Introduction à la dogmatique réformée

III.
Comparaison des principaux types actuels d’épistémologie religieuse avec le réalisme calviniste

Avant d’examiner la portée et la valeur de la connaissance religieuse, il nous paraît opportun de spécifier formellement le type de la connaissance religieuse que nous entendons établir, et, pour cela, de le mettre en parallèle avec les principales théories actuelles.

Nous classerons celles-ci, conformément à la division de la connaissance générale, en innéisme, en empirisme, en réalisme.

A l’innéisme se rattachent Auguste Sabatier, disciple de Kant, et Henri Bois, disciple de Renouvier.

On peut considérer le premier comme le représentant le plus considérable, chez nous, de la philosophie du noumène et du phénomène. Le second est le dogmaticien de la philosophie du phénomène.

L’empirisme aboutit, en religion, à une théorie utilitaire de la connaissance (pragmatisme). Le représentant le plus influent en France en est E. Le Roy, disciple de Bergson, et métaphysicien de la philosophie du devenir.

A ces théories s’opposent la néoscolastique et le néoréalisme intellectualiste qui professent la philosophie de l’être.

C’est avec ces divers courants de la pensée que nous nous proposons de comparer notre théorie, que nous désignons, par raison de brièveté, comme un réalisme calviniste.

Auguste Sabatier a introduit, dans la théologie protestante de langue française, le kantisme orthodoxei.

i – Auguste Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion, Paris, Fischbacher, 1897.

C’est à ce titre que nous nous référons à lui, plutôt qu’à l’Introduction à la théologie protestante, de Lobstein, et qu’à la Religion hors des limites de la Raison, ou au Problème de Dieu, de Neeser. Les critiques que nous ferons à Auguste Sabatier valent, croyons-nous, dans l’ensemble, contre les deux théologiens dont nous venons de rappeler les noms, parce qu’ils sont, comme Auguste Sabatier, des kantiens orthodoxes, du moins en ce qui concerne la théorie générale de la connaissance.

Par sa piété et ses affinités religieuses, Auguste Sabatier est resté un huguenot, un calviniste modernisé par Schleiermacher. Par sa formation philosophique, il relève surtout de Kant.

Il y a donc au moins deux esprits en lutte, dans son système, comme Jacob et Esaü dans le sein de Rébecca.

Le Huguenot, nourri de la substance des Ecritures, a rencontré Dieu, dans la conscience qu’il éprouve de la dépendance totale où il est à l’égard de l’Etre universel.

C’est celui-ci qui a décrété sa destinée, hors de lui et sans lui. C’est vers cet Etre qu’il se tourne par la prière.

La prière du cœur est, pour le théologien de Paris, la religion en acte.

La religion est donc essentiellement la conscience d’un rapport immédiat avec Dieu, qui se réalise éminemment dans la prière. Elle implique Dieu entrant en rapport vivant avec le sujet de la connaissance religieuse.

Au contact contagieux de l’expérience du Christ, cette connaissance de Dieu, Maître de la Destinée, devient la connaissance de Dieu, Père céleste des croyants. Voilà pour la connaissance sensible de Dieu.

Mais pour la connaissance intellectuelle de Dieu, le critique kantien, qui était en Sabatier aussi, conçoit les choses tout autrement.

La religion n’a pas son origine dans la suggestion à l’esprit de l’homme d’une parole intelligible de Dieu.

Le cri de détresse qu’est la prière du cœur, cette religion en acte, jaillit du conflit entre la contrainte imposée par la réalité phénoménale et nos aspirations à l’indépendance ; entre la contrainte du déterminisme scientifique et la foi en la liberté, condition de la vie morale.

Ainsi la religion serait une faim qui contiendrait en elle-même le principe de son apaisement ; une demande qui impliquerait sa réponse ; une fissure vers la libération, parce qu’une espérance saisissant expérimentalement un objet. Cet objet, la subjectivité de l’homme religieux le revêt spontanément des couleurs intellectuelles que lui suggèrent les formes de son entendement et de sa sensibilité.

Il crée des métaphores poétiques.

Ces métaphores naïves et spontanées, ces symboles, qui traduisent tant bien que mal la réalité objective, feront ultérieurement la matière d’un travail d’élaboration intellectuelle, toujours plus abstraite et moins vivante.

Le résultat de ce travail est le dogme, expression juridique et purement symbolique, et par suite provisoire, de l’expérience spontanée de l’âme religieuse au contact d’une réalité permanente et indestructible.

Ainsi les dogmes, symboles pétrifiés et momifiés de ce qui est esprit et vie, sont tous soumis à la loi de l’évolution, avec son cycle fatal de naissance, de croissance, de décrépitude et de mort.

Seule demeure l’expérience de la piété qui atteint son point culminant et prend sa valeur normative dans la conscience de Jésus, au foyer de laquelle se révèle la paternité de Dieu.

Or, la contradiction entre l’expérience du Sabatier huguenot et la théorie du Sabatier kantien réside en ceci : dans l’expérience, on a la vision de Dieu tel qu’il est, tel qu’il est envers nous sans doute, mais enfin tel qu’il est objectivement et indépendamment de nous. L’expérience est bien l’expérience d’un rapport avec un objet qui s’intériorise à nous.

Dans la théorie, au contraire, ce que nous voyons, c’est le concept vide d’un être nouménal inconnaissable, d’une cause X de cet « enrichissement de vie » qu’est la religion, X dont nous ne pouvons rien dire qui ne soit caduc ; dont nous ne pouvons même pas savoir s’il ne serait pas tout simplement ce que les Anglais appellent « our better self », notre moi, dans ce qu’il a de meilleur ; dont nous ne pouvons savoir s’il survivra à la disparition possible de l’humanité sur notre globe.

Il n’est pas difficile de voir que l’origine de cette contradiction doit être cherchée dans l’adhésion de Sabatier a la philosophie du noumène.

Puisque nous ne connaissons, nous dit-on, du noumène que son existence et son action causale ; puisque, seul le phénomène nous est accessible, il est bien clair que notre expérience phénoménale ne nous donne d’autre connaissance que celle des modifications de nos propres états de conscience.

