’individu à personnifier tous les objets sensibles qui l’environnent, a dû, nous le reconnaissons, grandement favoriser l’éclosion des mythes, si intimement mêlés aux productions poétiques de ces époques reculées. Il n’en résulte point, comme le pense Max Müller, avec beaucoup d’autres, que cette explosion de la mythologie ait été aussi naturelle et fatale, légitime par conséquent, que celle du langage, ou que toute autre production de l’imagination poétique. Quand le poète hébreu s’écriait, à une époque où le monde entier était encore plongé dans l’idolâtrie : Fleuves, battez des mains ! il semblait qu’il n’eût plus qu’un pas à faire pour personnifier les fleuves comme les autres éléments de la nature ; et c’est sa foi au Dieu vivant et unique qui retient la fiction de son imagination dans les limites de la poésie, l’arrête sur le seuil de la mythologie.

Soit que nous considérions l’origine, le contenu ou les cessations de la révélation, il résulte de nos définitions précédentes que les deux termes de révélation et de mythe s’excluent l’un l’autre.

D’un côté, les produits des inspirations tumultueuses et désordonnées de l’âme humaine recherchant confusément leur expression dans les phénomènes du monde sensible et s’emparant à cet effet des premiers objets offerts aux sens et à l’imagination de l’homme : efforts de l’homme pour ranimer de sa propre vie le grand cadavre de la nature et repeupler d’êtres vivants les régions supérieures, vides de toute volonté suprême, intelligente et libre ; créations impersonnelles, anonymes, ouvertes à tous les souffles, offertes à tous les hasards ; aussi inconsistantes dans leurs migrations à travers les temps et les pays que les nuées qui s’assemblent et se dispersent au gré des vents. Végétations détachées du sol, enfants sans père, sans mère, sans généalogie, sans date et sans patrie, devenus les maîtres de la conscience humaine grâce seulement à l’oubli de leurs origines : telles se montrent à nous les plus brillantes de ces œuvres de l’imagination de l’homme dans leurs translations de l’Inde en Grèce et à Rome. Le mythe vient d’en bas et sort de la nuit.

La révélation biblique se dit consciente de ses origines ; elle s’est posée en pleine lumière ; dès ses premières apparitions, elle a choisi sciemment et librement, annoncé clairement son lieu, son heure, ses agents et les modes de ses manifestations sur la terre.

En lui-même, le mythe est impur comme les passions dont il est l’image, cruel comme les jeux de la nature. La révélation biblique s’est adressée dès l’origine à la conscience humaine ; elle a dit aux hommes : Soyez saints comme Dieu lui-même est saint, miséricordieux comme le souverain dispensateur des rayons du soleil et des pluies bienfaisantes.

Enfin la révélation est sévèrement ordonnée ; elle fixe ses issues comme elle a décrété ses entrées ; elle réalise un plan progressif ; et en vue de la fin qu’elle s’est posée, tour à tour et à son gré, elle accélère, ralentit, interrompt, cesse ou reprend son cours, attestant, dans ses interventions, l’efficacité, et dans les intermittences ou les cessations de son concours, la spontanéité de son action.

Le mythe n’a point ces caractères ; il croît dans sa marche, crescit eundo, s’extravase et déborde, épanche au près et au loin la folie et la volupté, sans que désormais nulle force interne ou externe le retienne, le domine ou le ramène au lieu de sa naissance.

Le mythe historique à son tour, est l’incorporation au cours de l’histoire, d’une idée ou d’un sentiment préexistant au sein d’une communauté religieuse particulière, dans une fiction collective et inconsciente, reportée par l’imagination qui l’a produite aux origines de cette communauté.

Les traits communs au mythe naturel et au mythe historique sont la présence d’une idée ou d’un sentiment à l’origine de la fiction, et le caractère collectif et inconscient de sa formation. La différence porte sur la matière de cette fiction qui, dans un cas, est le phénomène naturel, dans l’autre, un élément historique amplifié ou travesti.

C’est ainsi que le ch. 3 de la Genèse sera interprété comme un produit mythique, si j’y vois, au lieu du récit, réel ou symbolique, de la première chute de l’humanité, la dramatisation du passage de l’humanité primitive de l’animalité à la vie morale.

Le christianisme de même sera rapporté à une origine mythique, si je définis la foi de l’Eglise primitive à la résurrection de Christ comme le simple produit de l’imagination des premiers disciples du Christ incorporant dans cette fiction le rêve messianique puisé dans l’A. T. ou dans leurs sentiments personnels.

