Théologie Systématique – I. Méthodologie

MÉTHODOLOGIE

Si la théologie est la science qui a pour objet le fait chrétien, la Méthodologie des sciences théologiques est la science de cette science.

Remarque

Que la théologie soit cela, c’est ce que nous admettons provisoirement à titre d’axiome. Car comment supposer un seul instant que la théologie ne traite pas principalement du Christianisme et de la foi chrétienne ? Nous affirmons d’ores et déjà au nom du bon sens, et en attendant, s’il en est besoin, une démonstration ultérieure, que la théologie est la science du fait chrétien ou qu’elle n’est pasa.

a – Voir sur cette question préliminaire, notre article intitulé : De la place de la théologie dans l’ensemble des sciences. Chrétien évangélique, Décembre 1880.

Mais la théologie, telle que nous venons de la définir, elle et son objet, est-elle réellement une science ? peut-elle en être une ? Y a-t-il un rapport possible, n’y a-t-il pas incompatibilité absolue entre ces termes : science et foi, et ne commettons-nous pas une véritable incongruité en les réunissant dans l’expression : science de la foi ?

Et en effet, parmi les questions débattues dans le domaine de l’intelligence, et qui se posent toujours à nouveau devant chaque génération, depuis que la foi est devenue une puissance sur la terre, il n’est pas de problème qui ait plus travaillé l’humanité pensante, que celui du rapport de la science et de la foi. Depuis, dis-je, le jour où la science illicite fut promise à l’homme en ces termes : « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal, » et cet autre jour où « Abraham crut à Dieu et où cela lui fut imputé à justice, » l’on peut dire que l’antagonisme a duré, s’est perpétué à travers même les ténèbres du moyen âge, entre ces deux forces humaines, et est allé croissant jusqu’à aujourd’hui.

Tantôt, et c’est là en particulier une des tendances du temps actuel, les deux termes sont opposés l’un à l’autre d’une manière absolue, et cela tour à tour au profit de la science ou à celui de la foi. Dans le premier cas, l’on dit que la science repousse sa rivale, que les progrès de l’une marquent les déclins successifs de l’autre, que celle-ci n’est qu’un pressentiment toujours en partie inconscient et désordonné des résultats lucides et authentiques obtenus par la raison de l’homme ; que la foi, c’est-à-dire la superstition, diminue de tout ce dont s’accroît le savoir.

« La foi, dit M. Rambert dans la préface de son livre sur les poésies de Vinetb, s’efface devant le savoir, de la même façon qu’une vague lueur pâlit devant une lumière réelle.

b – Nous citons ce passage comme le spécimen d’une opinion, et sans avoir à décider si l’auteur signerait encore les paroles que nous transcrivons. Il ne les a pas retirées expressément, à notre connaissance du moins, bien que dans ses travaux plus récents sur Vinet, il semble s’être personnellement rapproché du génie de son héros. Nous ne nous expliquerions pas autrement qu’il eût pu pénétrer cette âme et cette vie avec cette perspicacité et nous les rendre avec un tel succès.

Ce fait si simple, continue-t-il, n’est pas compris de tout le monde. Au dire de quelques personnes, les lumières de la foi seraient plus vives que celles du savoir. Il y a là une illusion d’optique facile à expliquer. Le savoir procède de l’intelligence. La foi participe de la nature des mobiles qui agissent sur la volonté. Il y a de la passion dans la foi ; on s’y attache avec ferveur, et c’est cette ferveur que l’on prend pour de la certitude. Néanmoins l’histoire prouve que lorsqu’il y a eu conflit entre le savoir et la loi, le savoir a toujours eu le dernier mot ; il a pour lui le temps qui dissipe les illusions.

On peut envisager le savoir comme maître d’un petit domaine enclavé dans le vaste empire de la foi. Ce domaine s’agrandit. Chaque jour le savoir s’annexe quelque province conquise sur l’empire de la foi. Finira-t-il par l’absorber tout entier ? A première vue, on pourrait croire que ce n’est qu’une question d’années ou de siècles, mais en y réfléchissant, on se convaincra que le savoir n’a pas beaucoup plus de chances d’atteindre aux limites de la foi qu’un homme n’en aurait d’atteindre aux limites de l’espace en marchant toute sa vie ou même pendant un nombre illimité de vies.