Nous sommes enfermés dans notre subjectivité, comme entre les murs d’une prison, et, sur ces murs, nous traçons des symboles consolants, mais sans grande portée objective.

Or, ni l’Ecriture, ni les données immédiates de l’expérience religieuse, expérience que Sabatier a si bien décrite, parce qu’il l’a éprouvée, n’apportent la confirmation de leur autorité à cette philosophie.

Chez Renouvier, nous voyons l’opposition du noumène et du phénomène faire place au phénomène se suffisant à lui-même et constituant toute la réalité. Que nous parle-t-on de noumènes qui serviraient de cause au phénomène ? Pourquoi la loi de causalité jouerait-elle en dehors des séries phénoménales ?

Ces séries sont d’ailleurs en nombre fini et elles-mêmes nécessairement finies. En effet, le nombre infini est une contradiction dans les termes.

Dès lors, il faut admettre des commencements absolus.

Si donc nous « accordons le phénomène à Dieu », (c’est-à-dire, dans la langue de l’école criticiste, si nous lui accordons l’existence), il faut bien admettre que Dieu lui-même a commencé. Renouvier ne recule pas devant cette conclusion effarante et refuse à Dieu, auquel il croit, l’immensité dans l’espace et l’éternité par rapport au temps.

La théologie protestante française a eu, en la personne de Henri Bois, un représentant éminent de cette tendance. Il partage, avec son maître, une haine farouche pour ce qu’il appelle l’infinitisme.

La philosophie du phénomène, telle que la comprend Renouvier et aussi Henri Bois, veut être une réaction contre l’agnosticisme kantien, celui de la critique de la raison pure, et celui de l’esquisse de Sabatier.

Or, nous estimons que la réaction était nécessaire. Sur ce point, nous souscrivons entièrement au jugement que Fernand Ménégoz formule en ces termes : « Kant, malgré ses fortes hérédités chrétiennes, a préparé la voie, sans le savoir, à ce grand mouvement d’idées qui corrode aujourd’hui la pensée et la vie religieuse, comme l’acide ronge le métalj.

j – F. Ménégoz, Le Problème Je la Prière, p. 28.

Le positivisme agnostique, avec sa dégénérescence athée, est dans la ligne du kantisme.

En effet, un Dieu absolument inconnaissable ne peut être logiquement postulé comme réel par la raison pratique, tant que subsiste la critique de la raison pure. Celle-ci infirme les conclusions de celle-là.

Mais la question est de savoir si la tentative du néokantisme de restaurer la réalité de l’objet de la foi religieuse est réussie.

Nous ne le croyons pas.

Le Dieu que nous rend Henri Bois, dans sa théorie, est bien, cette fois, un Dieu connu. Seulement il n’est plus Dieu : c’est un dieu construit selon les proportions mesquines d’un psychologisme anthropomorphique.

Et pourtant, tout comme Sabatier, Henri Bois avait bien trouvé Dieu, dans son expérience sensible, tel qu’il est envers nous, mais indépendamment de nous.

Ecoutons-le : « Dans une intuition spontanée, vivante et intime, je connais de la façon la plus indiscutable que mon être se mêle à un être qui le déborde et l’enveloppe ; à une conscience dont la mienne n’est qu’un reflet, à une vie dont ma vie n’est que la continuation et le rayonnement. Vous me traitez d’halluciné, je ne m’en formalise point, parce que vous n’éprouvez point ce que j’éprouve. »

Mais si le chrétien a rencontré Dieu, le philosophe a dû écarter l’infini. Il n’a pu procéder autrement, puisqu’il acceptait les prémisses kantiennes, au moins pour la notion d’espace. De plus, il part des postulats kantiens : le Dieu qu’il trouve immédiatement dans son expérience de chrétien, il le postule, comme philosophe, pour sauver le devoir : il y a là un conflit entre l’expérience religieuse et les exigences de la théorie.

La théologie criticiste, sous sa forme native, telle qu’elle apparaît chez Renouvier, ne peut guère être intégrée dans une dogmatique chrétienne sans avoir subi, au préalable, de profondes modifications.

De plus, la conscience religieuse la plus indépendante de toute tradition éprouve une répugnance instinctive, dans la mesure où elle est religieuse, en présence de la notion d’un Dieu qui aurait commencé à être, répugnance aux protestations de la raison devant la notion d’un qui serait cause de lui-même, dans ce sens qu’il aurait causé sa propre existence avant d’exister.

Henri Bois n’est pas gêné par cette contradiction logique. Mais il est sensible aux malaises de la conscience religieuse provoqués par la doctrine d’un Dieu temporel. Aussi introduit-il dans le système de Renouvier un amendement, destiné à tromper la soif d’éternité qui caractère la conscience religieuse.

Avant le temps qui commence avec la création et qui implique, dès qu’il est, une existence successive en Dieu, Dieu avait une existence simultanéek. Mais il est bien entendu qu’il était étranger à tout commencement.

k – H. Bois. Revue Théol. Quest. Relig. Montauban, 1er décembre 1898. Dans le numéro du premier mai 1899, l’auteur soutient son point de vue contre Eugène Ménégoz. Celui-ci défend la même notion de l’éternité que les Arminiens.

Seulement Henri Bois ne peut introduire cette heureuse correction dans la théorie de Renouvier qu’au prix d’une ruineuse concession et, semble-t-il, de contradictions insolubles.

En effet, reconnaître à Dieu une existence sans commencement, sans fin, et simultanée, c’est précisément lui reconnaître l’immuabilité et l’infinité dans l’ordre de la durée.

Les « infinitistes » n’exigeraient pas beaucoup plus. Tout ce qu’ils demanderaient, ce serait une précision sur ce qu’on entend par simultanéité.

Mais que devient, alors, le principe fondamental du phénoménisme de Renouvier, d’après lequel l’infini réalisé est une contradiction dans les termes ?

Ce principe, Henri Bois l’accepte pourtant. Comment donc peut-il nous parler d’une durée simultanée ?

Voilà pour la concession ruineuse.

