Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

2.3.2. Rapport de l’inspiration religieuse à l’activité scientifique

L’histoire générale, la chronologie, l’ethnologie comparée, l’astronomie, la géologie et même la zoologie ont tour à tour été interrogées soit par les adversaires soit par les partisans de la révélation biblique avec autant d’ardeur d’un côté que d’anxiété de l’autre. Mais ici, du côté même des défenseurs des révélations bibliques, il nous paraît qu’il y a deux écueils à éviter : l’un où l’on prétend faire de l’inspiration religieuse la norme de toute connaissance et la sauvegarde de l’infaillibilité dans tous les domaines ; l’autre, où, par une réaction certainement exagérée contre l’ancienne conception, et sous couleur d’un détachement des anciens préjugés qui n’équivaut pas nécessairement à la supériorité d’esprit, l’on prétend désintéresser absolument la Bible des questions scientifiques agitées aujourd’hui.

La première exagération, qui nous apparaît aujourd’hui comme marquée au coin de l’intrépidité des anciens âges, consistait à dire avec M. Gaussen et les partisans de l’inspiration plénière :

« La Bible est un livre qui porte ses récits jusque dans les champs du monde invisible, jusque dans les hiérarchies des anges, jusque dans les espaces les plus lointains de l’avenir et les scènes glorieuses du dernier jour : — eh bien, — cherchez dans ses 50 auteurs, cherchez dans ses 66 livres, cherchez dans ses 1189 chapitres et ses 31 173 versets…, cherchez une seule de ces mille erreurs dont sont remplis les anciens et les modernes, lorsqu’ils parlent ou du ciel, ou de la terre, ou de leurs révolutions, ou de leurs éléments ; cherchez, vous ne trouverez pas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il n’y a aucune erreur physique dans les Ecritures ; et ce grand fait, qui devient toujours plus admirable à mesure qu’on l’observe de plus près, est une preuve éclatante de l’inspiration qui les a dictées, jusque dans le choix de leurs moindres expressionsi« .

iThéopneustie, pages 169-171.

Non seulement, selon l’auteur, l’inspiration a protégé les auteurs bibliques contre toute erreur dans le domaine de l’histoire naturelle, mais elle leur a enseigné des vérités qui anticipaient de longtemps les découvertes modernes : la sphéricité de la terre, la nature ignée de son intérieur, la vacuité de l’espace, le poids de l’air qui l’entourej.

jIbidem, pages 173-186

Kœlling qui s’est fait le tenant de M. Gaussen, a aussi consacré un chapitre de son ouvrage à la réfutation des arguments contre l’inspiration plénière tirés des erreurs de la Bible. Ce chapitre est intitulé : Les prétendues erreurs de l’Ecriture (Die angebliclien Irrthümer der Schrift)k. Malheureusement la réfutation de ces arguments se réduit à peu près exclusivement à la formule légendaire d’un ancien professeur d’apologétique : Et s’ils vous disent le contraire, dites-leur qu’ils ont tort !

kDie Lehre von der Theopneustie. pages 76 et sq.

M. Arnaud s’est procuré un facile triomphe sur l’auteur de la Théopneustie en classant sous six chefs les principales erreurs constatables dans la Bible : divergences historiques ; erreurs de mémoire ; citations de l’A. T. détournées du sens de l’original ; erreurs relatives à la prophétie ; erreurs populaires ; variantes ; et la question résolue avec tant de conviction par M. Gaussen paraît aujourd’hui à M. Arnaud si complètement jugée qu’il trouverait « puéril » de citer les cas où les auteurs bibliques ont énoncé des faits scientifiques imparfaitement connus autrefois, employé des manières de parler contredites par les sciences modernes : « Car personne, assurément, ajoute-t-il sagement, ne voudra prétendre que Dieu avait communiqué son Saint-Esprit aux écrivains sacrés pour leur révéler la géologie, l’astronomie ou la physiquel.

lManuel de dogmatique, pages 30-32.

Une opinion moyenne sur ce sujet est celle exprimée quelque part par M. le professeur Thury, de Genève, selon laquelle les auteurs bibliques, sans avoir reçu d’enseignements spéciaux, auraient été miraculeusement préservés d’erreurs en ces matières. Le livre de M. Guyot sur la Création et les articles récents de M. Thury lui-même sur le chapitre premier de la Genèse dans ses rapports avec les sciences naturellesm, peuvent être indiqués comme des essais d’application de ce principe.

mRevue chrétienne, 1891, numéros d’août et de septembre.

