Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

Section I
De l’essence de l’Etre divin, ou de la définition biblique de Dieu

Nous appelons l’essence divine : ce à raison de quoi l’Être divin est ce qu’il est, et non pas autre.

Mais qu’est-ce que Dieu est ? Quelle est la définition vraie qui répond, non plus à la question toute formelle : Qu’est-ce que l’essence divine ? mais : Quelle est cette essence ?

De tout temps, nous l’avons vu, l’homme a cherché à déduire l’idée de Dieu des prémisses et des catégories de son esprit, et par une sorte d’ascension logique partant de son moi, de sa raison ou des données de son expérience, à atteindre la notion et la formule de l’Être des êtres. Mais de tout temps aussi, ces tentatives ont été frappées d’insuccès, et il s’est toujours trouvé que toute définition de Dieu issue d’en bas par voie d’induction, au lieu d’être puisée dans les révélations que Dieu a données de lui-même, ou bien est restée vide et purement formelle, si elle a été obtenue sans vice de méthode et sans pétition de principe ; ou, si elle était substantielle et concrète, elle n’a pu le devenir qu’au prix de la logique et de la correction de la méthode.

Définir, par exemple, Dieu comme l’Être, c’est prononcer une identité pure et simple, puisque le mot être à son tour ne peut être déterminé que par le sens du mot Dieu, et que selon que l’on conçoit Dieu, on conçoit l’être lui-même.

On n’ajoute rien non plus à la notion de Dieu en le définissant comme l’Être parfait, car la perfection n’étant qu’un rapport entre deux termes, la qualité de parfait attribuée à Dieu ne saurait avoir d’autre élément concret que celui que je rattache spontanément aux déterminations même de l’essence divine ; et par conséquent le terme de perfection comme celui d’être, ou bien sera vide et formel, ou il n’aura d’autre valeur que celle que j’y aurai introduite.

On peut dire avec Cremerl que le mot Dieu lui-même est un prédicat, et ne devient nom propre que dans la révélation.

lDogmatique inédite.

Il n’est rien de tel pour se réconcilier quelque peu avec la langue de Ritschl que de lire celle de ses adversaires ; et ce sera le moindre de ses torts aux yeux de la postérité que d’avoir discrédité ces constructions dialectiques, ces Babels de la pensée, où l’on suit une idée s’élevant en spirale d’une base hypothétique vers un faîte transcendantal. Dans son opuscule : Theologie und Metaphysik, il se raille de la définition que Franck donne de Dieu comme de l’Absolu, et en général de l’emploi que l’on fait en théologie de ce dernier terme : « Cette chose sans qualité… cette idole métaphysique … dont on fait l’appui de la religion… pour y accrocher après coup la personnalité et l’amour ». Il fait remarquer avec raison que le mot absolu, qui d’après son étymologie signifie : ce qui est détaché (was abgelöst ist), appelle un second terme, et ne se soutient point lui-même. Mais il va jusqu’à en proscrire l’usage, ce qui est une exagération opposée.

Nous ne voudrions pas mériter derechef d’être taxé d’injustice à l’égard de Franck, dont les ouvrages et l’enseignement sont si hautement appréciés. Aussi bien ne croyons-nous lui faire aucun tort en constatant que les schématismes de sa pensée et ses procédés de raisonnement différent entièrement des nôtres. Nous lui aurions souhaité tout au moins de faire plus de cas dans la seconde édition de son System der christlichen Wahrheit, des critiques adressées à la première. Que peut signifier, je vous le demande, à quelle réalité transcendante peut bien se rapporter la distinction supposée dans l’essence divine entre l’absoluité divine : das Aus und Durch und Fürsichsein, et la personnalité : die Selbstbewusstheit in der Selbstmächtigkeit, et comment concevoir un seul instant un être étant de, par et pour lui-même, sans le concevoir eo ipso se déterminant soi-même dans la conscience de soi ? Et comme l’auteur devra reconnaître lui-même que l’absoluité, si ce n’est au sens panthéiste, ne se conçoit pas sans la personnalité, nous avons le droit de lui demander de quel droit il les a distraites l’une de l’autre, pour en faire les sujets de deux chapitres successifs, se condamnant fatalement ou à fausser dans le premier la notion de l’absolu, sauf à la rectifier dans le second, ou à répéter dans le second ce qu’il avait dit dans le premier. Nous retrouvons donc ici le procédé dont nous nous étions déjà plaint dans notre premier volume, et qui consiste à créer des difficultés, semble-t-il, à la seule fin de les résoudre.

La définition la plus élémentaire du vrai Dieu qui nous soit fournie par les témoignages de la révélation, c’est que l’Être parfait n’est ni l’idée absolue, ni non plus la volonté pure isolée de l’intelligence, la volonté pour elle-même, mais la volonté absolue unie à l’intelligence absolue, en un mot : la Personnalité absolue, douée tout à la fois du pouvoir de se déterminer absolument soi-même, et de la conscience absolue de soi-même. Cette conscience absolue de soi-même consiste dans la pénétration absolue de l’Être divin par l’intelligence divine, et c’est en quoi Dieu est défini comme φῶς (1 Jean 1.5).