Et voici la contradiction :

Si le mode de l’existence de Dieu est simultanéité, c’est-à-dire, semble-t-il, si ce mode est celui d’une durée immuable, excluant tout changement dans l’être qui dure, il résulte de là que l’apparition de la durée successive, qu’on lui prête lorsque le temps paraît, n’a pu se produire que dans cette durée simultanée ; qu’elle lui est simultanée ; que c’est immuablement que cet être simultané avait une durée successive.

Cela revient à dire que Dieu, simultanément et sous le même rapport, avait une existence simultanée, immuable, et que cette existence était successive.

On ne peut négliger plus ouvertement le principe de contradiction.

En outre, on dit que ce Dieu n’est pas infini, mais qu’il est du moins parfait.

Or, s’il est parfait, comment admettre qu’il soit muable dans son essence ?

S’il change, ce ne peut être que pour acquérir des qualités positives qu’il n’avait pas ; pour en perdre, ou pour les troquer en échange de qualités équivalentes.

Dans le premier cas, ce serait donc qu’il n’avait pas la perfection éminente, et qu’il n’était pas encore Dieu ; alors il ne faut pas nous dire que Dieu n’a pas commencé.

Dans le second cas, il n’aurait plus la perfection éminente qu’il possédait. Dès lors, il ne serait plus Dieu, et nous aurions bien un Dieu sans commencement, mais ce serait un Dieu qui finit.

Dans la troisième hypothèse, il faudrait reconnaître qu’il n’est pas encore Dieu avant de changer, puisqu’il n’a pas les qualités qu’il va payer de celles qui précèdent, et, après l’échange, il ne sera pas Dieu encore, puisqu’il lui manquera les qualités auxquelles il a renoncé pour en acquérir de nouvellesl.

l – B. Pictet, Théol. Chrét., 1731, I, p. 238.

Dans ce cas, il y a peut-être un dieu, mais il n’y a jamais eu et il n’y a pas encore Dieu. C’est bien à cela que revient la théodicée de Henri Bois. Le dieu qu’elle nous présente n’est plus qu’un primus inter pares, faisant partie de la série des êtres semblables à lui, dont il est nullement le premier terme.

C’est un bon génie doué d’une perfection relative du ordre que la perfection que peut réaliser, théoriquement du moins, n’importe quelle créature.

Dieu étant muable, cette perfection relative et générale qu’on lui reconnaît est toujours menacée de dégradation.

Qui ne voit que sa stabilité psychique et morale serait mise en péril par cette instabilité, cette corruptibilité ontologique ?

Kant fondait la foi en Dieu sur le devoir. C’était là, de notre point de vue, une erreur grave ; mais encore est-il que ce qu’il postulait, c’était tout de même Dieu.

Le néo-kantisme, même corrigé par H. Bois, ne postule plus qu’un être plus grand que les autres, dont il n’est plus en droit d’affirmer qu’il sera toujours capable de soutenir la cause de l’impératif catégorique, qu’il a pour fonction de défendre.

D’autre part, il est permis de s’étonner qu’après le parallèle saisissant qu’il a établi entre l’expérience sensorielle et l’intuition de Dieu, avec le « coefficient de réalité » qu’il reconnaît à cette expériencem, le théologien criticiste ait éprouvé le besoin de fonder la foi en l’existence de Dieu sur un postulat moral, comme celui du devoir si gravement attaqué par l’école sociologique.

m – H. Bois, La valeur de l’expérience religieuse, Paris, 1908, p. 53 sq.

Ce n’est pas la loi de notre raison pratique indépendante qui est vénérable par elle-même. Ce n’est donc pas elle qui permet de postuler « le phénomène » (c’est-à-dire l’existence) pour Dieu.

Cette loi, au contraire, n’est vénérable que parce qu’elle est l’impression produite sur nous et en nous par la majesté de la volonté divine normative, s’exprimant à nous, au même titre que l’intuition religieuse de notre totale dépendance à l’égard de Dieu ; que l’impression produite sur nous et en nous, par sa présence réelle essentielle, vivante, et par son action créatrice continue, et donc rectrice et souveraine.

Dans l’ordre de l’action, la seule loi à laquelle il soit, légitime, rationnellement, d’offrir une obéissance absolue est celle qui exprime la volonté de l’être absolu. Lui seul, en effet, mérite notre confiance absolue, dans l’ordre de la pensée. Or, cette confiance dans l’ordre de la pensée est évidemment la condition de l’obéissance dans l’ordre de l’actionn.

nVolontas signi, la volonté qui s’exprime dans une loi, ce qui doit être, par opposition à la volontas decreti, qui décrète ce qui sera.

Il n’y a, en effet, que Dieu qui puisse être infaillible, parce que, seul, il est originateur et ordonnateur de la réalité. Il n’y a que lui dont la véracité s’impose à notre foi, parce qu’il est la perfection unique. Hors de la foi en Dieu, nous ne concevons que le scepticisme spéculatif et moral, ou bien une confiance simultanément crédule et orgueilleuse en des impératifs qui ne peuvent pourtant valoir plus que celui qui les formule.

Bien loin que la foi en Dieu repose sur la foi de notre raison pratique, c’est sur lui et sur lui seul, en dernière analyse, que celle-ci peut appuyer son autorité. Dieu seul rend intelligible à la raison l’autorité de la raison.

L’innéisme kantien et néo-kantien, le rationalisme moral, s’avère donc comme incapable de concilier ses théories idéalistes avec l’expérience religieuse réelle.

L’empirisme bergsonien est-il plus heureux ?

Nous ne le croyons point.

Bergson lui-même, quoi qu’il en dise, dans une lettre au P. de Tonquédeco, ne nous donne ni une théodicée théiste, ni une réfutation du panthéisme, dans son Evolution créatricep.

o – 12 juin 1911, Les études, 20 février 1912.

p – H. Bergson, L’Évolution Créatrice, Paris, 1907.

Mais son œuvre, si on en poursuit certaines lignes, peut bien, en effet, servir de point de départ à une certaine philosophie de la religion.

C’est à E. Le Roy que nous devons d’en avoir dégagé systématiquement les conséquencesq.

q – E. Le Roy, Le Problème de Dieu, 1929.