Ce qui nous paraîtrait plus important que de dresser le compte des erreurs contenues dans la Bible, serait de découvrir le principe au nom duquel elles seront reconnues compatibles avec l’inspiration divine des Ecritures ; d’établir le rapport entre l’infaillibilité en général et l’autorité religieuse en particulier. C’est la théorie de l’inspiration qui nous intéresse ici, plutôt que telle ou telle application qui pourrait en être faite.

Nous nous proposons donc de montrer que chez le saint parfait, l’inspiration, exclusive de toute faillibilité, n’implique cependant pas la toute-science ; et que chez les organes de la révélation dont la sainteté n’est que relative, l’inspiration, exclusive de toute mauvaise foi, n’implique cependant pas l’infaillibilité en dehors des limites de la révélation du salut.

Il suffit d’ouvrir les yeux pour se convaincre que l’œuvre rédemptrice accomplie par Jésus-Christ dans sa première venue a été une seconde création sans doute, mais renfermée encore dans la sphère de l’esprit, et qu’elle n’a jusqu’ici franchi ces limites qu’à titre exceptionnel, dans les quelques miracles physiques qui l’ont accompagnée. La rédemption accomplie dans la première venue de Christ n’a pas encore détruit ni aboli les conséquences physiques de la première chute. Le mal introduit dans le monde physique et moral par le premier péché règne jusqu’à aujourd’hui dans l’un et l’autre, et la libération spirituelle dont plusieurs enfants d’Adam ont été déjà les bénéficiaires, n’a pas encore eu pour effet de les affranchir de la nécessité commune de la mort, des souffrances et des infirmités qui la précèdent.

Mais ce n’est pas dans l’homme seulement que se manifeste l’anomalie que la Bible rapporte à la première chute de l’humanité ; c’est dans la nature entière. Tous les rapports des êtres sont faussés en même temps que les organes qui les perçoivent. Les apparences ont pris la place des réalités, et les réalités elles-mêmes se revêtent d’apparences trompeuses. Une puissance de fascination, de mensonge et d’erreur plane et pèse sur ce monde plongé dans le mal, circonvenant presque fatalement et continuellement tous les êtres intelligents et moraux qui en font partie, à la seule exception de l’homme qui aurait été ou qui serait encore aujourd’hui parfaitement exempt lui-même de toute souillure morale.

Mais si manifestement la seconde création, opérée au sein de la première, n’a pas étendu ses effets sur ces domaines qui, suivant la prophétie biblique, ne seront ressaisis par l’action rénovatrice que dans une troisième et dernière intervention divine, il est conforme à tous les principes exposés précédemment que la révélation verbale, relative à cette révélation actuelle ou historique, se soit aussi renfermée dans la limite marquée par cette dernière. Elle n’a dû porter que sur un objet, le fait du salut de l’humanité, laissant en dehors de son rayon ou de son horizon toute vérité n’intéressant pas directement le fait rédempteur ; et l’inspiration, que nous avons désignée comme l’appropriation par l’esprit de l’homme, exalté par un contact surnaturel, des données de la révélation du salut, a dû être affectée des mêmes limites que celle-ci.

C’est bien ainsi qu’en juge l’apôtre dans le passage où il rappelle à son disciple l’usage à faire et fait par lui-même des écritures inspirées. Leur utilité est, selon lui, toute morale et se résume dans un mot : εἰς σωτηρίαν, 2 Timothée 3.15 ; comp. 16.

Nous attribuons toutefois l’infaillibilité consistant dans l’immunité absolue de l’erreur, soit dans la pensée, soit dans le langage, à l’homme parfaitement saint, même en dehors du domaine moral qui lui appartient en propre. Notre notion de la sainteté immaculée répugne à la supposition que l’homme en qui elle se trouve soit capable d’émettre, en aucune matière, un jugement précipité, qui aurait été rendu avant que le sujet ait eu le temps ou les moyens d’acquérir sur un objet quelconque, si étranger fût-il à l’ordre religieux et moral, une certitude absolue. Car cette précipitation dans l’énoncé d’un jugement quelconque serait déjà, de quelques circonstances atténuantes qu’il soit entouré, une faute morale.

Dans la brochure de M. G. Godet intitulée : Christ, fondement de l’autorité de l’Ecriture, se rencontre la réflexion suivante : « Jésus a cité l’Ancien Testament sous le nom des auteurs admis par la tradition juive. Il ne s’est pas préoccupé de savoir si cette tradition avait ou non sur tous les points raison ; les questions d’authenticité n’ont pas existé pour lui. Il serait donc possible que telle assertion, où il ne fait que reproduire, sans la contrôler, la tradition juive, se trouvât être en désaccord avec tel résultat de la critique biblique que nous devrions aujourd’hui considérer comme acquis. Mais aussi, qu’on le remarque bien, il n’a pas songé à trancher de semblables questions.

