Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

3. De la temporalité de l’acte créateur

La matière et les conclusions de ce chapitre ne sont point préjugées par la définition que nous avons donnée précédemment de l’acte créateur, et celle-ci comporte sur le sujet en question les deux conclusions opposées ; car il serait encore licite d’admettre, avec plusieurs théologiens croyants, un fait de création procédant d’un acte à la fois éternel et souverain de la volonté divine.

Nous sommes d’accord sur ce point avec Rothe : « Si l’on se représente la création comme sans commencement, l’intérêt religieux peut paraître profondément affecté par l’apparence qui en résulterait d’une suppression de l’absolue dépendance du monde à l’égard de Dieu. Mais ce n’est là qu’une apparence, comme on peut s’en convaincre déjà par le fait que la notion parallèle d’une création sans limites ne soulève aucune difficulté. Le point qui importe ici n’est pas le fait que le monde ait eu un commencement, mais que Dieu en soit la cause et la cause absolue, et c’est seulement à nos conceptions faussées qu’il peut paraître qu’il y ait connexité entre la priorité temporelle de Dieu à l’égard du monde et sa priorité d’essencem. »

mDogm. 1ter Theil, page 136.

Tout au plus pourrait-on opposer à la thèse de l’éternité de la création des arguments accessoires ne portant pas sur l’essence de l’acte lui-même, comme la difficulté de concevoir la succession et la progression, le mode temporel en un mot, qui paraît inhérent à toute l’existence finie, si celle-ci était en même temps éternelle ; et il ne resterait que de supposer une succession indéfinie des moments de l’existence finie dans l’éternité ante, comme nous la supposons dans l’éternité postn. A cette difficulté qui est grave, on pourrait opposer toutefois cette raison que l’impuissance où nous sommes de concevoir certaines choses ne suffit pas à en exclure valablement la supposition, et qu’il y a bien d’autres cas où, de notre propre aveu, cet obstacle ne suffit pas à nous arrêter.

n – Cf. Kähler, Dogm., Ewigkeit oder Endlichkeit der Welt : « S’il y a, dit l’auteur, un but final du développement de l’humanité, il doit y avoir aussi un point de départ de ce mouvement tendant à sa fin » (page 270).

Si toutefois la thèse de l’éternité du monde ne doit pas être écartée par des procédés dialectiques et aprioristiques, celle de la temporalité de l’acte créateur doit l’être moins encore par des instances du même ordre. Nous rangeons parmi ces dernières les raisons déjà réfutées dans notre Partie fondamentale, que l’on tire d’une incompatibilité prétendue entre l’immutabilité divine et toute vicissitude attachée à l’activité divine, tout acte par lequel Dieu pose un commencement nouveau, passant par là même du mode d’être supratemporel ou éternel dans le mode temporel ou successif.

« Pour autant, dit Schleiermacher, qu’à la notion d’une création dans le temps on allie celle d’un commencement d’activité divine externe, on place par là même Dieu comme un être temporel dans le domaine du changement, et on amoindrit le contraste entre Lui et l’être fini, en compromettant le sentiment d’absolue dépendance. »

Rothe accorde que l’Ecriture sainte paraît condamner la doctrine de l’éternité de la création, et il cite avec raison à l’appui les textes suivants : Psaumes 90.2 ; Jean 17.5,24 ; Éphésiens 1.4 ; 1 Pierre 1.20, qui tous supposent une limite temporelle au-delà de laquelle le monde n’existait point ; puis, dissimulant mal ici les intérêts de son propre système, il se demande s’il faut voir dans ces expressions autre chose que des formes du langage poétique et populaire, inévitables en pareille matière.

Lipsius n’hésite pas à son tour à substituer à la doctrine de la temporalité de la création, le point de vue d’une création éternellement toute-présente du monde temporel et spatial (von einem allgegenwärtigen Schaffen der zeitlichen und räumlichen Welt) ; mais encore ici c’est l’apriori qui décide : « C’est, dit-il, une idée purement sensuelle (nur eine sinuliche Vorstellung), que de ramener la création à un acte une fois fait dans le passé, ou de nommer un premier commencement de la création. C’est au contraire le cours entier de l’existence du monde qui, considéré au point de vue religieux, doit être placé sous la catégorie d’une création sans commencement et sans fin. De même, la supposition d’actes de création particuliers et temporellement distants les uns des autres, soit qu’on y voie des actes divins absolus, ou le résultat du concours de l’activité créatrice et des causes secondes, tient à cette même conception sensualiste de l’activité divine dans la production de l’existence finie. »

Les arguments dialectiques et aprioristiques étant écartés du champ de notre discussion actuelle, ce sera à l’exégèse des textes scripturaires et spécialement du premier verset de l’Ecriture sainte à nous procurer une décision sur la question posée. Mais ici même les incertitudes renaissent, car si décisifs que nous paraissent les mots : Au commencement Dieu créa, il s’en faut que tous les interprètes soient d’accord à leur sujet :

« Le mot Bereschit : Au commencement, qui ouvre le récit sacré, écrit M. Pozzi, ne nous apporte aucune lumière là-dessus. En lui-même et séparé du contexte, il désigne simplement le point de départ d’une série, d’une époque. Dans cet endroit, supposé qu’il s’agisse de création, la seule chose qu’il exprime serait celle-ci : c’est que Dieu, lorsqu’il voulut exercer son pouvoir créateur, commença par créer les cieux et la terreo ».

oRécit biblique de la création, page 242.