Disons tout de suite, pour ce qui concerne la connaissance de Dieu, qu’il existe entre E. Le Roy et le réalisme calviniste l’accord profond que nous avons déjà constaté entre celui-ci et la piété d’un Auguste Sabatier ou d’un Henri Bois.

Comment n’approuverions-nous pas, quand E. Le Roy définit admirablement la notion du Dieu créateur comme étant l’affirmation que « du monde à lui, » existe « une relation de totale dépendance atteignant jusqu’au fond de l’être » ?

Pour le penseur catholique romain, comme pour nous, « c’est par son immanence en nous que nous atteignons Dieu, comme notre source intérieure plus profonde en nous que notre personne… en l’atteignant nous le percevons… comme une impulsion à dépasser toujours et infiniment notre nature actuelle, toute nature finie… »

Il y a, pour le dire en passant, dans cet accord, au sujet de l’expérience religieuse, entre des hommes très différents par leurs prémisses théologiques, quelque chose qui plaide avec puissance, avec une puissance irrésistible, en faveur de la réalité objective du fait expérimenté.

D’un autre côté, la nature du désaccord sur la formule intellectuelle fait présumer, avec non moins de force, qu’il y a des doctrines philosophiques et théologiques qui sont incompatibles avec les certitudes de l’expérience religieuse.

Or, notre conviction est que le bergsonisme est l’une de ces doctrines philosophiques.

Sa théorie de la connaissance et sa métaphysique sont en opposition avec les données immédiates de l’intuition religieuse.

Dans sa doctrine de la connaissance, nous croyons que la Nouvelle Philosophie est un réalisme intuitif juxtaposé à un empirisme intellectuel.

D’après cette philosophie, c’est la sensibilité qui nous fait toucher Dieu tel qu’il est, comme la source de notre être. Et elle nous le fait ainsi toucher, parce que c’est elle qui peut atteindre la réalité, sous sa forme originale et vivante. L’intelligence, elle, ne peut que déformer le réel en l’insérant dans les cadres de l’espace. L’intelligence, produit de l’évolution phylogénique, est essentiellement une adaptation de défense à un milieu donné.

Dès lors, la conséquence naturelle devrait être que les formules intellectuelles de la théologie ne seraient susceptibles que d’une vérité pragmatique.

Ainsi, dire que Dieu est personnel, par exemple, signifierait simplement que nous devons nous conduire, vis-à-vis de lui, comme s’il était une personne, pour réussir notre vie spirituelle.

La vérité théologique ne serait autre chose qu’une règle efficace de conduite.

C’est bien à cette conclusion agnostique et pragmatique qu’avait spontanément abouti E. Le Roy, tout d’abordr.

rDogme et critique, Bloud, 1907, p. 11 et p. 32.

Mieux instruit par le magistère de son Eglise, le catholique, disciple de Bergson, s’efforce de faire un pas de plus, dans la voie d’une connaissance qui serait réellement analogue à la réalités.

sLe problème de Dieu, pp. 274 s., 281.

Les dogmes ne seront plus désormais de simples règles de conduite ; ils auront aussi, pour la pensée, un caractère de « direction ».

Ainsi notre connaissance de Dieu ne serait plus seulement pragmatique, elle serait aussi régulatrice.

En disant, par exemple, Dieu est personnel, je suis la loi objective de ma pensée, réglant son propre mouvement, quand elle tend vers Dieu.

Il y a là un progrès notable.

On s’oriente vers une connaissance analogique de Dieu.

Toutefois, on n’y est pas encore, car, dans l’hypothèse d’une connaissance régulatrice, ce que je connais, ce n’est pas ce que Dieu est pour moi, indépendamment de moi ; ce n’est pas une qualité de Dieu saisie analogiquement ; ce que je connais, c’est une tendance de ma pensée ; ce n’est pas Dieu : c’est moi, pensant à Dieu.

Par suite, Dieu, si proche dans l’intuition sensible, reste parfaitement inaccessible à la pensée religieuse.

Il n’est peut-être rien de ce que nous pensons de lui et voilà, de nouveau, le conflit entre le Dieu de la foi religieuse et le Dieu de la philosophie.

Ce qui est menacé ici, ce n’est pas seulement le droit de la pensée, c’est aussi le droit de Dieu.

En effet, d’après la Révélation religieuse, ce n’est pas moi que je dois adorer, ni la direction de ma pensée ; c’est Dieu.

Or, je ne puis adorer que ce que je connais en quelque manière.

Ce que je dois donc connaître, pour adorer, ce n’est pas ma subjectivité pensant à Dieu, mais les qualités objectivement présentes en Dieu.

Nous répondra-t-on que nous le connaissons, en effet, dans l’intuition sensible, comme la source de notre être, comme un jaillissement perpétuel, comme une impulsion surnaturalisante ?

Nous insisterons alors, et nous dirons que Dieu ne peut être ainsi distingué, comme le principe l’est du résultat, si l’intuition qui reçoit l’impression de l’action de Dieu n’est pas l’intuition d’une sensibilité intelligente.

Si les métaphores qu’on nous suggère n’ont pas un contenu intellectuel, elles ne signifient rien. Si elles ont un contenu intellectuel, et si ce contenu est purement régulateur, elles ne nous apprennent rien. Si ce contenu exprime ce que Dieu est pour nous, indépendamment de nous, à la bonne heure ! Seulement, alors la théorie de la connaissance qu’on nous présente est fausse. Elle s’est brisée au contact des données immédiates de l’expérience religieuse.

D’ailleurs, elles ont bien un contenu intellectuel, dans le système de E. Le Roy. Seulement ce contenu est telle que le théisme chrétien ne peut le tolérer.

Ce contenu est un monisme panthéiste, non un monisme de la substance, ni un monisme de l’idée, mais un monisme du devenir, un monisme du processus de la durée, à quoi se réduit toute réalité.

Ici apparaît l’incompatibilité de la métaphysique nouvelle avec le théisme.

E. Le Roy, après Bergson, se défend expressément, et de très bonne foi, d’être panthéiste, mais son panthéisme n’en est pas moins évident.