Nous pensons qu’il y a lieu de faire ici une distinction et une réserve. Certainement Jésus a rattaché sans ultérieur examen son opinion et son langage à l’opinion ou au langage courants, lorsque aucun intérêt moral n’était engagé dans tel ou tel énoncé de fait ou dans telle façon de s’exprimer. Quand il déclarait que le Père céleste fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il énonçait purement et simplement le phénomène sans engager son opinion sur la vraie nature du mouvement du soleil, dont le problème ne s’était peut-être pas même présenté à son esprit ; ou lorsqu’il appelait avec ses contemporains la victime de Joas Zacharie fils de Barachie, au lieu de l’appeler : fils de Jéhojadah, et supposé que cette erreur soit imputable non à un copiste ou à l’historien, mais au Maître lui-même, on accordera qu’en tout cas la rectification, au moment même, en eût été plus nuisible qu’utile à l’effet visé, en détournant les esprits de l’objet principal du discours. Et supposé même que cette erreur régnante fut corrigée dans son esprit, il ne m’est pas prouvé que, pour la raison pratique indiquée plus haut, il se fût cru obligé d’introduire cette rectification dans son enseignement. Il y a, dans les paroles comme dans les actes, une part légitime de convention et d’accommodation, dont le rejet, sous prétexte de fidélité intransigeante à la vérité, ne paraîtrait à bon droit qu’être la marque d’une scrupulosité mesquine et servile. Mais on conviendra qu’il y a des limites à l’accommodation.

« La question la plus difficile, a écrit M. Godet père, dans le second des articles précités, est celle que soulèvent quelques citations qu’a faites Jésus de l’A. T., en les accompagnant du nom des auteurs des livres cités ; ainsi celle du Psaume 110 comme cantique de David et celle des écrits de Moïse (Matthieu 22.43 ; Jean 5.46-47). La critique réclame ses droits, même en face de ces déclarationsn. Et pour les lui refuser, il faudrait ou attribuer à Jésus la toute-science (pas tout à fait, selon nous, puisqu’il ne s’agit que d’un cas particulier), ce que ne permet pas le N. T., ou statuer une révélation particulière dans chacun de ces cas particuliers, ce à quoi il ne me paraît pas que nous soyons suffisamment autorisés. Nous nous trouvons ici sur les confins des deux mondes historique et religieux, et c’est ce qui rend la question difficile, comme le sont toutes les questions de frontières. En fait, je suis bien convaincu par la critique elle-même que le Pentateuque remonte en grande partie jusqu’à Moïse et que le Psaume 110, qui avec Ésaïe  53 représente le point culminant de l’inspiration prophético-messianique de l’A. T., doit être attribué à celui qui est nommé dans le titre de ce psaume. Mais en droit devons-nous admettre que Jésus eût pu errer sur de pareils points ? Si l’on se croit sûr à l’égard de ce qui a été, sera-t-il nécessaire de se demander encore ce qui aurait pu être ? Il sera bien permis de dire en réponse à une telle question ce que Jésus a dit à l’égard de sa propre Parousie : J’ignoreo ! »

n – Avant d’accorder tous les droits à la critique « intangible » comme Rome elle-même, nous affirmons le nôtre qui est de la soumettre aux règles d’impartialité et de respect des faits qu’elle-même impose aux autres. C’est spécialement à la critique actuelle de l’A. T. que ces réflexions s’adressent. Dire qu’elle pousse de temps en temps la perspicacité jusqu’à la divination, et la divination jusqu’à la contradiction avec elle-même, ce n’est pas calomnie, mais seulement médisance. Voulez-vous un exemple topique de l’élasticité qu’elle imprime aux textes qu’elle invoque, ouvrez les Prolégomènes de l’Histoire d’Israël de Wellhausen (1re édit.) à la page 114, qui nous donne comme un fait hors de doute — zweifelsohne — que le livre de Joël date de l’époque antérieure à l’exil ; puis à la page 420, qui met également hors de doute que le livre de Joël est postérieur à l’exil. Voilà, n’est-ce pas un petit prophète bien complaisant !

oChrétien évangélique, 1891, no 4, pages 159-160.

Sans prétendre trancher une question que M. Godet préfère laisser en suspens, et qui porte d’ailleurs, pour nous comme pour lui, sur un fait purement conditionnel, et dirions-nous, sur un cas de scientia media, nous n’en croyons pas moins utile de poser le principe que dans les cas où expressément et délibérément Jésus en appelle à un fait de critique pour appuyer son argumentation, et que celle-ci serait infirmée par un démenti donné à cette prémisse, l’assertion critique engage l’autorité morale de celui qui l’a prononcée.