Nous nous permettons de dire que si c’est à cela que se réduisait le sens de bereschit, la Bible, qui contient tant d’idées neuves, commencerait par une bien grosse banalité.

De plus, cet élément de la temporalité que M. Pozzi écarte de bereschit, il le retrouve dans bara, qui signifie selon lui : produire de rien. Sur l’un et l’autre de ces points, nous ne saurions être d’accord avec lui.

Il faut reconnaître que la construction grammaticale du verset premier de la Genèse comporte diverses combinaisons. Plusieurs interprètes modernes, Ewald, Dillmann, Reuss, Schultz, réunissent les trois premiers versets en une seule période, où le v. 1 serait une conjonctive, le v. 2 une conjonctive coordonnée ou une parenthèse, et le v. 3, la principale. Il suffit, pour rendre cette construction possible, soit de sous-entendre, comme la grammaire hébraïque le permet, le pronom relatif ascher entre le premier et le second mot, soit de transcrire bara à l’infinitif berô au lieu du parfaitp. Nous empruntons à M. Reuss la traduction qui en résulte :

p – Sur celle dernière construction, voir Schultz, Alltestam. Theologie.

« Lorsque, au commencement Dieu créa le ciel et la terre, et que, la terre était encore déserte et vide, que les ténèbres couvraient l’Océan, et que l’Esprit de Dieu planait sur les eaux. Dieu ditq  : »

qL’histoire sainte et la loi. tome I, page 273.

Le premier sacrifice à faire dans cette construction longue et chargée, est celui du caractère lapidaire empreint sur ce premier document élohiste, où le sublime jaillit de ligne en ligne de la brièveté.

Il se trouverait que le premier jet de la plume de ce grand inconnu tant admiré depuis des milliers d’années, serait une façon de période de prose théologique allemande, se dégageant à peine du chaos qu’elle décrit.

Ce n’est pas ainsi que l’a entendu l’auteur du quatrième Evangile, qui, voulant marquer l’antériorité de l’existence du Logos par rapport au premier commencement des choses, a opposé aux premiers mots de la Genèse et de l’Ecriture son : Ἐν ἀρχῆ ἦν ὁ λόγος.

La signification temporelle de bereschit nous paraît fixée dans le document élohiste lui-même par le trait qui le termine : Vaiecoullou haschamaïm (Genèse 2.1). Le terme définitif de l’œuvre créatrice en suppose le terme inchoatif.

Notre interprétation du premier mot de la Genèse nous est également confirmée par tous les textes scripturaires qui mentionnent un commencement temporel du monde, en y opposant tacitement ou expressément la préexistence éternelle de l’Être divin : Psaumes 90.2 ; 102.26 ; Jean 1.1 ; Jean 17.5,24 ; Éphésiens 1.5 ; Colossiens 1.17 ; 1 Pierre 1.20 ; comp. les expressions : ἀπ’ ἀρχῆς κτίσεως (Marc 13.19) ; ἀπὸ κτίσεως κόσμου (Romains 1.20).

Il est même logiquement incorrect d’opposer purement et simplement le commencement du monde à la préexistence éternelle de Dieu, laquelle, comme nous l’avons établi précédemment, ne doit point être conçue comme une durée indéfinie de temps (ἀΐδιος et non pas αἰώνιος). C’est Dieu qui a créé le temps en créant le monde : δι’ οὗ καὶ τοὺς αἰῶνας ἐποίησεν (Hébreux 1.2). — κατηρτίσθαι τοὺς αἰῶνας ῥήματι θεοῦ (Hébreux 11.3) — non est mundus factus in tempore sed cum tempore (Aug.) L’existence du monde fût-elle même supposée sans commencement, comme elle sera sans fin, ne serait donc encore concevable que comme temporelle, c’est-à-dire comme illimitée dans les deux dimensions du temps ; et l’éternité dans le sens du mode d’existence transcendante au temps, reste en tout état de cause l’attribut propre de Dieu.

L’importance de la notion biblique de la création se mesure surtout aux altérations que la méconnaissance ou la négation de cette doctrine apporte dans le système du salut. Faites du monde le rival de Dieu ou une partie de Dieu, Dieu n’est plus le Dieu saint et bon ; le péché n’est plus que la limite du fini et de l’infini, et la rédemption, la suppression de cette limite.

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