En effet, la barrière infranchissable qui empêche de réduire le monde à n’être qu’une modalité de Dieu, c’est le dogme de la création, de la création et de la conservation de substances nouvelles. Entre le Dieu qui est, éternellement, et la créature qui commence à devenir, il faut qu’il y ait diversité totale, du point de vue ontologique, irréductibilité absolue. Il faut donc qu’il y ait des substances numériquement distinctes.

Or, Bergson et Le Roy sont d’accord pour faire de la réalité totale un processus unique et continu de devenir, dans lequel Dieu et le monde sont emportés également.

Il n’y a plus là rien de mystérieuxt. Tout « hiatus infini », toute « coupure infranchissable », à l’origine de la série des êtres, doivent être niés comme inintelligiblesu.

tBergson, L’Evolution Créatrice, Paris, 1907, p. 270.

u – E. Le Roy, Le Problème de Dieu, Paris, 1929, p. 34.

S’il n’y a pas de hiatus, de coupure entre Dieu et l’origine des séries des êtres, c’est donc qu’il y a continuité, reliant l’évolution des êtres à celle de Dieu ; c’est donc que l’ensemble, Dieu plus le monde, constitue une unité.

C’est bien du panthéisme.

Ce qui fait, sans doute, que les créateurs de la Philosophie nouvelle peuvent croire et croient sincèrement qu’ils ne sont pas monistes, c’est qu’ils enseignent l’hétérogénéité, la nouveauté absolue des moments de la durée vraie, qui se fondent, s’interpénètrent et s’organisent en un tout unique. La réalité est devenir, en ce sens qu’elle est la continuité de moments irréductibles de l’être. Si deux impressions semblables ne sont jamais identiques, à plus forte raison pour nos philosophes, Dieu n’est-il pas identique à moi. Voilà sans doute encore pourquoi ils parlent d’évolution créatrice.

Ce que nous ne pouvons comprendre, pour notre part, c’est qu’on puisse ne pas s’apercevoir que si la réalité est essentiellement continuité du devenir, les moments hétérogènes qui y apparaissent ne sont que les aspects nouveaux d’une réalité unique.

De ce point de vue, il est bien vrai que la réalité n’est pas une chose homogène qui passe à l’hétérogénéité, comme le voulait le monisme matérialiste. C’est entendu. Mais elle n’en est pas moins un « jaillissement perpétuel ». Ici, ce qui est un, c’est le jaillissement des éléments soudés ensemble : Dieu, le monde et moi, nous constituons les éléments, fondus en une seule coulée, la perpétuelle fusion d’une réalité totale.

Encore une fois, nous sommes bien en plein panthéisme.

Si je dépends de Dieu, Dieu, à son tour, dépend de moi dans son devenir, et donc dans sa réalité intime, puisque mes actes libres, étant entièrement nouveaux, sont imprévisibles. Dès lors, Dieu devra s’ajuster, par des inventions nouvelles et imprévues de lui-même, aux modifications désastreuses qu’il me plaira d’introduire dans le processus du devenir. Mais, nous l’avons montré à propos du néo-kantisme, si Dieu pouvait changer, et changer sous l’influence de la créature, il ne serait plus Dieu ; il serait, tout au plus, un dieu.

Le bergsonisme, qui a voulu être une réaction dans le sens du réalisme et de l’objectivité de la connaissance, nous abandonne dans un agnosticisme religieux désolant.

Si donc, comme c’est le cas, nous avons rencontré Dieu, dans le témoignage qu’il se rend à lui-même en nous, il nous faut à tout prix abandonner le conceptualisme kantien, le rationalisme néo-kantien et l’empirisme bergsonien, pour nous tourner, vers une philosophie réaliste qui puisse s’harmoniser avec le fait certain qui sert de base à notre théologie théocentrique.

La néo-scolastique thomiste, d’une part, l’intuitionnisme réaliste de certains protestants, d’autre part, se rapprochent, à des titres divers, du réalisme calviniste. Ils sont, comme lui, préoccupés d’établir la réalité objective de Dieu. Ils ont, comme lui, une tendance sérieuse à affirmer l’absolue souveraineté de Dieu.

La néo-scolastique nous présente une théorie solide de la connaissance générale, grâce à laquelle nous évitons le conceptualisme et l’innéisme, par le rôle reconnu à l’expérience sans tomber pour cela dans l’empirisme.

Cette théorie peut donner toute satisfaction à ceux qui, comme nous, ne veulent pas dissoudre le fait de la connaissance, sous prétexte de l’expliquer.

Nous en dirons autant de la manière dont le thomisme conçoit la nature de la connaissance intellectuelle de Dieu et des choses spirituelles. On sait qu’il envisage cette connaissance comme analogique et ectypique.

Malheureusement, par réaction contre l’ontologisme de Gioberti, de nos jours, comme autrefois par réaction contre certain mysticisme ultra-augustinien, le thomisme veut que l’acquisition de cette connaissance de Dieu se fasse exclusivement par voie de raisonnement discursif.

Or, l’impression produite immédiatement par Dieu sur l’âme religieuse est, pour nous, un fait d’expérience.

Dieu est, dans l’ordre de la pensée religieuse, un principe premier qui peut s’imposer et qui s’impose en fait, avec une force irrésistible, à la sensibilité intellectuelle.

Nous ne pouvons donc accepter, sur ce point, les conclusions de l’épistémologie thomiste.

Le cas du thomisme tendrait à prouver que des croyants, dont certains ont pourtant une haute spiritualité, peuvent avoir de Dieu une intuition sensible si faible qu’elle passe inaperçue ou que, tout au moins, cette intuition peut être assez indistincte, pour qu’ils la confondent avec la contrainte d’une argumentation logique.

Devant ce fait, nous n’avons qu’à nous incliner : l’Esprit, selon la parole du Christ, souffle où il veut et comme il veut. Mais il résulte de là que le système thomiste présente une grave lacune, parce qu’il ne tient pas un compte suffisant d’un fait trop général et trop constant, pour être relégué dans l’ordre des cas exceptionnels qu’est l’expérience des grands mystiques.

Le problème de la prière, de Fernand Ménégoz, s’efforce d’apporter, du côté protestant, une solution théocentrique.