M. Léopold Monod est allé plus loin, et il conteste l’autorité de la parole de Jésus-Christ non seulement dans des questions de critique, où il pense qu’elle n’a que faire, et qu’on la compromet en l’y introduisant, mais même dans des énoncés portant sur certains points de doctrine dont il croit pouvoir soutenir que Jésus n’a rien entendu déterminer à leur sujet :

« Je prendrai un exemple. Jésus-Christ avec ses contemporains, a donné à la puissance du mal sur la terre un nom personnel. A-t-il pour cela enjoint à ses disciples de croire au diable ? Nulle part nous ne trouvons un ordre pareil ; il lui suffit de dire : Ayez foi en Dieu. Jésus n’a pas davantage donné des leçons aux siens sur ce sujet. »

Il y a ici, selon nous, à tout le moins, une erreur de fait. Nous connaissons un passage au moins, reconnu sans doute de M. L. Monod, où Jésus donne une leçon sur l’existence du diable, Jean 8.46. Et si cela est, nous ne croirions pas pouvoir mettre en question cet enseignement sans jeter un doute sur la sainteté de Jésus-Christ.

Nous sommes en revanche d’accord avec M. G. Godet pour affirmer que l’infaillibilité absolue de Christ n’implique point la toute-science ; n’exclut point l’ignorance de certaines choses non comprises dans sa vocation de Rédempteur de l’humanité, et nous n’hésiterions pas à répondre comme le fit, raconte-t-on, M. Schérer à une question qui lui était posée par un inquisiteur captieux : « Vous croyez donc en savoir plus que Jésus-Christ ? » — « En histoire naturelle, oui » — et l’histoire rapporte que ce fut un grand scandalep.

p – Voir Léopold Monod, ouvrage cité, page 49.

Cette année même, paraît-il, le scandale s’est renouvelé dans une des réunions œcuméniques de l’Alliance évangélique à Florence, où M. G. Godet croyait avoir le droit de dire que Jésus n’a pas possédé les connaissances modernes, et a dû « ignorer nombre de questions de sciences naturelles, d’ethnographie, d’histoire, de critique » ; et peut-être eût-il porté le scandale à son comble s’il eût ajouté, sans nommer le second évangile, que quand Jésus était sur la terre, il ignorait le jour de son retour.

Si Jésus a été l’être parfaitement saint que les Evangiles nous font connaître, nous croyons qu’ayant appris et su tout ce qu’il devait savoir, il a dû se maintenir dans son for intime dans l’ignorance de toutes les choses qu’il n’avait ni le temps, ni la mission, ni les moyens d’apprendre et de contrôler. Nous croyons que le second Adam, comme le premier, et plus encore que le premier, a été doué d’une faculté d’aperception immédiate qui lui faisait non seulement reconnaître le vrai sous ses enveloppes matérielles, mais le dégager même des apparences fallacieuses, qui lui donnait de discerner en toute chose, fait ou objet, la certitude objective et absolue de celle qui n’était que subjective et relative.

Je reçois donc toute parole sortie de sa bouche comme l’expression absolue de la vérité, tout en étant persuadé que si quelqu’un de ses auditeurs l’eût interrompu au moment où il prononçait des paroles de vie éternelle pour l’interroger sur la forme de la terre, les mouvements des corps célestes ou la distance de la terre au soleil, il lui eût répondu comme à un autre solliciteur indiscret : O homme ! qui m’a établi pour vous enseigner la physique et l’astronomie !

Nous disons, en second lieu, que chez les organes, même pécheurs, de la révélation, chez les porteurs de toute vérité divine, le don d’inspiration est tout d’abord exclusif de toute mauvaise foi.

Admettre, comme l’ont fait tour à tour Baur dans la critique du N. T. et Wellhausen dans celle de l’A. T., l’existence au cours du développement de l’ancienne alliance ou à l’époque de fondation de l’Eglise chrétienne, de conflits d’intérêts ou de rivalités d’amour-propre, et imputer ces passions et ces mouvements soit aux acteurs du drame soit aux auteurs des documents qui nous l’ont raconté ; rapporter la composition de telle ou telle partie des Ecritures, ou de tout autre écrit portant le titre de religieux, à la fraude ou à l’imposture, à des intentions étrangères à la cause de Dieu et du bien, c’est leur ravir du coup le caractère de pureté qui est la condition indispensable de toute autorité morale, et par là même aussi porter atteinte à l’autorité de ceux qui ont reconnu à ces écrits ou parties d’écrits une origine divine ou seulement une valeur religieuse. Du don d’inspiration et de la fraude, nous disons quant à nous : Ceci tuera cela. Nos réflexions visent encore spécialement la critique actuelle de l’A. T., telle qu’elle est conduite aujourd’hui par Wellhausen et ses disciples, dont plusieurs d’ailleurs, ainsi que le maître lui-même, entendent maintenir la foi à une révélation divine du salut dans l’Ecriture sainte. Mais il y a des hauteurs de synthèse auxquelles notre esprit ne saurait atteindre. C’est ainsi que, par exemple, le mot Maske revient plus d’une fois sous la plume de cet auteur pour caractériser la composition d’écrits avec lesquels Jésus se sentait en communion directe de pensées et de sentimentsq.

q – Voir Revue de théologie et de philosophie, 1883, nos 5 et 6, nos articles intitulés : Wellhausen et sa méthode.