C’est que réellement il n’y a aucune limite, si reculée soit-elle, aux visées de la foi. Elle se plaît aux profondeurs où ne pénètre pas le moindre rayon de lumière de la science. »

Nous n’examinerons pas à ce propos s’il n’y a pas aussi une ferveur scientifique peu propice à l’impartialité ; si le savoir soi-disant neutre et désintéressé n’a pas aussi ses fanatismes. Nous notons en passant l’aveu de l’auteur qu’il y a pourtant des domaines de la foi inaccessibles à la science, et que celle-ci par conséquent ne saurait s’annexer, puisqu’il ne lui est pas même donné d’y mettre le pied. Mais le passage précité nous intéresse avant tout comme un des manifestes du parti qui statue l’opposition de la science et de la foi, et résout le conflit entre elles aux dépens de la foi.

Cette solution qui est régnante aujourd’hui, n’est que le résultat de la réaction provoquée par son extrême contraire, dont la loi de la solidarité qui unit les pères aux enfants, nous condamne à subir les contre-coups. Ceux qui aujourd’hui ont juré de faire évanouir la foi devant la science, ne sont que les imitateurs des siècles et des écoles qui d’une façon tout aussi injuste, avaient entrepris d’asservir la science à la foi, tout en attachant d’ailleurs ce dernier nom à des convictions imposées par une autorité extérieure et armée d’une force coercitive. C’est ainsi que dans le moyen âge, la philosophie, en sa qualité de représentante de toutes les sciences humaines, avait reçu l’épithète d’ancilla theologiæ. On eût mieux fait encore de dire : serva theologiæ, alors qu’une tradition anxieuse prétendait tracer à l’histoire de l’humanité et de la nature, les limites étroites et rigides dans lesquelles la science et la foi étouffaient toutes deux ensemble.

Un troisième parti s’est présenté, et dès le moyen âge déjà, aux esprits opportunistes qui répugnent à trancher définitivement les débats : celui de conserver la dualité des termes, tout en statuant l’indépendance mutuelle des choses qu’ils signifient. Que la science et la foi, dit-on, s’ignorent donc l’une l’autre ; que chacune des deux se renfermant dans son isolement respectif, assiste sans dédain comme sans fanatisme au travail de production de l’autre ; que même les représentants des deux partis puissent se contredire sur le même fait sans conséquences, et sans se croire obligés de procurer entre ces données divergentes des conciliations inutiles ou illusoires.

La part de raison qu’il nous sera permis de reconnaître à cette manière de voir, c’est que toutes les questions et toutes les vérités ne sont pas accessibles en tout temps, en tout lieu, ni à tous. Il y a dans le grand banquet de l’existence le lait pour les enfants et la viande pour les forts. Parmi les hommes enseignés, il y a les mineurs et les infirmes, auxquels il serait inutile et par conséquent nuisible de présenter sans la préparation voulue certains résultats, parussent-ils même définitivement acquis, de la critique historique :

Maxima debetur puero reverentia,

a dit le poète païen ; et le même précepte de discernement qui n’est qu’un précepte de charité, recommandé par l’Apôtre dans l’usage des aliments (Rom.14.15-20), trouvera maintes fois son application dans la dispensation des doctrines.

Mais ce qui n’est pas admissible, c’est que les précautions nécessitées dans la divulgation des résultats scientifiques par l’infériorité spirituelle de quelques-uns, soient interprétées comme des aveux de la défiance que la science s’inspirerait à elle-même, ou bien encore que telles recherches légitimes, utiles et nécessaires à la bonne organisation du corps tout entier, soient d’avance frappées de suspicion, et pour ainsi dire mises sous séquestre, à raison des périls qu’elles pourraient vous faire courir, ou de l’inutilité que vous leur attribuez. Que de gens en effet qui sans s’être donné la peine ou sans avoir eu le temps d’examiner d’autres données que celles de leur propre lui, sans oser d’ailleurs nier absolument le droit à l’existence de bien des faits situés en dehors du domaine de leurs certitudes immédiates, interdisent à toute question d’apparence hétérogène l’accès de la retraite où s’est renfermée leur pensée.

Mais on aura beau faire : les questions se posent et se poseront, et leurs solutions diverses finiront par rejaillir en dedans des clôtures les mieux jointes. A vouloir prévenir à tout prix le choc en retour du savoir sur la croyance en empêchant leur rencontre, on ne réussit souvent qu’à engendrer le scepticisme qui est la scission de la vérité en deux ou plusieurs fractions. Déjà l’on entend du bord opposé parler d’une vérité scientifique ou théologique, qui serait distincte de celle qui sauve les petits et les humbles, et s’ajusterait, sans rien perdre de sa légitimité, aux différents états des esprits. Déjà s’annonce la prétention et l’effort de morceler la vérité religieuse et morale, à l’instar des idoles offertes à la dévotion populaire. Mais la vérité répond à tous ces opérateurs de droite et de gauche qu’elle est et veut être une, universelle, inviolable dans tous ses ordres et à tous ses degrés ; et avec un penseur chrétien, nous ajoutons à l’adresse de tous ses défenseurs maladroits, qu’en aucun cas, il ne saurait y avoir de vérité contre la vérité !

A ces débats suffisamment irritants, se sont ajoutées les disputes de préséance entre la philosophie et la théologie ; et aujourd’hui même, la lutte pour l’existence s’est engagée entre la théologie et la philosophie d’une part, taxées toutes deux ensemble d’idéalisme et de métaphysique, et les sciences dites exactes de l’autre. Disons plutôt que l’antique querelle de la science et de la foi s’est rallumée dans une enceinte plus restreinte et sous des espèces plus concrètes.

L’objet de la discussion varie en effet, et se déplace sur le grand théâtre où s’agite la pensée humaine. Le doute porte plus haut et plus loin, puisqu’il va s’attaquant aux éléments même de la religion et de la morale. C’est aujourd’hui la croyance à l’existence de l’esprit, à la dualité des substances qui est allée rejoindre, au jugement d’hommes toujours plus nombreux, les antiques phénomènes des religions révélées, et toute philosophie qui part de ces prémisses élémentaires, toute métaphysique affirmant un fait supersensible quelconque, est proscrite du rang des sciences au même titre et avec le même empressement que celles qui se réfèrent à des témoignages réputés surnaturels. Le positivisme contemporain s’oppose tout ensemble à la philosophie spiritualiste, à la théologie et aux religions, comme la science à la foi. Devenu aussi exclusif à son tour que la philosophie et la théologie avaient pu l’être, il n’admet pas d’autre objet de la connaissance que les faits sensibles, seuls qualifiés de réels, ni d’autre science que l’histoire naturelle.

Il nous paraît, quant à nous, que le πρῶτον ψεῦδος de toutes ces rivalités a consisté à considérer la science et la foi comme deux quantités absolues, deux personnes morales indivisibles, et susceptibles par conséquent d’être opposées comme deux termes exclusifs l’un de l’autre. Dans ce partage, les uns se rangent sans discussion préalable du côté de la science, au compte de laquelle ils portent résolument leurs recherches, leurs études, leurs opinions, leurs doutes même et leurs ignorances. Placés sous leurs propres auspices, leur science et eux-mêmes sont devenus la science. Les autres ont à se ranger modestement ou sont rejetés avec plus ou moins de compassion du côté de la foi.

Cette distribution de rôles nous paraît contraire à la réalité des faits aussi bien qu’à la justice, soit que nous considérions le sujet auquel sont attribuées soit la science soit la foi, ou les objets et les domaines auxquels ces activités s’appliquent.

Quant au premier point, nous consultons que les deux termes en présence désignent deux facultés humaines que l’on ne saurait rencontrer qu’à l’état fragmentaire chez l’individu ; que parler de la science et de la foi, c’est une façon brève de désigner la science d’un homme particulier ou la foi d’un homme particulier, mais qu’aucun individu humain ne saurait être qualifié ni tout savant, ni tout croyant.

D’autre part, disons-nous, les objets et les domaines auxquels ces facultés s’appliquent, ne sont jamais si bien séparés les uns des autres que nous puissions reconnaître d’un côté une science réellec, issue tout entière de la raison pure et isolée de toute donnée de l’ordre phénoménal ou de l’ordre moral ; et de l’autre, une religion n’offrant à l’homme que des objets à croire sans aucun appel fait à sa raison ou à ses sens.

c – Portant sur des choses concrètes.