La solution proposée nous paraît l’une des plus originales de celles qui ne s’identifient pas au calvinisme, tout en le côtoyant.

Elle est, en tout cas, la plus considérable, en France. C’est pourquoi nous la choisissons comme terme de comparaison avec notre propre point de vue.

Pour le professeur de Strasbourg, la prière, considérée nous l’angle de la subjectivité des croyants, est l’acte à la fois le plus général et le plus essentiel qui exprime et actualise la religion.

Elle implique, entre Dieu et l’homme, un rapport de personne à personne, et même une relation de coopération de l’homme avec Dieu.

Cela étant, nous dit-on en substance, le problème de la prière est le problème religieux par excellence. Légitimer la valeur objective de la prière, c’est légitimer, du même coup, la religion, dans ce qu’elle a d’essentiel.

Condamnant, à juste titre, la méthode illusoire des postulats, l’auteur veut que nous nous placions au cœur de l’expérience religieuse.

Cette expérience a, selon lui, deux stades principaux.

Au premier stade, l’homme prend conscience de sa dépendance totale à l’égard d’une décision transcendante, en constatant que le monde est ce qu’il est, conditionné comme il l’est, alors qu’il aurait pu être autrement, et que le moi fait partie de ce tout conditionné. C’est le stade de la « religion de la destinée ».

A ce stade élémentaire, succède le stade de L’Expérience de Dieu, au moment où la pression de la destinée, sensible à tout le monde, est remplacée par un témoignage intérieur de l’Esprit de Dieu.

Ce témoignage n’est sensible que pour « une subjectivité très spéciale, une bonne volonté en dehors de laquelle il demeure inopérant ».

Il me révèle non plus seulement une destinée, mais une destination glorieuse. Il est ainsi une sollicitation s’adressant à notre coopération libre et fidèle.

« Ce n’est qu’en rendant agissant en lui le rapport religieux, ce n’est qu’en priant que l’homme pourra atteindre à une connaissance complète de lui-même et de sa réelle destination. »

Il y a, dirons-nous, dans ce terme de destinée, si plein de volonté transcendante, quelque chose qui rappelle la terminologie et les prédilections de notre grand Calvinv. Il y a, dans l’insistance avec laquelle la réalité objective et la souveraineté de l’initiative de Dieu sont mises en relief, quelque chose de plus calviniste encore.

v – Calvin, Com. In. Ps. CV, parlant « de ce que Dieu a décrété d’un chacun », fait cette remarque : « Et cela me plaît bien que les Français l’appellent en leur langue Destinée. »

Le fait d’expérience du coefficient de réalité objective qui accompagne l’intuition de Dieu est excellemment mis en évidence.

Mais la sympathie et l’admiration que nous inspirent l’œuvre de Fernand Ménégoz ne doivent pas nous empêcher de formuler très franchement les critiques qu’elle appelle, du point de vue calviniste. Tout d’abord, il nous est impossible de souscrire à cette assertion, que nous considérons comme entachée de piétisme, et d’après laquelle la prière exprimerait, à elle seule, le rapport religieux entre Dieu et l’homme.

La prière est, certes, « le principal exercice de la foi en Dieu » ; « par icelle nous l’appelons, afin qu’il se déclare entièrement nous être présent »w.

wInstitution 3.20.1

Mais le rapport qui existe entre l’Etre invoqué et celui qui l’invoque n’est pas le seul rapport religieux vivant et personnel, actualisé en une attitude intérieure, qui puisse exister entre Dieu et l’homme.

Il y a aussi l’attitude réceptive du disciple recevant l’enseignement du Maître intérieur et de la Parole extérieure.

S’appuyant sur un passage célèbre de la lettre de Paul aux Romains (Romains 10.14), Calvin pose « qu’il n’y peut avoir vraie invocation du nom de Dieu que la droite connaissance d’icelui n’ait précédéx. »

xCalvin, Com. In. Loc.

C’est donc la foi, plus exactement la connaissance de la foi qui conditionne la prière, avant que celle-ci ne puisse, à son tour, conditionner la foi. « Or, dit excellemment Calvin, après saint Paul, la foi procède de la Parole de Dieu. » Il résulte de là que le rapport religieux vivant qui précède celui qu’implique la prière est le rapport de Maître à disciple ou, plus concrètement, de Dieu, qui se révèle et qui promet, aux croyants qui adhèrent et se confient.

L’attitude de Marie, assise aux pieds de Jésus et écoutant son enseignement, est une attitude et un rapport religieux.

Les huguenots qui risquaient les galères pour entendre le prêche, au désert, savaient qu’ils entraient ainsi, par cet acte, dans un rapport vivant avec Dieu.

C’est l’Esprit de Dieu qui, à tous les degrés, crée la foi dans les âmes ; c’est lui, qui, ensuite, suscite la prière. Il fait tout cela avec la souveraineté complète du choix des moyens.

Mais la méthode ordinaire qu’il lui plaît de suivre est celle de l’emploi de ce moyen social qu’est la communication de la doctrine religieuse, par la prédication de la Parole de Dieu confiée à l’Eglise.

Dans la règle, c’est cet enseignement qui précède et éveille la conscience, d’abord latente, virtuelle, de la présence et de l’action de Dieu, qui sera perçu comme la puissance dont nous dépendons totalement.

Et maintenant, quel est le contenu intelligible de cette intuition théocentrique, éclairée ou non par la lumière d’une révélation positive ? Quel type de prière doit-il en résulter ? Quelles prémisses philosophiques ce contenu intelligible suppose-t-il ? C’est ce qui nous reste à examiner. Chemin faisant, nous marquerons en quoi notre conception diffère de celle de l’auteur du Problème de la prière.

Selon lui, nous l’avons vu, l’intuition préreligieuse, antérieure à la révélation positive, conduit à la « primesautière et violente religion de la destinée ».

La vision du destin se fait, dans l’esprit de l’homme, par intuition directe. C’est une évidence d’un autre ordre que l’évidence scientifique, mais une évidence.

Elle consiste en ceci que l’homme se sent placé en présence d’une décision préalable, dont dépend son sort.