Nous disons par contre que le don d’inspiration, chez les organes de la révélation dont la sainteté n’est que relative, porté même à ce degré d’intensité qui garantit celui qui le possède contre toute chance d’erreur, d’illusion ou de fascination en matière religieuse et morale, n’implique cette immunité et cette infaillibilité que dans les limites tracées par la révélation du salut.

Ce n’est pas ici le lieu, selon nous, d’émettre des pia desideria qui chercheraient leur satisfaction en dehors des données du problème. Nous ne demandons pas ce que Dieu aurait bien du faire ou ne pas faire dans l’intérêt bien entendu de la vérité ; quel était le mode d’inspiration le plus propre à satisfaire nos postulats et nos besoins. La question purement de fait qui se pose à nous est celle de savoir si la Bible que nous connaissons a été donnée à la fraction de l’humanité qui la possède pour la dispenser des féconds labeurs de la pensée, des nobles recherches de l’intelligence sollicitée par le spectacle de la nature et des choses humaines ; s’il y a une solidarité à établir entre l’infaillibilité religieuse des organes de la révélation divine et leur infaillibilité scientifique.

Cette solidarité impliquerait et elle implique au jugement des partisans de l’inspiration plénière que la constatation d’une seule erreur sous la couverture des Livres saints, en matière d’histoire naturelle, d’histoire générale, de philologie, d’une seule contradiction de détails entre deux écrits ou deux passages du même écrit dit inspiré, suffirait à détruire l’autorité religieuse en même temps que l’infaillibilité scientifique du document et de son auteur.

S’il est vrai au contraire que la révélation divine a renfermé son action, durant l’économie présente, dans les limites de l’œuvre du salut, nous avons le droit de dire que la même inspiration qui, là, soulevait ces hommes au-dessus du monde et d’eux-mêmes, les a laissés, ici, livrés, eux, leur personne et leurs pensées, aux opinions collectives, aux chances d’erreur communes, à l’insuffisance de leurs informations et de leurs moyens d’information, à la précipitation même de leurs jugements ; et que, hors des limites que la révélation du salut s’est manifestement tracées à elle-même, l’homme inspiré redevient l’enfant de son peuple et de son temps.

L’exagération opposée consisterait à réclamer de la part des amis de la révélation une attitude d’indifférence et, pour ainsi dire, de détachement absolu, dans les cas si fréquents de contact entre les données bibliques, en particulier, les documents des origines du monde, et les données actuelles de la science. Par le fait que la révélation a été dans son essence un fait historique, éclos au sein de la nature et porté par les lois générales de l’histoire, il n’est pas niable qu’il existe entre les sciences humaines, d’une part, et la révélation du salut, de l’autre, une région limitrophe où des questions d’apparence purement scientifique, celle de l’origine de l’homme, par exemple, engagent des conclusions morales. Ou lorsque l’auteur raconte comme réels des faits anté-historiques, avant de se résigner à accuser son ignorance ou à suspecter sa bonne foi, et de statuer l’incompatibilité absolue entre certaines données bibliques et celles dites de la science, il faudrait s’être assuré, d’une part, que l’interprétation reçue du texte biblique est la seule admissible, et, de l’autre, que les résultats de la science que l’on oppose aux documents bibliques sont souverains et définitifs.

Le même principe, énoncé plus haut, qui renferme l’action de l’inspiration dans les limites tracées par la révélation à elle-même, nous donne le droit d’avancer que toute inspiration religieuse ne porte pas sur la totalité du domaine religieux et moral, et que, sur les parties de ce domaine que la révélation n’a pas encore atteintes, elle peut laisser l’intelligence du sujet au dépourvu. Or il est manifeste que les procédés divins dans l’éducation religieuse et morale de l’humanité étaient différents dans l’Ancienne alliance de ce qu’ils sont dans la Nouvelle, où les progrès du Royaume de Dieu ne s’accomplissent plus par les moyens coercitifs du feu et de l’épée ; et Jésus ne se fit pas faute de signaler à ses disciples cette différence essentielle de procédés entre Elie et lui-même, lorsqu’à l’imitation du prophète, ils voulaient faire descendre le feu du ciel sur leurs adversaires. Sans désavouer Elie, il leur fit comprendre que ce qui était bon alors, faute de moyens supérieurs qui étaient encore réservés à l’avenir, ce qu’il fallait bien, faute de mieux, remettre à l’action du vent, du tourbillon et de la tempête, ne serait plus de mise au temps où passerait le son doux et subtil qui sauve et ne tue pas (Luc 9.54-56).