Sans prétendre préjuger la question qui va être débattue, celle de savoir si la théologie est une science, tous conviennent qu’elle est, à tout le moins, dans un domaine particulier et à déterminer plus tard, un ensemble de connaissances. Au-dessous même de la théologie, il est évidemment nécessaire qu’il y ait des notions précises ou non, vraies ou fausses, pour former ce qu’on appelle une religion. A plus forte raison, le Christianisme, qui est avant tout, sans doute, un fait et une vie, mais qui contient une doctrine relative à ce fait, a-t-il dû s’adresser à l’intelligence de ses sectateurs en même temps qu’à leur cœur et à leur volonté. La théologie ne représente dans l’ordre religieux que le degré supérieur de cette élaboration intellectuelle. Elle se l’apporte évidemment au fait qu’elle renferme et qui lui a donné naissance, comme la conscience complète de l’être à l’être lui-même. Ce sera à tout le moins le fait défini quant à sa nature, ses parties, ses limites, ses origines. Mais à aucun degré, il ne saurait y avoir de connaissance religieuse sans foi, pas plus qu’il n’y a de foi qui ne soit accompagnée et même formée d’une certaine connaissance religieuse.

Tel sera en effet le premier résultat que nous nous efforcerons d’établir. Nous rechercherons dans une première section, d’une manière tout à fait générale, et en suivant l’ordre génétique de nos connaissances, les rapports mutuels de la faculté de savoir et de celle de croire dans la production de toute connaissance réelle. Le résultat obtenu sera de fixer, si nous réussissons dans notre propos, la place et le rôle de la foi jusque dans le domaine plus spécialement dévolu à la science ; dans les sciences physiques et naturelles, couronnées elles-mêmes par cette branche du savoir humain si justement appelée métaphysique — ; et en même temps, la place et le rôle du savoir jusque dans les domaines plus spécialement attribués à la foi : la religion et la théologie.

Nous protesterons, chemin faisant, contre le préjugé régnant, selon lequel l’objet de la science ne serait que le fait sensible et matériel, comme s’il n’y avait pas des faits, c’est-à-dire des réalités supersensibles, rationnelles ou morales, et par conséquent des sciences dignes de ce nom ayant pour objet ces réalités et ces faits.

Nous tirerons de ces prémisses une première conclusion importante : c’est que la théologie est une science au même titre et du même droit que toute autre, en ce qu’elle ressemble à toute autre science par une méthode commune à toutes, et qu’elle n’en diffère, comme d’ailleurs toutes les autres sciences les unes des autres, que par l’objet qui lui est propre.

Nous répondrons ainsi tout ensemble à ceux qui voudraient avilir ou annuler la théologie, en l’excluant d’un domaine où elle est chez elle tout aussi bien que la physique et la philosophie, et à ceux qui pensent au contraire lui faire honneur en la mettant hors de pair, en lui attribuant des procédés, des règles et des droits d’exception.

Nous dirons 2° : Etant donnés le rang et le rôle de la théologie dans l’organisme des sciences humaines, quel est spécialement le rang et le rôle de la Théologie systématique dans l’ensemble des disciplines théologiques ? — et 3° : Quelles sont les principales divisions de la Théologie systématique elle-même ?

Cette marche concentrique de notre exposition donnera naissance aux trois articles suivants :

  1. Du rapport de la théologie aux autres sciences.
  2. Du rapport de la Théologie systématique aux autres disciplines théologiques.
  3. Du rapport mutuel des parties de la Théologie systématique.

Remarque

L’ordre des parties que nous venons d’indiquer, le relief que nous donnons dans le plan de cette Section à la Théologie systématique, et spécialement la transposition dans un article troisième et final de la définition de ses parties, ne se justifieraient pas sans doute dans un exposé autonome d’encyclopédie, dont toutes les sections seraient proportionnées les unes aux autres à raison de leur valeur intrinsèque. Mais cette disposition nous était commandée par le caractère introductif de notre Méthodologie dans un plan d’ensemble, dont toutes les parties convergent vers la Théologie systématique.

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