Il se voit le jouet, intérieurement libre, d’une volonté plus intelligente que lui, qui le conduit, en dépit de lui, à ses fins à elle. Il est, ou plutôt se croit, un élément libre, dans un tout déterminé.

Que cette conception statique de la dépendance existe en fait, c’est ce que nous ne songeons pas à contester. On aboutit alors, comme le veut l’auteur, au drame de la tragédie grecque.

Mais Calvin avait vu que l’intuition élémentaire de dépendance, au stade précédant la Révélation, peut aussi revêtir un caractère dynamique.

Dans ce cas, le destin peut être conçu comme la cause première totale et universelle de la vie, dont les impulsions de notre propre volonté ne sont que des moments.

Le fatalisme stoïcien serait la forme philosophique de cette manière d’interpréter l’intuition religieuse.

Quoi qu’il en soit, pour Fernand Ménégoz, l’apparition de la religion proprement dite résulterait de la révélation que nous sommes appelés à collaborer avec Dieu, pour atteindre notre véritable destination. La pression du destin se muerait ainsi en une sollicitation de libre coopération attestée par un témoignage de l’Esprit de Dieu à l’esprit de l’homme.

Pour nous, la véritable religion apparaît quand l’intuition de dépendance totale à l’égard de Dieu est purifiée des éléments déistes (religion de la destinée), et des éléments panthéistes (déterminisme, naturisme).

Ce qui nous est révélé alors, c’est l’opposition entre la destination que nous assigne la volonté normative du Dieu créateur, qui est de le glorifier et d’atteindre en lui notre souverain bien, d’une part, et les fins inférieures vers la poursuite desquelles notre volonté s’oriente de propos délibéré et inébranlable, d’autre part ; c’est aussi le malheur qu’implique, pour nous, cette opposition ; c’est la vision de la nécessité absolue de changer d’orientation et de l’impuissance où nous sommes d’accomplir ce changement indispensable.

Ce dont nous avons conscience c’est que, même dans notre opposition voulue à la fin impérativement assignée par Dieu, nous ne laissons pas de dépendre totalement de lui, parce que notre spontanéité mauvaise est toujours dirigée de telle sorte que nous ne pouvons faire le mal qu’il nous plaît de faire que dans la mesure où Dieu nous lâche la bride ; nous savons que nous n’existerions même pas un instant s’il voulait nous laisser retomber dans le néant ; ce dont nous avons conscience encore, c’est que l’impuissance éthique où nous sommes d’échapper à l’esclavage de notre propre volonté attire sur nous, par un juste jugement de Dieu, la condamnation et la mort.

Dès lors, le secours ne saurait consister en sollicitations de collaboration. Si Dieu était synergiste, à la manière de Mélanchton et de Fernand Ménégoz, personne ne serait sauvé.

Le secours ne peut venir que d’une initiative divine efficace, nous faisant sentir le tragique de l’opposition entre la volonté du législateur et notre volonté ; disposant ainsi notre sensibilité de telle sorte que nous sentions cette opposition comme insupportable, et que nous aspirions énergiquement à la délivrance.

Si, de plus, Dieu s’atteste à nous, par sa Parole, scellée du témoignage de son Esprit, comme nous offrant le bénéfice de l’acte rédempteur et comme décidé à répondre, par le don de sa grâce, à une demande de secours, il est psychologiquement impossible que la connaissance de notre impuissance, unie à la connaissant de la promesse divine saisie par la foi, ne nous jette pas à genoux et ne provoque pas cette prière qui est toujours exaucée.

Le sentiment de misère et la foi en la délivrance qui conditionnent et déterminent une telle prière impliquent que la Loi de Dieu est notre fin suprême, parce qu’il est la cause de notre être ; que la réalisation de notre fin est notre souverain bien ; que Dieu nous offre d’être notre père et notre sauveur ; qu’il provoque, comprend et exauce la prière du fidèle ; qu’il est donc personne, au sens le plus relevé du terme, ce qui implique la trinité des hypostases.

Mais loin de supposer, au point initial, une coopération de Dieu et de l’homme, la prière, comme la religion dont elle procède, implique le monergisme le plus rigoureux ; nous agissons, dans l’acte de foi, dans la prière qui jaillit de cette connaissance mystique ; mais nous n’agissons que parce que et tant que nous sommes agis, même en tant que causes formelles.

La prière, issue de la confiance du cœur en Dieu dont « une décision transcendantale » (Heim) a ordonné notre destinée, la prière disons-nous, comme celle du Christ en Gethsémané (Marc 14.36), est une supplication qui subordonnera toujours l’exaucement du désir de l’homme à la réalisation du décret immuable de la sagesse de Dieu.

Elle ne doit pas être la tentative d’agir magiquement sur Dieu, pour l’amener à modifier son décret.

En disant à Dieu : « Que ta volonté soit faite », nous renonçons, éventuellement, à notre propre volonté. « Nous y renonçons, dit magnifiquement Calvin, afin que Dieu renverse tous les projets que nous formons contrairement à sa volonté, et qu’il crée en nous un cœur et un esprit nouveaux, de telle sorte que nous ne voulions rien de nous-mêmes, mais que son esprit veuille en nous pour rendre notre volonté conforme à la sienney. »

yCalvin, Catéch. 39e dim.

La prière n’est pas destinée à faire connaître nos besoins à Dieu, nous apprend le Christ (Matthieu 6.8). Car, si elle s’adresse à une personne, c’est à une personne dont la science, comme la puissance, sont infinies. La prière est un honneur dû à Dieu. Mais c’est pour nous qu’elle est une nécessité afin de nous déterminer à vouloir et à agir non avec Dieu, mais sous l’impulsion de Dieu, qui nous affranchit de nous-mêmes et des puissances du mal. C’est en cela que consiste notre véritable liberté.

La prière ainsi comprise n’est logiquement intelligible que si elle s’insère dans une théologie non seulement théo-centrique, mais véritablement théiste ; une théologie qui ne confond pas Dieu et le monde, mais qui ne conçoit le monde que comme préordonné, créé, conservé, dirigé souverainement par Dieu. Cette théologie sera l’expression de l’intuition et de la connaissance que nous ne sommes pas des moments de Dieu, ni des êtres indépendants de Dieu, mais que, distincts de lui, nous n’existons que de lui, par lui et pour lui. Pour dépendre de quelque chose, il faut en être distinct. Sinon, c’est d’interdépendance qu’il faudrait parler, et l’instinct de la piété comme la révélation nous l’interdisent.