Il était de même permis à l’auteur du Psaume 137 d’ignorer les triomphes nouveaux et de nature toute spirituelle, que la grâce assurerait un jour à la cause de Dieu sur la terre, les formes sous lesquelles elle manifesterait sa supériorité sur les ennemis de son Règne, et de croire, en de certains moments du moins, que celles qu’il connaissait, étant uniques et définitives, étaient aussi les seules légitimes et les seules efficaces.

Disons que le Dieu d’Israël procédait dans cette période de préparation du salut comme le Dieu des chrétiens procède encore aujourd’hui et sous nos yeux dans la nature, par des manifestations sommaires et collectives de sa puissance et de sa justice, et dès lors, au caractère imparfait et progressif des révélations actuelles et verbales, devaient correspondre les sentiments et les affections personnels de ceux qui en étaient les confidents ou les acteurs.

Or la révélation divine dans l’Ancienne alliance a porté essentiellement sur deux points qui, sur le fond des ténèbres universelles, se sont détachés en pleine lumière : le monothéisme et le messianisme ; et les parties étrangères à ces deux données, et à proportion de leur éloignement de ces deux foyers lumineux, pouvaient rester provisoirement dans l’ombre, chez les organes de la révélation eux-mêmes. Nous comparerions volontiers ce qui se passa là à un brandon de feu traversant une chambre obscure, et jetant de tous côtés des étincelles et des clartés, mais sans que tous les coins et recoins du local fussent illuminés également, ou même le fussent pour une part quelconque.

L’on ne saurait nier, en effet, que les intuitions morales non seulement des héros et des acteurs, mais aussi des auteurs de l’A. T., à côté de vues et d’actes admirables et, pour ainsi dire, prophétiques, anticipant et annonçant l’ère des manifestations suprêmes, ne présentent des lacunes et des défectuosités, ne soient affectées de certaines ignorances ou peut-être de certaines erreurs corrélatives aux lacunes intentionnelles des révélations divines accordées à leur époque et à leur endroit. Il est constant que le devoir du pardon des ennemis, des ennemis nationaux en particulier, de la compassion envers les ennemis du Royaume de Dieu représenté durant cette longue période par le seul peuple d’Israël, l’obligation absolue de la véracité, l’immoralité de la polygamie, de l’esclavage et de la cruauté, n’étaient pas encore aperçus soit des acteurs de l’histoire soit des auteurs des écrits, avec la décision et la correction requises d’une conscience chrétienne. Ce qui nous édifie, nous instruit et, le cas échéant, nous reprend dans les exemples de ces anciens hommes de Dieu, c’est la foi qu’ils ont eue au Dieu vivant, le zèle qu’ils ont montré pour sa cause, l’attente opiniâtre qu’ils ont portée et cultivée en eux, à travers les plus cruelles épreuves et les plus écrasants démentis, du salut à venir. Sur les points signalés du domaine moral, les révélations qu’ils avaient reçues, incomplètes comme elles l’étaient, éveillaient plutôt leurs soupirs qu’elles ne contentaient leurs désirs, et le don d’inspiration dont ils étaient les porteurs les a laissés provisoirement à eux-mêmes, comme en matière d’histoire naturelle ou d’histoire générale.

Et quant aux historiens inspirés des révélations du salut, nous nous représentons que ce qui leur fut communiqué d’une façon surnaturelle, ce put être l’idée mère de l’écrit, celle qui devait présider au choix et au groupement des matériaux, à l’élimination des inutilités, et devait se traduire tout du long en norme morale, critique et souveraine des hommes et des événements. C’est en ce qu’ils ont été les porteurs de cette idée supérieure qu’ils ont été au bénéfice du don de l’inspiration, sans qu’il soit entendu que l’appréciation définitive et souveraine de chaque fait particulier fût contenue dans cette donnée supérieure.

Ce qui chez les historiens sacrés des origines du christianisme, chez les auteurs des Evangiles et des Actes, me frappe plus encore que la supériorité avec laquelle ils ont ordonné et exposé la matière, ce qui est à mes yeux une des marques les plus significatives de la sainte inspiration qu’ils ont reçue, ce sont les lacunes mêmes de leurs narrations. Avec une énergie de concentration qui n’a peut-être jamais été égalée, ils ont pratiqué avant la lettre le précepte si juste :

Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire !

Quelle puissance surnaturelle a donc dû retenir ces plumes orientales pour qu’elles ne nous aient laissé qu’un trait de la jeunesse de Jésus-Christ, ou pour s’être arrêtées avant le terme de la carrière des apôtres ! Tant de réserve alternant avec tant d’apparente prolixité : c’en était assez pour déconcerter les critiques allemands, qui, étant habitués à dire sur chaque sujet tout ce qu’ils savent, et même ce qu’ils ne savent pas, ne croient pouvoir imputer le silence d’un auteur qu’à l’ignorance ou au parti pris.

Certaines interprétations de textes de l’A. T. que nous rencontrons sous la plume des auteurs du N. T., doivent-elles être mises au compte des intuitions rabbiniques ou alexandrines ou au bénéfice de l’inspiration surnaturelle, celle-ci une fois reconnue ? En d’autres termes : la présence constatée — triplement constatée en face de pareilles autorités — d’erreurs exégétiques sous la plume des auteurs du N. T. serait-elle à son tour incompatible en soi avec le caractère d’écrits inspirés du Saint-Esprit ?

Constatons d’abord que des fréquentes interprétations données par Jésus-Christ de textes de l’A. T., aucune n’a été sérieusement contestée par personne. Jésus a l’air de se mouvoir en souverain dans ce domaine si vaste et si accidenté.

Quant à l’exégèse des apôtres, il me souvient de l’apostrophe lancée par Beck à ses collègues des universités allemandes : Vous dites que les auteurs du N. T. n’étaient pas des exégètes comme vous ; c’est que vous n’êtes pas des exégètes comme eux ! C’était un sarcasme mérité, mais qui ne terminait pas le débat.

Je crois défendables tous les emplois faits par Paul de textes de l’A. T., dont plusieurs s’élèvent par leur génialité, à la hauteur des interprétations de Jésus-Christ ; et j’irais jusqu’à me porter fort pour la citation la plus menacée, Galates 4.25, après en avoir restitué le vrai texter. Je n’ose en dire autant de toutes les interprétations, si géniales soient-elles encore, que contient l’Epître aux Hébreux. Que conclure ? Ceci, selon nous : que les interprétations de textes de l’A. T. n’apparaissant jamais dans la bouche ou sous la plume des apôtres qu’à titre d’arguments auxiliaires, la caducité de tel d’entre eux, une fois bien prouvée, ne saurait non plus invalider l’autorité de l’écrivain du N. T. dans les révélations qui lui sont propres.

r – Au lieu du texte qui a passé dans la Version d’Ostervald : Τὸ δὲ Ἅγαρ Σινᾶ ὄρος, lire Τὸ γὰρ Ἅγαρ Σινᾶ ὄρος ἐστὶν ἐν τῇ Ἀραβίᾳ, qui indique seulement une communauté locale entre Agar et le mont Sinaï.

Une question connexe à celles que nous venons de traiter et qui se rattache à notre sujet général des limites de l’inspiration, est celle de la présence d’éléments légendaires mêlés aux produits purs et authentiques de l’inspiration religieuse ; et sans nous prononcer sur la présence d’éléments semblables dans les écrits bibliques, même réputés documents de la révélation, nous n’avons pas osé statuer en principe entre la révélation et la légende la même incompatibilité qu’entre la première des deux et le mythe.

L’intérêt principal de la question réside dans la mention dans nos documents bibliques, et tout spécialement dans les parties historiques de l’A. T., des miracles que nous appellerons excentriques, c’est-à-dire ceux où la dépense de surnaturel paraît, pour ainsi dire, disproportionnée à l’effet visé et produit. Il ne suffit donc pas pour la justifier de demander si Dieu n’a pas été capable de les faire ; il est trop évident que si Dieu a eu la puissance de créer l’espèce ânesse, il avait de quoi faire parler un individu de cette espèce, et nous répéterions ici le mot de Jean Jacques : Il fallait être hébreu pour demander si Dieu pouvait dresser des tables dans le désert. Mais le lecteur le plus respectueux de l’Ecriture sainte se défendra difficilement de la réflexion qu’il est des scènes bibliques qui nous présentent des dérogations au cours naturel des choses et des violations des limites naturelles des êtres d’autant-plus violentes et désordonnées que, considérées dans la situation particulière où l’une ou l’autre se produit, elles paraissent plus gratuites.

Les trois miracles dits excentriques qui ont été de tout temps les thèmes les plus fréquents des railleries des adversaires des révélations bibliques et l’occasion des plus sérieux embarras pour ses défenseurs, sont le discours de l’ânesse de Balaam, l’arrêt du soleil à l’ordre de Josué, et le séjour de Jonas dans le ventre d’un poisson, baleine ou cachalot.

