Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

2. De la spontanéité de l’acte créateur

Nous opposons ce caractère à toute nécessité physique ou morale qui serait censée inhérente à l’acte créateur, et en vertu de laquelle la raison d’être du monde, spécialement la raison de l’acte créateur qui y est comprise, aurait été en quelque façon déterminante pour l’activité divine dans le temps et dans l’espace.

Le trait commun à ces deux suppositions d’une nécessité physique et d’une nécessité morale de l’acte créateur, est que l’une et l’autre font de l’existence du monde le complément de l’existence divine. Elles se distinguent en ce que, dans un cas, cette raison déterminante est placée dans l’essence ontologique de l’Être divin, de telle sorte que l’existence du monde serait immédiatement donnée avec l’existence divine ; dans l’autre, la raison d’être du monde est placée dans la perfection morale de l’Être divin, ou dans l’un ou l’autre des attributs qui y sont renfermés. Or il est évident que la nécessité morale, telle que nous venons de la définir, serait en Dieu aussi contraignante et aussi absolue, quoique d’un autre ordre, que la nécessité dite physique, logique ou ontologique.

La nécessité physique de l’acte créateur, statuée par le déterminisme à tous ses degrés, est déjà exclue par les principes du théisme, tels qu’ils sont exposés dans notre Partie fondamentale, ainsi que par les conclusions de notre section précédente. Soit en effet qu’il retienne la personnalité divine ou qu’il la rejette, le déterminisme, qui ne reconnaît pas la transcendance de l’Être divin, lui dénie à plus forte raison la spontanéité de faire ou de ne pas faire.

Les définitions de la toute-puissance divine et de la création, rapportées précédemment d’après Schleiermacher et Rothe, se rattachent à ce point de vue, et impliquent que l’existence du monde est le complément de l’existence divine. De même, dans le chapitre de la création, Schleiermacher exclut expressément de la notion de la liberté divine l’alternative de créer ou de ne pas créer le monde.

Mais après avoir rejeté, au nom du principe du théisme, l’idée d’une nécessité physique de la création, on peut, disons-nous, sans contredire ce principe, maintenir une raison déterminante de l’acte créateur, que l’on rattachera soit à la sainteté, soit à l’amour divin : alternative accessoire sur laquelle nous n’avons plus à nous prononcer.

Martensen nous donnera un exemple de la supposition de cette nécessité morale de la création.

« Comme Dieu est amour, dit Martensen, il ne peut s’enfermer en soi-même comme Dieu « des idées », mais doit se déterminer comme Dieu des esprits, comme dominateur de la multitude des vivants, comme Esprit dans le règne des esprits et des âmes où il veut préparer sa demeure… Si l’on peut dire que Dieu crée le monde pour satisfaire un besoin en soi-même, nous devons, conformément à la notion de l’amour, reconnaître avec tout autant de vérité que ce manque est en Dieu une plénitude (Uberfluss). Car ce manque n’est pas, comme dans le Dieu du panthéisme, l’aveugle avidité de l’être, mais il est une seule et même chose avec l’incommensurable richesse de la liberté qui ne peut faire autrement que de vouloir se manifester. Il est évident, à ce point de vue, qu’il y a un sens selon lequel nous nions que Dieu soit Dieu sans le monde, et qu’il y en a un selon lequel nous l’affirmons. »

Les citations que nous avons faites du grand ouvrage de Ritschl dans notre Partie fondamentale, nous autorisent à rattacher son nom à l’opinion qui est l’objet de notre critique actuelle. Nous hésitons, en revanche, à placer Rothe dans ce groupe, bien que dans la citation de sa dogmatique rapportée plus haut, il paraisse faire de l’amour divin le facteur déterminant de l’acte créateur ; car il est trop évident que le mot amour est distrait ici de son usage ordinaire, et que c’était polarisation de l’Esprit et de la matière qu’il fallait dire.