Une telle théologie appelle une certaine ontologie.

Sans doute, méthodologiquement, la philosophie et l’ontologie sont des disciplines libres. Mais il n’en est pas moins vrai que si nous voulons mettre de la cohérence dans notre pensée, il faudra nous résoudre à avoir l’ontologie de notre théologie.

Cette nécessité intellectuelle suppose la restauration des notions de substance, de temps et d’espace, dont la valeur religieuse consiste en ceci qu’elles nous permettent de former analogiquement les concepts de l’être de soi, (a se), d’éternité et d’immensité.

Nous sommes des substances finies, limitées dans notre être et dans notre action.

A la question en quoi est telle chose, nous répondons, suivant le cas, elle est en une autre chose ou elle est en elle-même. La croissance d’une plante qui croît est dans cette plante. C’est une modification, une détermination accidentelle de cette plante. Mais la plante est en elle-même. Elle n’est pas le mode d’un autre être. Elle est sa propre cause matérielle. C’est dans ce sens que nous disons qu’elle est par soi. Avoir en soi sa propre raison d’être, c’est être une substance.

Dans ce sens, nous avons conscience d’être des substances. La notion de substance n’exclut pas, d’ailleurs, la dépendance à l’égard d’une cause efficiente distincte d’elle-même. C’est le défaut de la définition de Spinoza que d’avoir négligé ce fait. Les substances finies sont bien par soi (per se), elles ne sont pas de soi (a se).

Ces substances sont limitées dans leur être.

Elles sont le siège de modifications accidentelles qui déterminent et qui constituent leur devenir. Elles ont un point d’origine qui marque le commencement, la limite première de leur être. D’autre part se produisent en elles des modes qui tantôt coïncident (simultanéité), tantôt s’excluent. Le mode que nous percevons comme exclu par l’autre constitue ce que nous appelons l’antérieur. Celui qui exclut est le postérieur (succession temporelle). Le mode apparaissant dans la conscience, au point où il supprime l’autre, constitue la limite essentiellement mobile du présent. Ces déterminations accidentelles peuvent se dénombrer sous le rapport de l’antériorité et de la postériorité. Ce dénombrement est le temps extrinsèque. Le mouvement métaphysique, constitué par le changement continuel des déterminations qui s’excluent, est la durée ou temps intrinsèque.

Nous sommes des substances limitées dans notre action. L’homme, substance composée, corps informé par un esprit, a une action dynamique et une action mécanique immédiates.

L’action dynamique immédiate est l’action exercée par l’esprit.

Or, la présence, c’est le champ d’action immédiat.

Le champ d’action physique immédiate d’un esprit borné, informant un corps, c’est cet organisme même. La mesure de cet organisme constitue ce que nous appelons l’espace intrinsèque.

L’intervalle négatif s’étendant entre les limites de plusieurs corps est l’espace extrinsèque réel.

Le caractère limité de la présence et de l’action mécanique des corps entre eux apparaît par le fait qu’ils ne peuvent agir immédiatement les uns sur les autres que par leurs parties : l’action et la présence des corps sont toujours essentiellement partielles.

Nous devons à la philosophie de Bergson d’avoir restauré l’affirmation de la réalité objective du temps. Cette philosophie pressent déjà ce qui manque aux théologiens néo-criticistes : la notion de relativité du temps qui triomphe, avec Einstein, dans la physique moderne.

Mais l’affirmation de l’objectivité du temps ne suffit pas à l’instinct religieux qui a besoin d’exprimer, en termes de réalité objective, le caractère limité et fragmentaire de la présence et de l’action de la créature, par opposition au caractère infini de la présence et de l’action du Créateur. C’est ce qui rend indispensable la restauration de l’objectivité de l’espace. L’étendue est d’ailleurs une donnée immédiate de la sensation. L’œil perçoit d’abord des taches, qu’il voit, préalablement à l’éducation qu’il recevra, sur un seul plan ; il ne voit jamais de points géométriques, qui n’ont pas d’ailleurs d’existence réelle.

Or, l’objectivité de l’espace une fois admise, les critiques de la philosophie de Bergson contre l’intelligence, dont le domaine serait l’irréel spatial, tombent d’un seul coup.

L’épistémologie de notre théisme sera donc celle du primat de l’intuition intellectuelle ; ce sera une épistémologie réaliste d’après laquelle, selon une parole de Henri Bois, en contradiction avec son propre idéalisme, les autres êtres seront dans les données de l’expérience, dans les modifications qui se produisent en nous, autant que nous y sommes nous-mêmesz.

z – H. Bois, La valeur de l’expérience religieuse, p. 53. C’est nous qui avons souligné clans cette citation.

Une connaissance de Dieu et des autres êtres qui ne serait pas l’intuition de leur intériorité à notre esprit, qui ne serait pas un acte transitif, ne serait qu’une ignorance de l’existence de Dieu et du monde.

Si nous admettons que nos jugements d’existence présente ne peuvent être que des conclusions de raisonnement, nous serons très vite acculés au solipsisme.

L’acte par lequel nous connaissons Dieu, dans l’expérience religieuse élémentaire, et celui par lequel nous connaissons les êtres sensibles sont analogues.

Pas plus dans un cas que dans l’autre, la vérité ne peut être confondue avec l’utilité pour l’action.

Pour un théiste, la vérité, sur tous les plans de la connaissance, n’est et ne peut être qu’une mise en accord de notre pensée avec la pensée de Dieu, qui se réfléchit dans notre esprit, quand les objets que nous percevons renvoient à celui-ci la lumière intelligible par laquelle l’acte créateur les fait apparaître sur le fond obscur de notre immense ignorance.

Nous étudierons, dans le prochain cahier, les objections qu’on peut faire contre la portée et la valeur de la connaissance religieuse, à mesure que celle-ci se précise et se spécifie confessionnellement.

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