La citation faite par Jésus-Christ (d’ailleurs d’après la seule version de Matthieu 12.40 ; comp. Luc 11.32), laisse, selon moi, libre cours aux deux interprétations du livre de Jonas, dont l’une y voit une parabole et l’autre une histoire réelle. En rapportant, d’après le Galignani Messenger du 14 août 4891, l’étonnante aventure du marin James Bartley, le Journal de Genève, qui n’a pas l’habitude de s’emballer, et qui n’a d’ailleurs inséré aucun démenti, aura tout à la fois comblé de joie les partisans de l’interprétation réaliste, et couvert de confusion « aucuns brouillons » (comme les appellerait Calvin), qui soutenaient que le gosier d’une baleine était trop petit pour livrer passage à un corps d’homme.

L’ordre donné par Josué au soleil de s’arrêter ne décidait pas plus en faveur de la fixité de la terre que nos formules courantes : Le soleil se lève ou se couche, et nous laisse toute liberté encore d’introduire une cause, approuvée par la physique moderne, d’un prolongement de cette journée historique, de l’issue de laquelle devait dépendre un jour le sort de l’humanité tout entière. Et s’il fallait aller jusqu’à admettre plus qu’un simple phénomène de réfraction, un ralentissement du mouvement de rotation de la terre sur laquelle s’apprêtait à descendre le Fils de Dieu, je trouverais encore ce miracle-là moins incompréhensible que celui de l’incarnation.

M. F. de Rougemont a fait de grandes dépenses d’érudition dans son Peuple primitif pour retrouver dans les traditions des peuples les souvenirs de cette journée exceptionnelle. Dans Christ et ses témoins encore, il allègue en faveur de l’interprétation réaliste le fait que l’ordre d’arrêt de Josué s’adressait au soleil et à la lune. Keil lui-même ne s’est pas, dans le cas particulier, mis en frais d’harmonistique, et il a prétendu ne voir dans Josué 10.12, qu’une citation faite par l’auteur du poème du Droituriers.

sKommentar über das Buch Josua, 1847.

Le plus réfractaire certainement des récits de miracles bibliques aux tentatives apologétiques reste Nombres 22.28 ; et en repassant tout ce que la fameuse ânesse a déjà valu de sarcasmes à la Bible et à ses lecteurs, de faciles triomphes aux esprits forts de tous les étages ; en considérant aussi la disproportion manifeste existant entre le prétexte offert et l’édification procurée, je me suis plus dune fois dit à moi-même (dans mes mauvais moments) : Ce savant animal a perdu là une belle occasion de se taire ! Et ce que je lui reprochais encore le plus était d’avoir détourné l’attention de la chrétienté des sublimes et merveilleux oracles proférés par son maître ! (ch. 23 et 24).

Nous n’avons pas ici à nous prononcer pour ou contre la réalité du fait ; nous n’avons à énoncer qu’un principe, savoir que s’il fallait admettre ici une légende, supposer l’introduction dans le texte d’une glose postérieure, réduire le prodige dont l’ânesse fut l’héroïne à un fait de pressentiment animal, si la preuve nous en était faite, il n’en résulterait pas que « notre foi serait vaine et que nous serions encore dans nos péchést »!

t – Il est digne de remarque que l’histoire de l’ânesse de Balaam n’est rappelée dans le N. T. que dans Jude 1.11 et 2 Pierre 2.10.

Au milieu des nombreux miracles, bienfaisants ou utiles, étant donnée chaque situation particulière, que nous rapporte l’histoire biblique, je crois pouvoir dire qu’il n’en est que deux absolument nécessaires, avec lesquels se pose pour le salut la question d’être ou de n’être pas, et dont la négation exclut de la croyance chrétienne : c’est la résurrection corporelle de Jésus-Christ qui a commencé son existence céleste, et la résurrection future des élus qui terminera cette économie (1 Corinthiens 15).

Mais si l’intensité de l’inspiration chez les écrivains bibliques a des limites qu’il n’est pas impossible d’esquisser, ce fait même suppose qu’elle ne revêt pas à toutes les époques et chez tous les sujets des modes uniformes ; qu’elle s’accommode, suivant ces époques et suivant l’individualité de ces sujets, au degré de réceptivité que lui offre la nature humaine, chez les agents même de la révélation. C’est de ces différences de réceptivité aux époques successives de la révélation, ou à chacune de ces époques, chez les organes divers de cette révélation, plus ou moins accessibles à elle ou accessibles à elle de différentes manières, c’est, dis-je, de ces diversités individuelles et collectives que dérivent les différents modes de l’inspiration qui feront le sujet de notre chapitre suivant.

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