Sans nous prononcer encore sur là qualification de mythiques donnée aux récits bibliques des origines du péché ou des origines du christianisme, trois conditions sont, si nous ne nous trompons, reconnues nécessaires par les deux parties pour la formation du mythe historique :

1° La concordance entre l’idée ou le sentiment préexistant dans le milieu originaire du mythe, et le produit issu de cette idée ou de ce sentiment ; par quoi est exclue la possibilité que l’un fût la contrepartie de l’autre.

2° L’origine collective et non individuelle de la fiction, qui est la condition nécessaire du caractère d’inconscience attribué à sa formation.

3° La présence d’un certain intervalle de temps, sinon de lieu, entre l’éclosion de l’idée ou du sentiment primordial et l’incorporation de cette idée ou de ce sentiment dans le produit fictif et inconscient de l’imagination collective.

Dans le passage suivant d’un ouvrage écrit contre Strauss, Ullmann confond à tort le mythe avec le symbole. Tous les deux étant, selon lui, l’incorporation d’une idée dans un médium plus facilement saisissable que l’idée abstraite, ils ne s’opposeraient l’un a l’autre qu’en ce que cette représentation aurait lieu dans le symbole par le moyen du signe, dans le mythe, par le moyen du verbe. Le mythe, selon lui, rend l’idée perceptible en l’incorporant dans le discours, soit que cette idée qui s’y cache se donne librement, et, pour ainsi dire, par sa vertu intrinsèque, son enveloppe ; soit qu’elle se rattache a des éléments historiques préexistants pour se les assimiler et les approprier à ses besoins.

« L’élément mythique, dit-il ailleurs, n’est pas pernicieux en soi, faux ou trompeur. C’est plutôt un véhicule excellent et nécessaire à un certain degré de civilisation pour l’exposition de certaines idées religieuses. Il ne devient pernicieux que lorsqu’on néglige d’en pénétrer le sens intérieur pour s’en tenir à la forme, qu’on le tient pour strictement historique, ou enfin, qu’on le transforme en articles de foi. »

Cette appréciation du mythe ne peut procéder que de l’opinion selon laquelle il aurait été le revêtement d’idées morales et religieuses innées à l’humanité primitive. Elle méconnaît ensuite le caractère distinctif du mythe et du symbole, dont l’un est le revêtement inconscient d’une idée quelconque, tandis que l’autre en est le revêtement intentionnel. Elle revient à dire que le mythe n’est pas pernicieux tant qu’il demeure à l’état de fiction poétique ou de symbole conscient de soi-même, c’est-à-dire tant qu’il n’est pas encore mythe ou lorsqu’il a cessé de l’être.

Nous distinguons également le mythe de la légende en ce que le point de départ, la cause occasionnelle de l’un et de l’autre sont différents. La légende est le résultat de la transmission d’un fait historique, mais exagéré et surchargé d’éléments fictifs au profit d’une idée ou d’un sentiment éveillés par ce fait lui-même et qui l’accompagne tout en le grossissant. Nous avons vu que dans le mythe l’idée ou le sentiment préexiste chez l’homme à la formation du drame qui n’en est que l’incorporation, et dont les éléments ont été empruntés au monde extérieur, composés ou mélangés à l’aventure. La légende, qui a un fait réel à son origine, peut encore être une excroissance de la religion véritable ; et l’incompatibilité statuée tout à l’heure entre le mythe et la révélation n’existe pas, selon nous, entre celle-ci et celle-là.

*

Le mot religion, en revanche, qui comporte également les deux acceptions objective et subjective, n’a pas une étymologie biblique. Les mots qui y correspondent dans le N. T. sont, au sens subjectif : εὐσεβεια, αἰδὼς, εὐλάβεια (les deux derniers réunis : Hébreux 12.28) ; au sens objectif : θρησκεία (Actes 26.5 ; Jacques 1.27) ; ὁδὸς (Actes 22.4 ; 24.14), et dans un sens plus restreint et volontiers dénigrant : αῖρεσις (Actes 24.5, 14 ; 26.5 ; 28.22).

La religion au sens objectif désignera l’ensemble des croyances par lesquelles une collectivité humaine a interprété les révélations vraies ou prétendues de la Divinité faites à l’origine et au cours de l’histoire, et l’ensemble des rites et pratiques exprimant pour les adeptes de ces croyances les obligations diverses qui y correspondent.

La religion au sens subjectif, dont traite la morale chrétienne, doit être définie, selon nous, et quel que soit le sens étymologique du mot, comme le lien qui unit l’homme à Dieu.

C’est le sens objectif du mot religion qui seul nous intéresse ici.

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