Contrairement à l’axiome du panthéisme : Omnis determinatio est negatio (Spinosa), l’apologétique chrétienne établit que cette définition de Dieu comme de la personnalité parfaite ou absolue, n’implique aucune contradiction, et elle repousse l’incompatibilité supposée entre les termes : personnalité, d’une part, perfection, de l’autre. Nous disons même que cette incompatibilité prétendue se résout par les simples ressources de la logique pure. Le sophisme du panthéisme qui conteste que l’Être parfait puisse être personnel, parce que la personnalité est une détermination, et que toute détermination serait une négation, réside en ce qu’il méconnaît qu’une détermination du sujet posée par le sujet lui-même, n’est point limitative, mais au contraire augmentative du sujet. Car si la personnalité finie, est à la fois porteur d’une infinité d’éléments et relativement déterminée, ne possédant que dans certaines limites le pouvoir de se déterminer et de se connaître soi même, l’Être que nous définissons comme la Personnalité absolue ou parfaite, sera tout ensemble la personnalité la plus riche et la moins déterminée ; porteur d’un nombre infini de déterminations, en tant qu’être individuel, mais absolument libre à l’égard de toutes, en tant que personnalité absolue.

Il résulte de notre définition de la personnalité divine que, se déterminant souverainement elle-même, elle a le pouvoir de poser à côté d’elle des êtres, personnels ou impersonnels, qui ne soient pas elle. Et la présence de ces êtres autres que Dieu ou même opposés à Dieu, ne contredit pas plus le caractère de perfection que nous attribuons à l’Être divin que ne le fait le mode personnel que nous attribuons à sa propre existence, puisque cette limitation de la personnalité divine par d’autres êtres qu’elle, consentie souverainement par elle, ne subsiste également que par elle.

Nous croyons donc que Franck, par exemple, exagère l’expression d’une idée juste en déclarant que le caractère de l’absoluité divine exclut non seulement la présence d’autres dieux, « mais même l’existence d’une réalité quelconque hors de Dieu, fût-elle destituée du prédicat de l’absoluitém ». Bien que l’auteur se réserve d’accorder en temps et lieu cette affirmation avec la doctrine biblique et théiste de la création, nous croyons que, prise dans son sens naturel, elle l’exclut d’avance.

mSystem, tome I, page 125.

L’Ecriture confirme si bien cette notion de l’Être divin, qui nous était déjà fournie par la révélation naturelle, qu’il n’est pas même nécessaire de nous mettre à ce sujet en frais de démonstration. L’Ecriture oppose à l’athéisme, qu’elle traite de folie, la doctrine qu’il y a un Dieu (Psaumes 14.1) ; contre le panthéisme qui confond Dieu et le monde, elle nous enseigne le Dieu vivant, qui non seulement pense, mais qui parle et qui veut (Genèse 1 ; Actes 14.15) ; et en opposition au polythéisme, elle nous révèle le Dieu unique (Deutéronome 6.4 ; 1 Corinthiens 8.6).

Il incombe à la Théologie biblique de montrer que, sans refuser aux dieux des payens une réalité de fait (comp. Exode 12.12), l’Ancien Testament leur dénie l’essence divine (Exode 20.3-11). Ce sont des Elilim, des néants confondus avec leurs propres images (Lévitique 19.4 ; 26.1). Ils existent comme êtres et même comme puissants, Schedim, mais non pas comme divins (Deutéronome 32.17). Ce sont des démons qui se font encenser sous le pseudonyme de divinités (1 Corinthiens 10.19-20).

C’est cependant cette définition même de Dieu comme la personnalité suprême, l’Être absolument voulant et absolument conscient, se posant et se pensant absolument lui-même, cette définition résultant tout ensemble des révélations naturelles et des révélations scripturaires, qui suscite quelques-unes de ces dualités formidables que nous avons pressenties et annoncées ; et nous aurons à constater, pour la première fois et non pour la dernière, le fait singulier que deux termes postulés chacun par notre raison en même temps qu’ils s’imposent à notre foi, sont rebelles à toute tentative de synthèse, et que, tout en les retenant tous les deux, nous nous voyons réduits à les laisser à l’état de dualités irrésolues.

Nous formulerons comme suit ces dualités irréductibles, dont nous comptons trois :

  1. Le rapport de l’essence divine à l’existence divine ;
  2. Le rapport de l’essence ontologique à l’essence morale ;
  3. Le rapport du principe égotiste au principe communicatif dans la nature divine.

En d’autres termes, nous avons à traiter dans les trois articles de cette première section :

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant