Introduction à la dogmatique réformée

Remarques annexes

1. Canonique. Lalande, in Vocabulaire de philosophie, supplément, tome II, p. 989, donne de ce mot la définition suivante : « Terme employé par Adrien Naville (Nouvelle classification des Sciences, 1901), et par J.-J. Gourd (Philosophie de la Religion, p. 30), pour désigner, soit substantivement, les sciences « de règles », soit adjectivement ce que l’on entend d’ordinaire par normatif, d’une part, et par technologique, de l’autre. »

C’est dans le premier sens que nous employons l’adjectif canonique.

Après Wundt (Goblot, Traité de logique, p. 3), nous distinguons les disciplines normatives (canoniques) des disciplines spéculatives. Pour Wundt, la logique, l’esthétique et la morale sont des sciences normatives. Julius Kaftan et Hermann Bavinck, le premier luthérien, le second réformé, revendiquent le caractère de discipline normative (Normwissenschaft, Normatieve Wetenschap) pour la dogmatique, parce que cette discipline détermine ce que l’on doit croire, sur l’autorité de Dieu, au lieu de se borner à traduire en formules intellectuelles les expériences subjectives d’une individualité religieuse.

Goblot objecte à la distinction de Wundt que « toutes les sciences sont théoriques et spéculatives, car toutes ont pour fin immédiate d’établir des vérités certaines et d’en donner, s’il se peut, des raisons intelligibles ».

Mais il ne suffit pas qu’une science ait pour fin d’établir des vérités certaines et qu’elle invoque des raisons intelligibles pour qu’on soit en droit de la considérer comme une science spéculative.

Une science est canonique ou normative dès que, philosophie d’une autre science ou d’arts tant techniques qu’esthétiques, les vérités qu’elle établit à l’aide de raisons intelligibles serviront de règles pour déterminer l’orientation de ces disciplines et seront les principes des méthodes et procédés qui doivent être appliqués.

Dans ce sens la logique formelle, l’esthétique, l’introduction à la dogmatique réformée sont des disciplines canoniques.

Une science est canonique aussi dans le cas où elle énonce autoritativement, au nom de son ou de ses principes, des propositions qui devront servir de règles universelles et absolues à l’activité spirituelle.

C’est dans ce sens que la morale, qui pose les principes de la conduite, et que la dogmatique, qui dit ce qu’on doit croire, sont reconnues, la première par Goblot, la seconde par J. Kaftan et H. Bavinck, comme des sciences normatives (canoniques).

2. Voici la thèse de Charnocke : « Dieu, eu égard à son existence, n’est pas seulement l’objet de la découverte de la foi, mais il est aussi l’objet de la découverte de la raison… l’existence de Dieu est un article de notre foi et un article de notre raison. La foi, en fait, est proprement des choses qui sont au-dessus de la raison et qui dépendent purement de la Révélation. Ce qui peut être démontré par la lumière naturelle n’est pas aussi proprement objet de foi. »

Gêné par la parole de l’Ecriture, qu’il commente, « pour s’approcher de Dieu, il faut croire qu’il est, etc. », le théologien anglais est bien obligé de concéder que, eu égard à une certitude obtenue par le moyen de la Révélation, l’existence de Dieu est objet de foi. Ainsi, pour lui, cet objet de foi était, antérieurement, une certitude de raison. Voilà le dogme fondamental de la religion devenu une sorte d’article mixte et plutôt résultat d’une démonstration logique que d’une autorité, intérieure ou extérieure, s’imposant à l’intuition religieuse. Charnocke veut être orthodoxe. Mais il faut reconnaître qu’avec lui, nous sommes loin du point de vue de l’article IX de la confession de la Rochelle. Calvin, au contraire, considère que c’est la foi qui découvre Dieu, ou plutôt que c’est à la foi, douée d’une certitude sui generis, que Dieu se découvre. Pour lui, les raisonnements ne sont efficaces que quand ils suivent la foi et la délivrent des difficultés rationnelles. Seuls, ils ne peuvent aboutir qu’à produire des opinions sans certitude, ni consistance, ni durée. Le Dieu auquel ils peuvent conduire n’est jamais le vrai Dieu.

Mais écoutons Calvin parler : « De fait, il est impossible que le sentiment de religion se fût toujours entretenu entre tous peuples et nations, si les esprits des hommes n’eussent été saisis de cette persuasion que Dieu est le Créateur du monde. Il semble donc que cette connaissance, que l’apôtre enclôt en la foi, peut avoir lieu sans la foi. Je réponds, qu’il y a toujours eu quelque opinion entre toutes nations que le monde était créé de Dieu ; mais il n’y a eu nulle fermeté en cela. Car, aussitôt qu’ils ont imaginé quelque dieu, ils s’évanouissent incontinent en leurs pensées, en sorte qu’ils tâtent plutôt comme aveugles l’ombre de quelque dieu incertain, qu’ils ne retiennent le vrai Dieu. Davantage, vu que c’est seulement une opinion évanouissante qui voltige en leurs entendements, elle est bien loin d’une vraie intelligence. »

C’est que, pour le Réformateur, la révélation naturelle n’est susceptible d’être comprise que par un esprit transformé par la grâce de la foi. Sans doute. Dieu a-t-il écrit son nom dans le ciel avec des étoiles, mais encore faut-il des yeux pour voir et une intelligence pour comprendre. Raconter n’est pas déduire par syllogismes, c’est déposer un témoignage auquel l’auditeur accorde ou refuse créance : « Les esprits des hommes donc sont aveugles à cette lumière de nature, laquelle reluit en toutes créatures, jusqu’à ce qu’étant illuminés de l’esprit de Dieu par foi, ils commencent à entendre ce que, sans cela, ils ne comprendraient jamais. Par quoi l’apôtre attribue à bon droit une telle intelligence à la foi. »

Et qu’on veuille bien le remarquer, cette insuffisance du sujet qui reçoit la révélation naturelle n’est pas seulement le résultat d’une perversion de la volonté. Elle tient aussi à une faiblesse de l’intelligence : « Ayant un tel spectacle tout évident devant nos yeux, nous ne laissons pas d’être aveugles, non pas que la révélation soit obscure, mais parce que nous sommes aliénés de sens, et qu’en ceci non seulement la volonté, mais aussi le pouvoir nous défaut. » (CF. Stephen Charnocke, Discourses upon the existence and attributes of God, discourse I, et Calvin, Commentaires sur Hébreux 11.3, et sur 1 Corinthiens 1.21.)

3. Sortir de soi et s’élever au-dessus de soi. Calvin, parlant de la connaissance obtenue par la foi, dit : « Elle surmonte tellement tous sens humains, qu’il faut que l’esprit monte par-dessus soi, pour atteindre à icelle. (Adeo enim superior est ut mentent hominis se ipsam excedere et superare opporteat. » (Institution, 3.2.14.) Cette image, irréalisable pour l’imagination, est en quelque sorte nécessaire pour l’intelligence. Il s’agit de faire comprendre que, dans la connaissance de Dieu, l’acte de connaître a pour but d’entrer en une relation représentative avec l’Etre esprit pur et infini. C’est donc un acte à la réalisation de quoi les facultés et les organes propres à nous révéler les réalités matérielles définies ne peuvent suffire.

Emile Boutroux a parlé quelque part, usant d’une image analogue, de « dépasser sa nature ». Cette expression, pour juste qu’elle soit, appelle peut-être quelques réserves. Du point de vue calviniste, il ne saurait s’agir alors que de notre nature présente, détériorée par le péché. La foi fait partie de la nature humaine normale. C’est pourquoi nous préférons, à tout prendre, l’expression employée par Calvin.

Mais nous ne pouvons nous empêcher de protester contre l’attitude méprisante que G. Matisse affecte à l’égard du grand penseur que fut Emile Boutroux. Il parle de « manque de sérénité intellectuelle », de « dissolution générale de la pensée ». C’est parce que Boutroux parle « avec tranquillité de dépasser sa nature, de diriger son intelligence dans un sens différent de la nature mécanique des choses », qu’il est dans une attitude intellectuelle comparable à celui qui voudrait « qu’un projectile s’efforce de dépasser sa vitesse », etc., etc. (Les ruines de l’idée de Dieu, p. 20.) Mais l’auteur, lui, est comparable à l’homme de l’Evangile qui s’offre à enlever le fétu de paille de l’œil de son prochain, sans avoir conscience qu’il a une poutre dans le sien. Il emploie lui-même, à la page 6 de son opuscule, une expression semblable à celle qu’il reproche à Emile Boutroux. Il n’hésite pas, en effet, à exprimer la certitude que l’humanité « saura se surpasser elle-même ».

Ne serait-ce pas le cas de parler de « dissolution générale de la pensée » ?

4. Benjamin-B. Warfield, l’une des plus hautes autorités en tout ce qui touche la pensée calviniste, a souligné ce trait caractéristique de la tournure d’esprit calvinienne qu’on pourrait désigner sous le terme d’antipsychologisme en dogmatique. « Quand le calvinisme contemple la vie religieuse, il s’intéresse moins à la nature et aux relations psychologiques des émotions qui s’élèvent dans l’âme, — dont s’occupent, sans doute pas tout à fait inutilement, les adeptes de la science nouvelle de la pyschologie religieuse, — qu’à la source divine d’où ces émotions jaillissent, à l’objet divin qu’elles saisissent. » (Present day attitude to Calvinism, dans Calvin as a theologian and Calvinism to-day, Philadelphie, 1909, p. 38.)

5. Il sera peut-être intéressant de mettre en regard quelques paroles de Bacon de Verulam, sur l’introspection psychologique, avec la thèse bien connue de G. Remacle, dans Revue de méthaphysique et de morale : la valeur positive de la psychologie, 1894 ; et Recherches d’une méthode en psychologie, 1896-97. On sait que, pour G. Remacle, la psychologie introspective est illégitime comme science, parce que, au moment où le psychologue croit s’observer lui-même, il transforme en objets ses états de conscience originaux. Il ne peut les observer qu’en les spatialisant. Il n’y a donc pas d’introspection efficace. Aux phénomènes réels, celle-ci substitue nécessairement de pures apparences.

Bacon dit quelque chose de semblable : « Quand l’esprit humain s’applique à l’étude de la matière et de l’œuvre de Dieu sous nos yeux, il en tire une science réelle comme le monde lui-même ; mais quand il se tourne sur lui-même, il est comme l’araignée filant sa toile. Lui aussi n’enfante que de subtiles doctrines ; admirables par la délicatesse de leur travail, mais sans solidité et de nul usage. » (De augm. Scient, I. 31.)

6. Le passage suivant d’une lettre de Bèze, alors au Colloque de Poissy, à Calvin, fera sentir combien les « artifices » des « sophistes » (des représentants nomina-listes de la basse scolastique) causaient de préoccupations aux meilleurs théologiens calvinistes, mal préparés par les méthodes scientifiques de l’exégèse biblique à la solution des arguties captieuses de ces adversaires. Mais cette méthode scolastique avait un tel prestige aux yeux du public contemporain, qu’il fallait lui opposer des hommes rompus à la solution de ces sortes de jeux d’esprit. Pierre Martyr Vermigli était un de ces hommes-là.

« Si notre Martyr arrive à temps, c’est-à-dire s’il se hâte beaucoup, son arrivée nous soulagera extrêmement, car nous avons affaire à des sophistes vétérans, et quoique nous ayons confiance que la simple vérité de la Parole triomphera, cependant il n’est pas donné à tous de résoudre instantanément leurs sophismes et d’alléguer les passages des Pères. » (Lettre de Bèze à Calvin, 30 août 1561, dans le Bèze, de Baum, vol. II, appendice, p. 59. cité par Benjamin F. Paist junior, dans The Princeton theological review, juillet 1922, p. 423.)

7. E. Leroy s’est bien rendu compte du péril où le transformisme est mis par les travaux de biologistes contemporains comme Fleischmann, en Allemagne, et Vialleton, en France. Dans le curieux morceau qui suit, l’éminent disciple de Bergson essaye de dégager le système de la solidarité compromettante qui le lie à la théorie de la descendance animale de l’homme. Il réduit le transformisme à s’abjurer lui-même, tout en reprenant les concessions qu’il fait et en affirmant finalement qu’il maintient, en fait, la solidarité un moment répudiée. Nous soulignons, dans le texte, les passages qui indiquent ce double mouvement d’une pensée qui s’abandonne et se reprend tour à tour.

« … La doctrine transformiste, quand on la réduit à l’essentiel, occupe une position véritablement inexpugnable. Mais il faut bien voir ce qui en constitue l’authentique sens. Qu’il y ait ou non continuité à l’origine des espèces… peu importe en un sens : ce qui importe, c’est que nulle forme vivante ne demeure suspendue en l’air. » (Nous avouons ne pas très bien saisir le sens de cette métaphore.) « Sachons élargir nos vues. Ce qui fait le transformiste, au fond, ce n’est pas de professer telle ou telle théorie de mécanisme ou de vitalisme évolutif, ni d’admettre que la source de la vie soit une plutôt que multiple ; ce n’est pas même, à la rigueur, de croire que les vivants descendent les uns des autres par génération proprement dite. » (Voilà ce que nous appelons l’abjuration du transformisme par lui-même. Mais poursuivons.) « Non, l’essence du transformisme (Lamarck et Darwin l’ont traduite peut-être en termes trop simples et trop chargés d’hypothèses parasites, quand ils l’ont traduite en termes de descendance, d’adaptation et d’hérédité), cette essence consiste seulement à reconnaître l’existence d’un lien physique entre les vivants, à tenir pour vraie l’idée que les vivants sont fonction les uns des autres (quelle que soit d’ailleurs la nature exacte, la modalité de cette connexion). » Alors nous sommes tous transformistes, y compris les fixistes les plus résolus, car ils croient tous qu’il y a une certaine connexion entre la vie des plantes et les animaux auxquels elles fournissent une part importante de l’oxygène qu’ils respirent. « … Qu’ils se tiennent, et que cette solidarité détermine la structure de chacun, ainsi que l’ordre historique de leurs apparitions successives. Or, tout cela subsiste à titre de fait indéniable, que l’on peut exprimer de diverses manières… » (De la manière fixiste sans doute ?) « Que cependant on ne saurait abolir. Je n’ai pas besoin de supposer autre chose. Mais il m’est permis d’ajouter que dans une perspective de ce genre, la relation de descendance, de parenté proprement dire est la seule, jusqu’à nouvel ordre, à laquelle on puisse penser entre les vivants avec précision positive. D’où la conclusion que j’ai déjà dite sur la vérité foncière du transformisme. » (E. Leroy, L’exigence idéaliste et le fait de l’évolution. Le principe du transformisme, dans Revue des cours et conférences, première série, n° 6, 26 février 1927.)

8. Durkheim semble parfois admettre l’innéité de l’intelligence individuelle à elle-même. Elle serait à l’égard des concepts fournis par la conscience collective, dans le même rapport « que le νοῦς de Platon en face du monde des idées ». (Formes élémentaires, p. 622.) Ce serait alors le contenu de la connaissance et la forme accidentelle de celle-ci, plutôt que sa forme essentielle, qui seraient dus à l’action de la conscience collective. Car, ne l’oublions pas, déjà « il y a de l’impersonnel en nous » (impersonnel universel), « parce qu’il y a du social en nous ». (Ibid. p. 636.) Mais alors, la doctrine de notre sociologue paraît se borner à l’affirmation de l’existence d’idées innées latentes, jointes à la présence d’une aptitude, d’une faculté virtuelle à penser universellement par concepts. C’est ce qui paraît ressortir clairement du passage suivant : « Dire que les concepts expriment la manière dont la société se représente les choses, c’est dire aussi que la pensée conceptuelle est contemporaine de l’humanité. Nous nous refusons donc à y voir le produit d’une culture plus ou moins tardive. Un homme qui ne penserait pas par concepts ne serait pas un homme ; car ce ne serait pas un être social. Réduit au seul percept individuel, il serait indistinct de l’animal. » (Ibid, p. 626.)

Mais ici, Durkheim ne fait que rejoindre la scolastique médiévale et la scolastique calviniste. L’esprit, pour celles-ci, est une table rase. Il n’y a pas, par exemple, sans l’expérience, les idées de partie et de tout. Mais une fois que l’esprit les a acquises, il voit immédiatement, en vertu de son aptitude innée, que le tout est plus grand que la partie. (H. Bavinck, Geref. dogm. I, p. 228.) Le petit garçon qui offre à sa sœur le joli petit morceau de gâteau, pour garder le vilain gros, sait bien cela sans que personne le lui apprenne, car son intelligence obéit à des lois innées. Voici un passage de saint Bonaventure qui nous paraît exprimer clairement la chose : « Lumen illud sufficit ad illa cognoscenda (principia) post receptionem specierum sine aliqua persuasione superaddita propter sut evidentiam… Naturale enim habeo lumen quod sufficit ad cognoscendum quod parentes sunt honorandi, et quod proximi non sunt lædendi, non tamen habeo naturaliter mihi impressam speciem patris vel speciem proximi » (Bonaventura, Sent., II, dist. 10, art. 1, qu. 1 ; dist. 23, art. 2, qu. 3 ; dist. 39, art. 1. qu. 2.)

La principale différence que nous constatons entre Durkheim et la scolastique consiste en ce que cette dernière, qui ne méconnaît nullement l’importance essentielle de l’action sociale, insiste davantage sur ce que l’esprit individuel doit à la connaissance qu’il a, très tôt, d’un certain ordre naturel, d’une certaine contrainte des choses.

Mais sur ce point, et précisément à cause de cela, les scolastiques nous paraissent l’emporter décidément sur Durkheim : « Quoi de plus arbitraire, d’ailleurs, dit avec raison Parodi, que de faire naître les idées religieuses ou métaphysiques des seuls contacts de l’individu avec son milieu social, de ses rapports avec les forces collectives seules et non pas, tout autant, de son contact avec le milieu physique et terrestre, avec la nature entière, et de l’expérience qu’il acquiert des forces cosmiques en général ? » (Philos, contemp. en France, p. 155, note 1.)

9. Au témoignage des deux Woltger, peut-être suspect, parce qu’ils sont calvinistes, joignons celui d’un autre savant, athée celui-là, ou tout au moins résolument agnostique, G. Romanes : « Nous sommes ainsi, pour ainsi dire, poussés vers la théorie théiste comme fournissant la seule explication nommable de cet ordre universel. C’est-à-dire que nous ne pouvons échapper par aucun artifice logique à la conclusion que, pour autant que nous en pouvons juger, l’ordre universel doit être regardé comme dû à un principe intégrant, et que celui-ci, pour autant que nous en pouvons juger, est très probablement de la nature de l’Esprit. Du moins il faut reconnaître que nous ne pouvons le concevoir sous aucun autre aspect… Dans mon opinion, on ne peut ni concevoir ni nommer d’explication de l’ordre naturel autre que celle de l’Intelligence comme la cause suprême directrice… » (George John Romanes, Thoughts on religion, London, 1902, p. 71 ss.) Pour lui, la seule force d’une habitude incessante nous empêche de prendre conscience du caractère intellectuellement insurmontable du fait que la science ne peut exister que basée sur ce fait que la nature est un cosmos (p. 87).

Le témoignage de ce savant est d’autant plus remarquable, qu’à cette époque de sa vie il refusait de conclure fermement à l’existence de cet Esprit, sous prétexte que les cruautés de la nature prouvaient qu’il devrait être entièrement étranger à l’ordre moral. On sait qu’il n’a pu se maintenir longtemps dans cette position intellectuellement intenable, et qu’il est mort dans la communion de l’Eglise Anglicane, en confessant sa foi au Dieu créateur des Ecritures.

D’ailleurs, l’empreinte du sceau mis par l’Intelligence sur la nature est à ce point évidente que Kant a construit son système sur la supposition que l’ordre des phénomènes est la création de l’esprit humain qui les insère dans les formes de sa sensibilité.

L’explication kantienne est ruinée : les débris en ont été emportés par la débâcle de l’idéalisme. Mais le fait qu’il s’agissait d’expliquer demeure : le cosmos est évidemment, pour l’intuition de l’esprit, la facture de l’Intelligence, l’expression d’une pensée originaire et ordonnatrice.

10. Sur l’infinité de l’essence divine dans Calvin. — Nous trouvons, sur ce sujet, deux textes essentiels dans les Prælectiones in Jeremiam, Jérémie 51.18 ; 23.24.

Le premier texte montre l’importance religieuse que Calvin attribuait à la notion de l’omniprésence essentielle de Dieu dans le monde, notion qu’il tire de celle de l’infinité de l’essence divine, dans le second de ces textes.

La notion de la présence réplétive et infinie de Dieu est capitale, parce qu’elle est essentielle à l’obtention d’une véritable connaissance de Dieu : « Nam hæc est vera Dei cognitio, dum illum existimamus solum esse » (infinité de l’essence), « dum tribuimus illi immensam essentiam, quæ cælum et terram impleat » (immensité ou omniprésence essentielle), « cum agnoscimus esse spiritualis naturæ : cum scimus illum denique esse solum, proprie loquendo, cælum et terram et quidquid in ipsis continetur, subsistere in ejus virtute. »

Le second texte nous montre : a) Que l’infinité de la présence essentielle est impliquée dans la notion de l’essence infinie ; b) que cette omniprésence essentielle n’est pas explicitement enseignée par l’Ecriture ; c) que, comme matière à discussions subtiles, elle ne serait qu’une vaine spéculation ; d) que ce qui doit être mis au premier plan, c’est l’infinité de la providence et de la science divine : « Hoc etiam non debet subtiliter exponi de immensa Dei essentia. Verum quidem est extendi essentiam Dei per cælum et terram, ut est infinita. Sed scriptura non vult nos pascere frivolis illis et infructuosis cogitationibus : tantum docet quod prodesse nobis possit ad pietatem. Ergo quod hic prononcial Deus se implere cælum et terram rejerri debet ad providentiam ejus et potentiam… » (Dans son commentaire sur Psaumes 139.7 : « Ça a été faire violence à ce passage que l’alléguer pour prouver l’essence infinie de Dieu. »)

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