Beck, par des raisons bibliques, M. Secrétan, au nom de prémisses philosophiques, revendiquent au contraire pour l’Être divin, la liberté absolue de produire ou de ne pas produire : « L’Ecriture, dit Beck, pose comme raison déterminante de la création, non point l’amour, mais d’une manière absolue la volonté de Dieu, le θέλημα, Éphésiens 1.11 ; Apocalypse 4.11. » — « Nous disons création, écrit à son tour M. Secrétan, pour exprimer que l’existence du monde est contingente, et résulte d’un pur acte de volonté, par opposition à toute idée d’une nécessité quelconque inhérente aux perfections divines. »

Mais soit que nous niions ou affirmions cette nécessité morale de l’acte créateur, nous faisons surgir aussitôt devant notre pensée des antinomies qui paraîtront aussi insolubles dans une des alternatives que dans celle qui lui est opposée.

Dans la première alternative, celle où est statuée la liberté absolue de l’acte créateur, nul ne contestera que l’amour de grâce ne soit une des formes du souverain bien distincte des relations trinitaires, lesquelles supposent l’homogénéité des trois hypostases divines, chacune étant à la fois sujet et objet de l’amour des deux autres. Mais ou cette forme du souverain bien, l’amour de grâce, distincte de l’amour hypostatique, a pu rester non réalisée dans l’activité divine externe, ce qui paraît signifier qu’un des postulats de la perfection inhérente à la nature divine, est resté non satisfait ; ou cette forme particulière du souverain bien a été réalisée, mais sans rien ajouter à la perfection divine, ce qui paraît contredire le fait reconnu plus haut, que l’amour de grâce est une forme distincte de l’amour hypostatique.

Mais l’alternative opposée, consistant à statuer la nécessité morale de la création, suscitera des objections plus redoutables encore. Tout d’abord, nous déclarons les deux termes : nécessité morale de la créa-lion et contingence du monde, incompatibles l’un avec l’autre. Car supposer hors de Dieu un objet d’obligation pour Dieu résultant non d’un acte libre de sa volonté, mais de sa nature, impliquerait que la plénitude des relations hypostatiques ne suffit pas au postulat de la perfection absolue, que l’existence du monde est la condition de la réalisation parfaite de la gloire divine, que l’Être divin n’est pas le Bien parfait en lui-même. Et l’obligation suprême, celle d’aimer, se portant sur un être inférieur à Lui, convertirait l’amour divin en une effusion de la nature divine.

Un premier corollaire de l’obligation prêtée à Dieu de créer, qu’elle soit issue des exigences de la bonté ou de la gloire divine, c’est l’obligation pour Dieu de réaliser tous les possibles, car cette loi de perfection morale postulant l’existence du monde ne serait pas moins violée dans le cas où un des possibles serait resté dans le non-être.

Un second corollaire dont nous aurons à examiner, dans le chapitre suivant, le rapport avec l’enseignement biblique, c’est la nécessité d’admettre également l’éternité de la création ; car ayant à créer tous les êtres possibles, Dieu aurait dû les créer aussi éternellement, sinon la loi de perfection postulant la réalisation de tous les possibles eût été également violée pendant toute la durée où une partie des possibles eussent été non réalisés.

Lipsius conclut, selon sa méthode ordinaire, que dans la création divine : « liberté et nécessité sont absolument un, et que l’une et l’autre désignation ne sont que des emprunts faits aux analogies humaines. »

Nous craignons que dans les synthèses de ce genre, ce ne soit le principe de la liberté qui soit sacrifié. Et sans méconnaître la valeur des raisonnements à opposer à la décision que nous allons formuler, nous nous contenterons de l’emprunter à l’Ecriture. Or l’Ecriture se prononce en faveur de la thèse du libéralisme et contre le déterminisme dans les passages, dont plusieurs déjà cités, qui établissent l’absolue indépendance de Dieu à l’égard du monde : Romains 11.35, et proclament comme les principes uniques et suffisants de l’être fini, la divine εὐδοκία (Éphésiens 1.5,9). D’après l’Ecriture, Dieu n’avait besoin du monde d’aucune façon (Actes 17.25) ; et il eût eu le droit de laisser le monde entier ou une partie des possibles dans un éternel néant, sans que la perfection de sa nature physique ou morale en eut été atteinte.

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